Transmission et deuil de l’analyste : anti-nécrologie de Gérard Pommier (1941-2023)
Simone de Beauvoir disait qu’elle avait eu une belle vie car elle avait réalisé presque tous ses désirs d’enfant. Pour ce qui me concerne, je n’ai accompli aucun de mes désirs d’enfant. Ai-je à mes propres yeux une vie laide ? Non.
Si je n’ai pas l’impression d’avoir raté ma vie, je le dois, il me semble, à ma rencontre avec Gérard Pommier, qui a été mon analyste pendant de longues années. Au cours de cette analyse, j’ai découvert que ces désirs étaient inconsciemment construits pour rester insatisfaits – et j’ai appris à en inventer d’autres, dont celui de devenir moi-même analyste. Une vie psychanalytique est peut-être une vie dont la beauté se confond avec le deuil de ses désirs d’enfants : Gérard Pommier m’a rendue à la beauté de ma vie.
Gérard Pommier est mort le 1er août 2023. Pour moi, comme pour beaucoup d’autres personnes du monde psychanalytique, c’est une perte inestimable. Ses écrits et ses enseignements ont été très influents dans notre milieu. Il fut sans doute un des psychanalystes les plus lus de sa génération, peut-être le plus traduit. Il est l’un des premiers à avoir rompu avec le langage mimétique du milieu lacanien, pour renouer avec une langue certes pleine de mystères, mais de mystères qui ne sont pas différents de ceux des contes, des légendes, des mythes et des terreurs d’enfance – une langue qui n’avait pas peur de la poésie – une langue qui n’a pas besoin du non-sens pour faire mystère, mais qui est mystérieuse par son sens même. Il a contribué à faire naître des nombreux espaces institutionnels, au sein desquels beaucoup d’entre nous ont acquis la culture théorique dont on a besoin pour être analyste, créer ces liens de travail et d’amitié qui font une communauté, et appris en somme ce qu’on pouvait de ce métier.
Mais un ou une psychanalyste n’est pas seulement un.e écrivain.e, un chercheur ou une enseignante dont l’apport et la valeur de transmission pourraient être saisies par les livres qui restent ou les propos qu’on conserve. L’être psychanalyste se réalise dans l’acte psychanalytique, et donc dans le secret des cures, toujours entre deux personnes liées par un pacte de parole qui leur est absolument propre. Dès lors, pour rendre compte de l’originalité d’un ou d’une psychanalyste, de son importance pour cette pratique qu’est la psychanalyse, on ne peut mieux faire que de parler du point de vue de son expérience d’analysant.e. Ce qu’a été Gérard Pommier pour l’histoire, ce qu’il a voulu être du moment même où il s’est voulu analyste, se confond avec ce qu’il a fait comme analyste auprès de ses analysant.es et particulièrement auprès de celles et ceux qui sont devenues analystes et ont donc prolongé dans leur pratique quelque chose qu’ils ou elles avaient appris avec lui. Voilà pourquoi je voudrais ici proposer un témoignage sur mon expérience d’analysante, témoignage réalisé a posteriori bien sûr par une personne qui a appris de cette analyse l’essentiel de ce qu’elle a besoin de savoir pour être soi-même analyste. Que l’apprentissage de mon métier se confonde avec l’apprentissage de la joie même de vivre, voilà qui dit déjà quelque chose du privilège de cette profession, par ailleurs plutôt mal vue…
Ce témoignage ne sera pas seulement un hommage ; ce sera aussi une réflexion sur le régime particulier du deuil que nous rencontrons, nous, psychanalystes, lorsque notre analyste meurt. Il y sera donc question du deuil de l’analyste, que Lacan mettait au cœur de sa réflexion sur la fin de la cure[1], mais au double sens, génitif objectif et subjectif : deuil qu’on fait de son analyste qui est mort, et deuil qu’on fait en tant qu’analyste. Deuil particulier quand c’est celui d’un analyste avec qui on a fini son analyse, car c’est en somme un second deuil, un deuil ultime. J’espère que dans le creux de cette réflexion apparaîtra le visage de Gérard Pommier, dans son irremplaçable particularité, comme un portrait ou un croquis, adressé aussi bien aux personnes qui l’ont connu qu’à celles, bien plus nombreuses, qui ne l’ont pas connu et à qui je voudrais adresser ces quelques lignes.
Du deuil au désir : une analyse avec Gérard Pommier
J’ai immédiatement aimé Gérard Pommier. Cela, bien sûr, n’a rien de surprenant : la psychanalyse est à beaucoup d’égards une thérapie par l’amour (et peut-être aussi une thérapie de l’amour). Mais le phénomène n’en est pas moins extraordinaire d’être aussi ordinaire. Sans cet amour, je ne serais pas psychanalyste, je n’aurais pas écrit, et je ne serais pas capable d’aimer.
Sans Gérard Pommier, je n’aurais pas compris la nécessité pour la psychanalyse de se renouveler, de se réinventer, toujours avec les autres. Sans lui, je n’aurais pas compris l’importance de l’engagement politique, ni le danger de se renfermer dans la doxa théorique dominante. Sans lui, je n’aurais pas compris l’intérêt de la cause féministe : Gérard Pommier a dénoncé, dans un emportement fébrile, les habitudes machistes à l’intérieur de notre discipline et la nécessité de changer ces mauvaises pratiques. Mais surtout, Gérard Pommier m’a appris que le seul désir qui compte est le désir qui devient un acte. Il l’a montré tout sa vie avec son désir d’analyste, désir qu’il m’a transmis avec l’exemple d’un engagement sincère et radical dans la psychanalyse. Gérard Pommier ne souhaitait pas être analyste : il l’était. Et dans la rencontre de ce désir décidé, j’ai pu décider le(s) mien(s).
Mais ce n’est pas par l’identification que passe le désir, et en particulier le désir d’analyste : il se construit dans la cure, il arrive d’abord comme une surprise et il devient après une nécessité. Dans « Constructions dans l’analyse », Freud fait une analogie entre l’archéologie et le travail analytique : l’analyste ajoute les pièces manquant à l’histoire de son analysant.e, comme l’archéologue reconstruit les objets de l’antiquité à partir de l’assemblement des restes ; mais comme l’objet antique ne sera jamais entièrement reconstitué, de même les trous du récit ne seront jamais totalement comblés[2]. Le but, dans une cure, n’est pas d’établir quelque chose de définitif, de fixe, d’irrévocable, mais de construire une nouvelle vision de sa propre histoire et de celle du monde, pour pouvoir l’habiter d’une manière plus inventive et satisfaisante.
Si je devais extraire le fil conducteur, dégager l’axe central de mon analyse avec Gérard Pommier, je dirais que le rapport entre perte et désir a marqué notre rencontre. La cure a été pour moi un long travail de deuil : deuil des rêves imaginaires, deuil de l’idéal, du phallus[3] et des objets œdipiens (les parents et leurs substituts) d’abord, puis deuil des personnes chères, que j’ai perdues au fil des ans. Si, du point de vue de l’inconscient, la réalité psychique ne se distingue pas de la réalité effective, l’analysant.e traverse aussi des séparations effectives, des abandons et des morts réelles. Nulle part peut-être plus clairement, et plus cruellement, que dans la mort, le problème de la relation entre réalité psychique et réalité ordinaire ne se pose.
Chaque cure n’est qu’une histoire de deuils, de retrouvailles, et d’inventions d’objets, objets réels ou imaginaires, personnes, choses, abstractions… Chaque cure opère sur la relation mystérieuse entre l’objet perdu (fantasmatique ou réel) et les nouvelles modalités d’investissement des objets. Il est impossible de séparer la question de la perte de celle du désir, car si leur relation est complexe, elle n’est pas pourtant toujours logique.
Aujourd’hui que Gérard Pommier n’est plus là, mon désir d’analyste persiste. Et mon désir d’analyste porte toujours la trace de sa présence. Ce désir s’est formé, avec lui, à partir de pertes et d’inventions, de deuils et de nouveaux investissements, car comme disait Freud, les objets du désir sont toujours instables, mutants, contingents.
Si Freud a dit à plusieurs reprises que l’inconscient ne connait pas la mort[4], il a insisté aussi sur la difficulté à investir les objets du monde, lorsque le sujet perd un être cher[5]. J’ai moi-même vécu cet état lorsque j’ai perdu mon père et ma mère, mais, grâce au travail de deuil que j’ai pu réaliser au cours de la cure, j’ai toujours réussi à ne pas perdre le désir qui me rattache à la vie, ce que Lacan appelle « le Trieb le plus fondamental[6] », celui qui permet d’investir les objets du monde et d’accomplir des actes, comme travailler, écrire, et aimer. Mais que se passe-t-il lorsque l’objet perdu est l’analyste lui-même ? Non lorsqu’on détrône l’analyste de sa position idéale, ou de sa fonction de grand Autre sauveur et suppléant, ni lorsqu’on décide (consciemment et inconsciemment) de l’abandonner car l’analyse est terminée, mais lorsque l’analyste meurt ? Comment penser le travail de deuil, comment pouvoir le réaliser sans celui qui, jusque-là, l’avait rendu possible ? Ce texte témoigne aussi de cette question encore ouverte, et sans doute contribue à l’explorer. En lui se mêlent deuil et désir, mort de l’objet et immortalité du désir.
Non-nécrologie
Ceci n’est pas une nécrologie. Une nécrologie devrait rappeler que Gérard Pommier, né à Marseille le 17 août 1941 et mort à Paris le 1er août 2023, était psychanalyste, psychiatre et professeur d’université. Elle donnerait des indications sur sa formation, son parcours, ses thèses principales, ses réalisations institutionnelles les plus notables, bref tout ce qui de lui fait histoire au-delà de son existence quotidienne. Elle devrait, pour mettre en relief l’importance de sa pratique et de son œuvre dans l’histoire de la psychanalyse (en particulier en France), la restituer dans son contexte, retracer ses moments fondateurs, la comparer avec d’autres trajectoires, parler des alliances et des ruptures, dégager les problèmes profonds sous-jacents à cette histoire plus ou moins agitée en surface, dire ses apports au champ théorique, au champ clinique, au champ institutionnel et politique. Pour cela, il aurait fallu un.e historien.ne de la psychanalyse professionnel.le – ce que je ne suis pas. Malheureusement celles et ceux qui occupent cette fonction aujourd’hui en France, ne feront, selon toute probabilité, rien de cela.
Les querelles qui ont agité le monde psychanalytique lors des dernières décennies se prolongent à l’infini. La mort n’arrête pas le ressentiment des un.es envers les autres. Même les défunts ne sont pas quittes : ils doivent expier les fautes des vivants. Alors, pour ne pas parler de sa mort, on fait comme si Gérard Pommier n’avait jamais existé – on fait du non arrivé, dirait Freud[7]. Décès de Gérard Pommier ? Non-événement. Ce n’est pas l’indifférence ordinaire : « À propos, tu as vu que Pommier était mort ? – Ah, tiens. Ça devait arriver. Tu me passes le sel ?[8] » C’est une indifférence passionnée, un silence aux joues pleines, pleines de l’air de ces paroles qu’on ne veut pas lâcher, c’est un regard qui fuit et un embarras qui se dérobe.
La non-nécrologie de Gérard Pommier dit quelque chose de l’histoire de la psychanalyse et de son état présent. Ce silence parle encore. On aura beau faire : le nom de Pommier appartient désormais à l’histoire de la psychanalyse. Non seulement il a formé un grand nombre de psychanalystes, dont moi-même, mais il a laissé une œuvre importante, traduite en plusieurs langues, et qui assure la transmission de la psychanalyse post-lacanienne pour les générations futures.
Certes, Gérard Pommier n’était pas un psychanalyste commode. Il ne s’affiliait pas facilement aux chapelles qui règnent encore aujourd’hui dans le monde de la psychanalyse. Il ne jouissait pas du (petit) pouvoir que donnent les alignements sans risque. Il n’écrivait pas des bouquins pour jouer au fils diligent de papa Lacan. Et surtout, il ne faisait jamais le maître-psychanalyste, et encore moins le maître-psychiatre : plutôt que jouer la carte de l’autorité que son statut de psychiatre patenté et de psychanalyste reconnu lui donnait, il préférait casser la baraque dans les lieux où le « discours du maître[9] » s’était instauré, qu’il s’agisse de lieux psychanalytiques ou autres[10].
Depuis son exclusion, dans les années 1980, de la plus grande association psychanalytique lacanienne, l’École de la Cause Freudienne, jusqu’aux récents scandales qui ont éclaté au département de psychologie à Paris-VII[11], Gérard Pommier a montré qu’un.e psychanalyste n’est pas tenu.e de limiter son action à son cabinet. Mais ses engagements politiques n’ont jamais entravé son activité de psychanalyste et d’écrivain. Je me souviens qu’une fois pendant mon analyse, face à une plainte de ma part quant aux engagements trop nombreux que j’avais pris et que je ne réussissais pas à tenir, il m’avait dit : « Ne vous inquiétez pas : le temps est extensible. » Gérard Pommier était lui-même la preuve que sa maxime valait au moins pour une personne ! Étrange conviction en la puissance du désir : même le temps doit s’incliner devant elle.
Mais ceci n’est pas une nécrologie. Aussi aimerais-je retenir de ce trait ce qui en est passé dans ma propre analyse. Je ne sais pas si mon éloignement à l’égard des écoles et des lieux institutionnels de la psychanalyse, mon dégoût à l’égard de toute position de pouvoir, et surtout mon engagement dans une psychanalyse attentive aux expériences psychotiques et aux interpellations venues des groupes minoritaires contemporains, est le fruit de mon identification à Gérard Pommier, ou bien un trait propre de mon désir que mon analyse m’aurait aidée à affermir. Peut-être est-ce mon désir toujours-déjà orienté politiquement qui m’a conduit vers Gérard Pommier. Mais peu importe. Freud, contre toute approche idéale du transfert, a montré que l’identification et l’amour pouvaient facilement se superposer[12]. Or, la clarification de son propre désir, qu’une analyse permet, se fait précisément au moyen et dans l’élément de l’amour.
Du moment que tout désir est désir de l’Autre, comme l’enseigne Lacan[13], il est difficile de savoir d’où vient et comment se construit l’objet du désir, objet qui est, pour Freud, contingent. Il en va de même dans la relation entre analyste et analysante, d’autant plus lorsque cette dernière veut elle-même devenir analyste. Cette capacité à renoncer à s’approprier son désir, à le commensurer à sa personne sociale, cette énergie qui permet d’en soutenir l’équivoque, de « moi » ou de « l’Autre », est un des effets les plus appréciables qu’on puisse attendre de la cure.
Gérard Pommier, analyste post-lacanien
Gérard Pommier était un élève de Lacan, il a été son analysant. Mais il était un lacanien un peu à part, au point que certain.e.s de ses collègues ne le considèreraient plus comme un disciple du maître. Si la majorité des psychanalystes de sa génération se sont concentré.e.s surtout sur l’exégèse du texte et la transmission de sa pensée de la manière la plus pure et la plus fidèle, souvent de manière admirable – je pense par exemple aux textes de Colette Soler, sûrement une des meilleures commentatrices de Lacan -, Gérard Pommier, sans récuser l’enseignement de Lacan (la création en 1996 de sa revue, sous le titre La Clinique Lacanienne, montre bien qu’il n’a jamais renoncé à cette référence), a préféré utiliser un langage moins jargonnant et plus personnel pour interroger la psychanalyse, une psychanalyse ancrée sur la clinique[14], la sexualité[15], la culture (la poésie, la philosophie…)[16], les questions contemporaines, comme l’évolution des mouvements d’extrême-gauche, la militance politique et le féminisme[17].
Gérard Pommier avait compris le poids de l’héritage de Lacan pour la psychanalyse à venir, la difficulté à sortir de l’envoûtement de son langage, fait de slogans, jeux de mots, néologismes, et paradoxes, adossé à une culture sans pareille et une compréhension des textes savants les plus subtils de son temps, de la linguistique aux mathématiques en passant par l’anthropologie et la philosophie. Il avait compris que la psychanalyse finirait dans une impasse si elle continuait à jouir de sa complexité vertigineuse, incommunicable aux non adeptes, autoérotique, au prétexte d’avoir, dans ce langage magistral, un monde complet et autosuffisant.
Comment donc recommencer la psychanalyse – après Lacan ? Comment faire pour ne pas s’arrêter à la périphrase, à la répétition du slogan, au simple commentaire linéaire ? Comment extraire tous les bénéfices de l’enseignement de Lacan, aller jusqu’au but de son enseignement et de sa transmission, tout en se montrant capables de prendre une autre route ? Comment, en somme, devenir post-lacanien ? Car on peut distinguer le néo-lacanisme, qui consiste en une réactivation littérale du message du Maître, et le post-lacanisme, qui consiste en une invention originale à partir de l’événement-Lacan, invention qui permet de redécouvrir comme à neuf la psychanalyse.
Je crois qu’on peut répondre à cette question en disant ceci : Gérard Pommier a su faire advenir un post-lacanisme authentique, en abandonnant l’obsession pour les formules mathématiques, la logique, la topologie, le non-sens, sans renoncer cependant à l’équivoque. Car s’il y a inconscient, c’est qu’on en dit plus que ce qu’on dit : lapsus, mots d’esprit, bévues, symptômes, rêves, etc. Au fond Lacan aura fait de cette résistance du signe sur le sens le point de départ obligé de toute reprise de la question de l’inconscient à une époque marquée par les propositions structuralistes. Cela le conduisit à mettre l’accent sur le non-sens, le signifiant, la lettre, pour court-circuiter ce qui, dans la parole des patient.es, peut paraître du bla-bla (du bla-bla bien souvent téléguidé par ce que les patient.es croient savoir de la psychanalyse : « mon problème avec mon papa, ma maman », etc.).
Dans un moment où la clinique lacanienne « imposait » aux psychanalystes de raccourcir les séances, d’oublier les interprétations, dans une sorte de peur panique à l’égard de tout ce qui, dans le dire de l’analyste et de l’analysant.e, pouvait faire sens, dans une sorte de minimalisme psychanalytique de matrice moderniste, ou d’inspiration conceptuelle (au sens de l’art conceptuel), Pommier a semblé jeter d’un geste impatient toute cette liturgie, pour revenir aux grandes interprétations, souvent œdipiennes, qui avaient fatigué jusqu’aux psychanalystes eux-mêmes : « C’est votre papa, c’est votre maman. » Il a montré que ces interprétations certes font sens, bien sûr, mais ne fixent pas forcément la signification, ou du moins, permettent de continuer à fouiller le désir, fût-ce en ramant dans le sens, jusqu’à ce que le symptôme, dont le ou la patient.e se plaint, arrive à s’estomper ou à changer du registre.
L’interprétation qui fait sens (dans le deuil) : un exemple clinique
Je voudrais ici prendre un exemple, qui montre de surcroît que le sens et le deuil ont partie liée, aspect clinique qui avait été aussi souligné par Lacan dans le dernier chapitre de son séminaire sur Le Transfert, « L’analyste et son deuil »[18].
Mon analyse avec Gérard Pommier était terminée depuis plusieurs années. En 2021, cependant, je décidai de reprendre ce qu’on appelle une « tranche », avec lui forcément (avec qui d’autre ?), à la suite du décès de ma mère, survenu l’année précédente. Sa mort avait redéclenché mon symptôme boulimique, j’avais un grand mal à écrire, sans compter le désir de mourir qui se manifestait importunément par des impulsions soudaines de me jeter sous une voiture quand je conduisais mon vélo dans Paris (ville qui ne manque pas de donner de nombreuses occasions à de tels fantasmes). Mais ce qui me préoccupait le plus était moins la mort sous les pneus que la prise de poids : cinq kilos, s’il vous plaît ! Voilà qui m’était insupportable et qui me rendait infiniment malheureuse.
Je me souviens que, lors de mes premières séances, j’insistais beaucoup sur la culpabilité que je ressentais pour ne pas avoir assisté ma mère comme il aurait fallu, les jours qui précédèrent son départ, alors que nos rapports étaient presque parfaits depuis de nombreuses années. Comment avais-je pu l’abandonner ? Comment avais-je pu partir en vacances avec mon ami alors qu’elle n’allait pas bien ? Pourquoi avais-je attendu encore quinze jours avant d’aller la voir à Bologne, alors qu’elle se plaignait tous les jours et exprimait une grande envie de me voir ? Moi qui lui devais tout, à qui elle avait tout donné, alors qu’elle n’avait plus que moi, et qu’elle m’aimait depuis toujours plus que tout au monde… Comment, après tous ces années d’analyse, avais-je pu être si égoïste, si ingrate à son égard ? Et une fois à la maison, hop, je continuais à dévorer tout ce que je trouvais dans le frigidaire. De semaine en semaine, les kilos s’accumulaient sur la balance, en même temps que le désespoir dans mon cœur.
J’étais perdue, mon corps se déformait et mes textes n’augmentaient pas d’une ligne… Je continuais la ritournelle en séance, jusqu’à ce que Pommier ose une interprétation : « Il faudrait assouplir cette rivalité avec votre mère. » Quoi ? Qu’avait-il dit ? Pommier était donc complètement à côté de la plaque ? Il me semblait n’avoir rien compris : cela faisait des années que ma mère et moi cheminions de parfait accord ; elle n’avait jamais témoigné à mon endroit de la moindre rivalité ; si elle avait pu montrer un peu d’inquiétude parfois dans le passé, il y avait longtemps qu’elle était très fière de mon parcours, elle avait beaucoup d’estime pour moi ; et moi, de mon côté, j’avais accepté depuis des années (grâce à l’analyse) que je n’aurai jamais un homme aussi parfait que mon père, c’est-à-dire un homme totalement épris de moi comme lui l’avait été de ma mère, comme on ne pouvait que l’être évidemment… Bref, il n’y avait entre ma mère et moi aucune rivalité. Seul un vieux psychanalyste obsédé par l’Œdipe pouvait faire une pareille interprétation. Comment allait-il m’aider, ce vieux Pommier, avec ses interprétations œdipiennes d’un autre âge, plaquées à l’aveugle sur ses patient.es ? Je ne lui ai rien dit, bien sûr, de mes indignations : je l’aimais trop pour cela. Mais il était évident que je ne prenais pas du tout au sérieux – consciemment – son interprétation.
Et pourtant, l’amour de transfert agissant, l’inconscient fit son chemin… Après quelques séances, je commence à prendre en considération au moins hypothétiquement son interprétation, autrement dit à la laisser faire sens… J’y pense, je réfléchis, je m’en souviens de temps à autre. Je me rends compte que, de fait, depuis que j’étais enfant, la lutte avec ma mère se réalisait à travers la nourriture. Manger/ne-pas-manger était notre point de désaccord : elle voulait que je mange et je me rebellais contre son désir et je ne mangeais pas ; elle voulait que je sois belle et je mangeais pour abîmer mon corps et grossir, dans un cercle vicieux sans fin. Se pouvait-il que ce que Pommier appelait notre « rivalité » se fût exprimée, dans le passé, par un combat à mort entre lasagne, tortellini, polenta, pizza et gâteau de ricotta d’un côté, versus pommes, tomates, concombre et yaourt de l’autre (évidemment, en renversant les côtés selon les moments). Mes crises de boulimie et mes jeûnes après sa disparition laissaient penser que ce combat avait refait surface. Dans quel but ? Dans le but de redonner vie à ma mère, dans mon refus – inconscient – de faire son deuil. Rivalité donc ? Pourquoi pas, finalement…
Peu de temps après l’interprétation de Pommier, j’ai pris rendez-vous avec mon nutritionniste, qui a structuré mon alimentation, et je me suis remise à écrire, de façon sûrement excessive, compulsive, « boulimique », si j’ose dire. Comme par hasard, j’ai commencé à écrire sur le concept de sororité en psychanalyse, question qui m’a permis de revenir sur le rapport entre mère et fille, traité sous un nouveau jour[19]. Et bien sûr, j’ai vite perdu les cinq kilos de trop.
L’interprétation de Pommier avait eu son effet. Le symptôme avait bougé, il s’était transformé, le deuil avait été entamé, en même temps que le désir avait trouvé un nouvel objet. Le combat avec ma mère n’avait donc pas vraiment cessé, mais il s’était déplacé en un lieu où il ne m’empêchait pas d’investir de nouveaux objets : non plus des aliments, mais des phrases… Le deuil ne consiste pas à renvoyer l’objet d’amour au néant qui serait sa vérité désormais, mais au contraire à lui trouver une figure, une modalité et une place dans la structure psychique où notre amour peut jouir de sa propre éternité, de son indifférence au temps et à la mort, indifférence qui est bien celle du désir[20].
Le sens de l’interprétation de Pommier était ainsi intervenu directement sur le symptôme, laissant quand même exister l’équivoque propre à la relation entre mère et fille, entre le corps et le langage, dans l’insistance de la pulsion, qui répète son action mais autrement, en déplaçant sans cesse son but et son objet. On pourrait dire, en langage lacanien, que l’imaginaire qui accompagne forcément le sens du discours, du moment qu’il était noué au symptôme, voire déterminé par lui, n’est plus celui du Moi, tel qu’il apparaît dans le stade du miroir de Lacan[21], mais celui du corps, d’un corps altéré par le symptôme, d’un corps affecté. Le dire (de l’analysant.e et/ou de l’analyste) vient justement interpeller ce corps, c’est-à-dire le transformer. Car le corps écrivant est tout autant corps que le corps mangeant : grâce au travail de l’interprétation, qui est aussi ici travail du deuil, je suis passé du corps gavé au corps écrit, du corps de la bouche qui avale au corps de la lettre sur le papier[22]. Ainsi, avec Pommier, j’ai appris qu’une clinique contemporaine, qui à mes yeux doit être une clinique du symptôme (et non pas des fantasmes ou des récits), n’a pas à avoir peur du sens, mais à trouver ce qui, dans le sens, touche au corps. Or c’est par l’équivoque que ce lien du langage et du corps peut se faire.
Envoi
On vérifiera, en lisant les livres de Gérard Pommier, qu’il était en toute occasion un adepte des interprétations de ce genre. Ainsi explique-t-il les mécanismes de l’assujettissement politique par le désir inconscient de se faire sodomiser par le Père[23]. La valeur d’une telle interprétation n’a rien d’une vérité assertive : elle dépend de ce qu’en feront celles et ceux à qui elle est proposée. On s’est beaucoup égaré sur le sens de l’interprétation en psychanalyse en la mesurant à son contenu de vérité, alors qu’elle repose sur son efficacité pragmatique. Quoi qu’il en soit, l’important ici est de noter que Gérard Pommier ne s’est jamais résolu à renoncer au sens, et donc à ce régime de l’interprétation, et qu’il nous a légué cette obstination[24]. Une telle démarche, bien sûr, ne peut avoir le même sens pour nous aujourd’hui qu’elle avait pour Freud et pour les fondateurs et fondatrices de la psychanalyse. Lacan est passé par là. L’histoire, aussi, a coulé.
Et pourtant, nous pouvons apprendre de Pommier un autre usage de l’interprétation – un usage qu’on peut dire authentiquement post-lacanien. Ne pas avoir à choisir entre d’un côté faire des interprétations, de l’autre renvoyer les analysant.es à leur dire littéral, mais pouvoir user de ces différents procédés en vue d’un seul but, déplacer le sujet par rapport à sa ritournelle, voilà ce que Gérard Pommier peut apprendre, pratiquement, à des analystes – et voilà ce qu’il m’a appris à travers ma propre analyse. L’analyste est une poubelle : tout lui va. Il doit précisément veiller à ne rien laisser partir à la décharge. Il est bien, comme l’avait vu Agnès Varda dans son beau film, La Glaneuse et les glaneurs[25], celui qui se baisse pour ramasser ce qui est fait pour être négligé. Pommier n’avait pas peur de se baisser. À celles et ceux qui pensaient qu’ils le faisaient trop, il aurait sans doute répondu qu’on ne pouvait jamais, en psychanalyse, se baisser trop bas.
Cette leçon de choses qu’il m’a administrée, et que je cherche ici tant bien que mal à restituer, n’aurait pas été possible sans cette caractéristique évidente de Gérard Pommier, que personne ne peut lui contester : un désir d’analyse sans réserve. La liberté que Gérard Pommier avait comme analyste était soutenue par la sûreté que lui donnait ce désir qu’aucun.e de ses analysant.es ne pouvait manquer de sentir, comme on sent le souffle d’une bête dont on s’approche intimement. La loi de la vie et de l’engagement de Gérard Pommier était celle du désir, d’un désir qui devient acte. Son originalité, son courage, son esprit rebelle et solaire, accompagneront pour toujours la psychanalyse. J’ai eu la chance d’être à son côté jusqu’à la fin, parce que c’est jusqu’à la fin que je l’ai aimé avec joie et gratitude.
Il m’avait dit, un jour que je me plaignais d’être exclue de quelque institution, que, si je ne rentrais pas par la porte, je rentrerai par la fenêtre. Si vous êtes sorti par la fenêtre, cher Gérard Pommier, je ne doute pas que vous reviendrez par la porte. Au seuil de cette porte, je me tiens.