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Pour l’émergence des nouvelles études russes !

Politiste, Historienne, Politiste, Géopolitologue

Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, les terrains des chercheurs se sont considérablement obscurcis. Le Collectif de recherche sur la Russie contemporaine pour l’analyse de ses nouvelles trajectoires (CORUSCANT) propose de repenser les modes de production de connaissance sur la Russie en “recentrant” les études russes, en investissant les terrains numériques et en dialoguant davantage avec les instances de décision politique et stratégique, en France et en Europe.

Lancé à l’automne 2023, le « Collectif de recherche sur la Russie Contemporaine pour l’Analyse de ses Nouvelles Trajectoires » (CORUSCANT) propose de repenser de manière pluridisciplinaire les modes de production de connaissance sur la Russie contemporaine face aux conséquences multiples et désastreuses de son invasion à grande échelle de l’Ukraine. Installée à Paris, CORUSCANT est la branche européenne du Russia Program de l’Institute for European, Russian and Eurasian Studies (IERES) de la George Washington University.

Avant tout, nous tenons à souligner que le collectif condamne sans réserve l’invasion russe de l’Ukraine et exprime sa solidarité pleine et entière avec le peuple ukrainien. Nous sommes aux côtés de celles et ceux qui, en Ukraine, en Russie et ailleurs dans le monde, s’opposent à cette agression et luttent pour la restauration de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine.

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L’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Fédération de Russie a fait l’effet d’une déflagration pour les spécialistes de la Russie. Non par naïveté, mais bien parce que nous avons immédiatement mesuré, à l’aube du 24 février 2022, les répercussions innombrables et dramatiques sur plusieurs décennies de la funeste décision de Vladimir Poutine. À la stupéfaction se sont ajoutées la colère, la tristesse, l’incompréhension et, souvent, le besoin de prendre du recul face à notre objet d’étude et d’aider les collègues, proches et connaissances en danger, en Ukraine, en Russie, ou en Biélorussie. Ce moment de sidération passé, le temps est venu pour nous de repenser en profondeur nos façons d’étudier la Russie. En effet, nos conditions de recherche ont radicalement changé depuis un an et demi.

Un terrain en friche ? Les études russes après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie

Pour la recherche en sciences humaines et sociales sur la Russie, le 24 février 2022 a constitué un véritable « choc exogène », comme l’a récemment souligné le politiste Vladimir Gel’man dans Post-Soviet Affairs[1]. Similaire par son ampleur à celui provoqué par la chute de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), ce choc a toutefois eu des conséquences strictement opposées dans les études russes contemporaines. En 1991, la dissolution de l’URSS avait en effet signé la fin de la soviétologie et l’ouverture de perspectives multiples et prometteuses pour les chercheuses et les chercheurs, avec la possibilité d’un accès libre et quasi-illimité aux « terrains post-soviétiques », au sein de la Fédération de Russie et dans les anciennes républiques soviétiques. Il en a résulté un formidable enrichissement des connaissances disponibles sur cette région du monde, en même temps qu’un renouvellement profond des approches scientifiques mobilisées pour l’étudier.

À l’inverse, près de huit ans après le début de la guerre en Ukraine, l’escalade démesurée du 24 février 2022 a signifié pour la plupart d’entre nous la fermeture totale du « terrain russe » pour une durée aujourd’hui impossible à estimer. Un certain nombre d’approches développées au cours de ces trente dernières années d’ouverture ont, au mieux, été profondément fragilisées, au pire sont devenues caduques ou inopérantes. Il s’agit là d’un profond tournant, déjà identifié dans les revues de notre champ[2] et souligné dans des publications récentes de nos collègues[3].

Peut-être avant tout, le 24 février 2022 a bouleversé notre rapport à la Russie. Nombre de spécialistes ont en effet traversé une véritable crise, dont les ressorts sont toutefois dérisoires face aux tragédies que vivent les populations ukrainiennes et les réfugiés politiques en exil. Il nous semble cependant important de rappeler, pour mieux le questionner, que l’étude de la Russie est souvent liée – tout objet de recherche ne l’est-il pas ? – à une forme de fascination, voire de passion pour le pays et sa culture. Nous avons dédié des pans entiers de notre vie à étudier la Russie et maîtriser sa langue. Nous y avons séjourné ou vécu, parfois plusieurs années, en y tissant d’innombrables liens. Nous avons décidé d’orienter nos carrières vers l’analyse de la Russie, afin d’en saisir les nuances et complexités. Le 24 février 2022 a donc constitué une rupture profonde, tant personnelle que professionnelle. Elle nécessite de remettre en question nos méthodes et nos approches, ainsi que de renouveler nos questionnements et nos pratiques de recherche. Que signifie la « Russie » aujourd’hui et qu’est-ce que cela implique pour celles et ceux qui travaillent sur ce pays ? La mobilisation scientifique nécessaire pour y répondre soulève des questions éthiques, épistémologiques et méthodologiques considérables à plusieurs égards.

D’abord, le manque d’accès au terrain et aux sources primaires réduit progressivement l’horizon scientifique de celles et ceux qui travaillent sur cette zone. Pour les chercheuses et chercheurs de notre génération, les conditions d’exercice de la recherche en Russie se sont particulièrement détériorées ces dernières années, notamment depuis 2014. Beaucoup ont été confrontés à des situations d’insécurité, pressions, tentatives d’intimidation, filatures, interrogatoires, restrictions d’accès aux archives, refus d’entretiens, etc. La pandémie de Covid-19 a par la suite interrompu les entrées dans le pays. Depuis le 24 février 2022, la fermeture est presque totale. Le terrain physique ou in situ est devenu à quelques exceptions près impossible. À moyen terme, cela pourrait conduire à un appauvrissement considérable des connaissances disponibles et à jour, ainsi qu’à un « obscurcissement » de notre champ de vision sur la Russie. Si ce constat vaut pour les chercheuses et les chercheurs « confirmés », qui ont eu l’occasion de mener leurs enquêtes de terrain avant l’invasion, le contrecoup est encore plus lourd pour les jeunes chercheuses et chercheurs qui ont commencé ou souhaitent se lancer dans une thèse de doctorat. Pour la plupart, l’inaccessibilité du terrain est un handicap majeur, voire un objet de découragement : travailler sur un pays physiquement inaccessible peut être rédhibitoire, et beaucoup de candidates et candidats potentiels se tourneront probablement vers d’autres aires régionales ou abandonneront leurs recherches.

Ensuite, en France comme ailleurs dans d’autres pays occidentaux, la quasi-totalité des accords de recherche avec des universités russes, de même que l’ensemble des programmes d’échanges d’étudiantes et étudiants, ont été suspendus. Les réseaux informels ont été souvent détricotés, soit par la force des choses, soit parce que nos collègues russes ont fui un pays où l’exercice de leur métier est devenu impossible. La guerre complique par ailleurs le maintien de filières de formation de qualité en études russes – qualité qui dépend en grande partie de celle des travaux menés par les enseignants-chercheurs sur le terrain en produisant des connaissances et des méthodologies nouvelles. De même, le tarissement des échanges universitaires pourrait, si rien n’est fait, aboutir à terme à une dégradation des formations et à un effondrement des vocations. Or, la filière française d’études russes, dont les racines plongent souvent dans l’enseignement secondaire, constitue un vivier précieux et pérenne de compétences. En formant des personnes capables de comprendre et d’analyser la complexité de la Russie contemporaine, cette filière fournit en effet aux services de l’État, aux collectivités, aux entreprises et à la société civile un contingent indispensable à la prise de décisions éclairées concernant de près ou de loin ce pays.

Enfin, alors que la Russie constitue aujourd’hui un défi sécuritaire pour l’ensemble du continent européen, le choc de la guerre met donc en péril la formation des futurs spécialistes de la région – qu’ils/elles soient chercheurs/ses, analystes ou journalistes. Il est impératif de préserver cette filière, non seulement pour comprendre ce qui se joue à l’intérieur de la Russie, mais aussi dans les espaces de projection de son action extérieure, dans son voisinage immédiat comme dans son « étranger lointain ». L’Afrique subsaharienne en est une illustration, alors que l’expansion de la présence russe dans la région advient en parallèle du recul de celle de la France. Autrement dit, nous avons besoin de clarté analytique, de méthodes et de recul pour évaluer les rapides mutations de la Russie en guerre. Pourtant, force est de constater que presque chaque événement marquant est considéré comme une « surprise stratégique », commentée à chaud sur les réseaux sociaux et les plateaux de télévision avec son lot de spéculations. Il en découle une surcharge informationnelle qui brouille l’analyse et la compréhension des enjeux profonds à l’œuvre.

Reconstruire le champ : pour un renouvellement des études russes

La situation est donc paradoxale : c’est au moment où la Russie est la moins accessible et où la production de nouvelles connaissances à son sujet est la plus difficile, qu’elle est l’objet d’une attention politique et médiatique maximale. Jamais la demande sociale et politique de connaissances sur la zone n’a été aussi forte. Face à ce défi, il convient de nous organiser pour reconstruire et renouveler notre champ d’études. C’est ce que nous, politistes, géographes, historiens, historiennes, et sociologues spécialistes de la Russie, proposons de réaliser à travers CORUSCANT. Notre collectif définit quatre objectifs de moyen et long termes et les solutions pour y parvenir.

Un objectif épistémologique : reconstruire les études russes, entre décentrement et recentrement

L’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie a mis au jour de façon brutale la nécessité pour les spécialistes de ce pays de repenser en profondeur nos thèmes de recherches, méthodes d’enseignement et pratiques scientifiques. Notre collectif intègre et entend prolonger les discussions qui reconnaissent les écueils, manquements, et problèmes inhérents à notre champ afin de participer à sa reconstruction.

Au sein des « études slaves » ou « post-soviétiques », les études russes ont institutionnellement une place prépondérante par rapport aux études des autres pays et régions qui ont été sous sa domination. La plupart des départements liés à notre champ sont souvent ostensiblement russo-centrée[4]. Il est important de reconnaître que ces hiérarchies exprimées à un niveau structurel et institutionnel ont pu influencer, consciemment ou non, nos façons d’envisager les relations de pouvoir dans la région, et les manières dont nous avons produit du savoir sur la Russie[5]. Autrement dit, la Russie a pour beaucoup été le prisme, qu’il soit linguistique ou culturel, par lequel ses pays limitrophes, anciens territoires impériaux ou colonisés, sont considérés et étudiés. Il a ainsi longtemps régné une sorte d’équivalence de fait entre les études russes, slaves ou post-soviétiques. La guerre remet très largement en question ce paradigme, en cela qu’elle est, pour reprendre les termes de l’opposant Gary Kasparov, « une guerre de décolonisation que la Russie doit perdre pour en finir avec son syndrome colonial et impérial ». Cela doit nous amener à procéder à deux mouvements en apparence contradictoire, afin de réajuster la pertinence des études russes au regard des défis politiques, géopolitiques, sociaux et mémoriels que soulève la guerre : d’une part un mouvement de décentrement des études russes, notamment en ce qui concerne l’histoire de l’URSS et de l’Empire russe, et d’autre part un recentrement sur la Russie en tant que telle pour ce qui concerne les études contemporaines.

La question de la décolonisation des études slaves et du décentrement des études russes est en effet aujourd’hui centrale dans de nombreux débats scientifiques. Loin d’être nouvelle, cette question était déjà au cœur des débats sur le caractère colonial de l’URSS, et ce dès l’époque soviétique[6]. Or, le 24 février 2022 nous a brutalement rappelé à ces débats, auxquels nous avions sûrement trop peu prêté attention. Les appels à utiliser le prisme des études décoloniales, mais aussi féministes, dans la lignée des travaux pionniers de Madina Tlostanova[7], pour comprendre et interroger la Russie sur le temps long, résonnent ainsi tout particulièrement aujourd’hui. C’est sur ce socle que CORUSCANT entend s’appuyer pour construire un espace de discussion pluridisciplinaire, organiser des rencontres, partager nos expériences et nos matériels et accompagner les doctorantes et doctorants pour la production de connaissances et d’approches nouvelles. Pour celles et ceux qui travaillent sur l’Empire russe et l’URSS, par exemple, cela signifie s’efforcer de poser de nouvelles questions de recherches, repenser ensemble les syllabus de nos cours, diversifier les auteurs et autrices que nous citons, ou encore utiliser d’autres sources et documents sur la base de ce qu’ont récemment proposé Sofia Dyak et Mayhill Fowler[8]. Ou, pour reprendre l’expression de Walter Mignolo, penseur majeur du post-colonialisme latino-américain, « penser et faire autrement ».[9]

Cette nécessité du décentrement dans l’étude du phénomène impérial n’exclut pas, bien au contraire, de procéder à un recentrement sur la Russie pour ce qui concerne l’analyse de la Russie contemporaine. Puisque nous avons trop longtemps confondu études post-soviétiques, études slaves et études russes, il est temps de considérer la Russie pour ce qu’elle est et de l’envisager dans une catégorie séparée de celle des anciennes républiques soviétiques qu’il ne parait aujourd’hui pas pertinent d’étudier à partir du prisme russe. Par ailleurs, alors que le terrain russe se ferme, beaucoup pourraient être tentés d’étudier la Russie par ses « marges » accessibles, notamment dans les Pays baltes, le Caucase ou l’Asie centrale. Nous préconisons au contraire d’éviter ces méthodes « d’extraction » de l’information et de « ressourcification » des pays post-soviétiques, qui reproduisent souvent inconsciemment la posture (néo)coloniale de la Russie envers ces pays.

Nous, chercheuses et chercheurs sur la Russie, ne pouvons pas faire semblant de découvrir d’autres terrains et champs d’études du post-soviétique, au sein desquels, de surcroît, la question de la décolonisation des savoirs est déjà centrale depuis des décennies. Nous proposons plutôt, à la suite des recommandations fortes de Victoria Donovan, d’adopter des méthodes collaboratives, percevant les personnes et objets que nous étudions non pas comme des ressources mais bien comme des partenaires de co-création du savoir[10]. Il s’agit en somme de continuer à étudier la Russie dans ses frontières et ailleurs, mais pas par l’ailleurs.

Un objectif méthodologique : proposer une nouvelle « boîte à outils » pour étudier la Russie

Pour ce faire, il nous faudra nous confronter très directement à l’immense problème que pose l’inaccessibilité du terrain russe, tout en nous gardant de la tentation de la ressoursification évoquée plus haut.

Notre génération – et une partie de celles et ceux qui nous ont formé.e.s – a eu la chance d’œuvrer trois décennies durant lesquelles une partie significative des données produites résultait d’enquêtes de terrain approfondies. Enquêter, mais aussi parfois travailler, enseigner et vivre plusieurs années en Russie a permis sans nul doute d’acquérir une expérience irremplaçable aussi bien d’un point de vue scientifique qu’humain. Pour autant, et aussi frustrante la nouvelle fermeture du pays soit-elle, celle-ci nous rappelle que les méthodes ethnographiques n’ont jamais eu le monopole de la production de connaissances sur une société donnée. On peut même avancer que leur sur-investissement dans certaines disciplines a parfois conduit, notamment en raison de l’autoritarisme croissant du régime russe ces dernières années, à délaisser de façon regrettable certains objets non-accessibles à ce type d’enquête. C’est donc une pleine réinvention et un renouvellement des approches empiriques que nous entendons entamer grâce à CORUSCANT. Plusieurs pistes sont, à cet égard, envisagées au sein de notre collectif pour maintenir la collecte, le traitement et l’analyse de sources pertinentes.

Une première piste est la volonté de travailler collectivement et de partager nos ressources accumulées, en particulier pour les doctorantes et doctorants. Une quantité impressionnante de documents, archives, journaux, posters, ont en effet été numérisés, photocopiés, et sont disponibles en dehors de la Russie. Plusieurs plateformes existent déjà et nous souhaitons les rendre plus visibles. CORUSCANT, en partenariat avec le Russia Program, se propose de penser des méthodes pour rendre ce partage possible et légal.

La seconde, mais principale piste, repose sur une exploration de la Russie à travers ses « terrains numériques »[11]. Au cours de cette dernière décennie, les enquêtes en sources ouvertes sont devenues incontournables pour documenter des objets aussi divers que le crime organisé, la corruption des élites ou les conflits contemporains. Les enquêtes menées par la Fondation anti-corruption d’Alexeï Navalny (FBK) et l’organisation Bellingcat sur le régime russe et la guerre en Ukraine en sont les exemples les plus aboutis. Généralement qualifiées sous l’acronyme OSINT (Open Source Intelligence), ces pratiques d’investigation sont rendues possibles par l’omniprésence de capteurs qui numérisent une part croissante des activités humaines et génèrent des « traces numériques »[12].

Ces traces sont particulièrement nombreuses en Russie, en raison de l’histoire, de la structure et de l’organisation du Runet, le segment russe de l’internet. Les plateformes russes, dont la position dominante dans le pays a été renforcée par les lois sur le « Runet souverain », sont moins restrictives que leurs homologues occidentaux en matière d’extraction de données. L’accès au Runet depuis le monde occidental est toutefois susceptible d’être remis en question avec l’accentuation, depuis mars 2022, du découplage entre espaces informationnels russes et occidentaux. Dans le même temps, l’autoritarisme numérique qui caractérise le régime russe[13], combiné à une corruption systémique, a conduit à la prolifération de données numériques légales ou illégales en libre accès (leaks). Bien que ces sources soient largement utilisées par les services de renseignement, les journalistes et les activistes pour documenter des crimes de guerre ou des opérations informationnelles, la réflexion sur leur mobilisation à des fins de recherche et d’analyse (politique, stratégique, territoriale, historique, etc.) n’en est qu’à ses balbutiements.

Alors que la plupart des initiatives d’OSINT s’intéressent plutôt à des phénomènes d’ordre tactique ou opératoire, le programme CORUSCANT prévoit de développer des méthodologies et des outils d’enquête numérique capables de répondre au défi de la compréhension des grands enjeux de la Russie contemporaine.

Ainsi, nous travaillerons sur la possibilité de conduire des terrains ethnographiques « augmentés » par le numérique afin de permettre la continuité de certains travaux de recherche, notamment dans les domaines les plus critiques pour la compréhension des mutations contemporaines de la Russie. Cette approche peut d’ailleurs être étendue à l’histoire : à partir de quel moment un leak devient-il une archive exploitable pour les historiennes et historiens de la Russie ? Autrement dit, nous ne cherchons aucunement à substituer l’enquête numérique à l’enquête ethnographique, ni même à remplacer le qualitatif par du quantitatif. De la même manière que nous entendons adapter les démarches OSINT à la recherche académique, nous tâcherons de penser des méthodologies nouvelles, au croisement de disciplines (sciences informatiques, études russes, etc) qui d’ordinaire dialoguent peu.

Ces outils et méthodes sont d’ores et déjà développés en partenariat avec le centre GEODE, centre d’excellence du ministère des Armées, et avec le concours du Georgia Institute of Technology (Georgia Tech, Atlanta) et de la George Washington University. Ils sont centralisés au sein de CRYSTAL, une plateforme hébergée par GEODE destinée à construire un système intégré de collecte, de traitement et d’analyse des données et traces numériques à des fins d’analyse politique ou stratégique. Plusieurs méthodes sont concernées, telles que l’analyse de réseau, l’analyse des médias sociaux, l’analyse textuelle et sémantique de corpus web volumineux ou encore la cartographie des réseaux numériques.

CORUSCANT prévoit d’enrichir cette plateforme de deux manières : d’une part, en développant des outils spécifiques à l’exploration de l’Internet russophone, et d’autre part en organisant des semaines de formation à la manipulation de CRYSTAL en contexte russophone. Baptisées Unlocking Russia, ces formations auront lieu à partir de mars 2023 au Campus Condorcet (Aubervilliers) et réuniront pendant une semaine une vingtaine de spécialistes américains et européens de la Russie, afin de faire émerger une communauté transnationale.

Instaurer un dialogue fécond avec les pouvoirs publics, en France et en Europe

Trop souvent, nous constatons un manque de dialogue sur la Russie entre la recherche universitaire et les instances de décision politique et stratégique, en France et en Europe. La guerre en Ukraine n’a rien arrangé : la vitesse à laquelle évoluent les opérations militaires, de même que le rythme auquel se succèdent les « surprises stratégiques » impliquant la Russie (au Sahel ou ailleurs) ne laissent guère de place à l’instauration d’un dialogue de fond entre chercheurs et hauts-fonctionnaires souvent pressés par l’urgence de la prise de décision. Nous estimons pourtant que ce dialogue est primordial pour faire émerger des grilles de lecture et des orientations pérennes autres que celles dictées par le temps médiatique ou celui des réseaux sociaux.

Au-delà du cas russe, la question se pose en effet de la place des sciences humaines et sociales et de la recherche fondamentale dans nos sociétés de plus en plus soumises à l’urgence (écologique, sociale, sécuritaire, géopolitique). Est-il tenable de renoncer à toute contribution au débat public à un moment où responsables politiques, expertes et experts et journalistes surinvestissent des questions sur lesquelles nous travaillons depuis des années ? C’est à nous, chercheuses et chercheurs, qu’incombe la tâche de conceptualiser, mettre en perspective, comparer et tenter de prendre du recul. Cette mission est complémentaire aux autres modalités, plus immédiates et appliquées, de production de connaissance. Serait-elle réservée aux temps les plus apaisés ou aux objets les plus aimables ? En ces temps troublés, il convient de rappeler que les sciences humaines et sociales sont compréhensives et non-normatives. S’intéresser à un fait social n’a jamais supposé pour les chercheuses et chercheurs d’y adhérer, de même qu’il ne les a jamais empêché.e.s de s’engager en tant que citoyennes et citoyens[14]. Dans les situations aussi dramatiques que celles que traversons collectivement, nous estimons que la production de connaissance sur « l’adversaire » peut même s’imposer comme un devoir.

Aussi entendons-nous nous inspirer de la qualité du dialogue établi outre-Atlantique et outre-Manche entre le monde académique et les pouvoirs publics s’agissant de la Russie. Nous assumons à cet égard une posture qui emprunte à celle de nos collègues américains qui, à partir des années 1950, avaient forgé la devise « Know your enemy ». Cette formule constituait le socle de la soviétologie comme discipline académique et point d’appui à la décision stratégique, capable de « réunir Mars et Minerve », pour reprendre la métaphore de l’historien David Engerman dans son ouvrage consacré[15].

Dans notre cas, nous pensons qu’il est nécessaire de jeter les bases d’une démarche française et européenne de « connaissance de l’adversaire », en désignant bien sous ce vocable le régime responsable de la guerre, des souffrances du peuple ukrainien et de la dégradation de l’environnement sécuritaire international, et non la Russie par essence, dans son ensemble et dans sa diversité. Nous croyons ainsi en l’émergence de nouvelles études russes, inspirées notamment du modèle des études stratégiques et des études sur la guerre et la paix, au sein desquelles de nombreux ponts ont pu être bâtis entre l’université et les acteurs publics.

Un but commun : constituer un réseau international des « nouvelles études russes »

La complexité des crises et défis provoqués par les agissements du pouvoir russe à l’échelle globale rend nécessaire la mise en réseau des chercheuses et chercheurs français et internationaux intéressé.e.s par ces sujets. Cette perspective ambitieuse est d’autant plus souhaitable que le développement de nouvelles méthodes d’analyse de la Russie contemporaine repose en grande partie sur le partage d’informations : qu’il s’agisse de bases de données, d’outils de recherche ou de sources qualitatives, il est nécessaire d’adopter une approche participative et de s’intégrer dans des réseaux d’échanges internationaux. Cette ouverture suppose aussi, entre autres, de tisser ou renouer des liens avec les chercheuses et les chercheurs russes en Europe qui travaillent sur des objets similaires et ont quitté en nombre la Russie ces dernières années.

Pour faire face à ce défi, nous souhaitons, à travers CORUSCANT, mieux intégrer la recherche française, et par capillarité les actrices et acteurs institutionnel.le.s, aux circuits de partage d’informations et de données liées à la Russie qui existent en Europe, aux États-Unis et ailleurs dans le monde. Trop souvent, nous constatons une sous-représentation des chercheuses et chercheurs dans ces réseaux, ce qui conduit à une mise à l’écart de facto des flux de partage d’informations. Par extension, nous entendons faire de CORUSCANT un lieu majeur du dialogue sur la Russie en développant notre programme à l’échelle européenne. C’est la raison pour laquelle CORUSCANT est pensé comme la branche européenne, située à Paris, du Russia Program de la George Washington University.


[1] Vladimir Gel’man, “Exogenous Shock and Russian Studies”, Post-Soviet Affairs, vol. 39, n°1-2, 2023, p. 1-9.

[2] Voir le numéro récent de Post-Soviet Affairs dirigé par Tomila Lankina, “Conversations within the Field: Russia’s War against Ukraine and the Future of Russian Studies”, vol. 39, n°1-2, 2023.

[3] Anna Colin Lebedev, Thomas Da Silva, Nathalie Duclos, Gilles Favarel-Garrigues et Ioulia Shukan, “Ukraine, Russie : les sciences sociales à l’épreuve de la guerre”, AOC, 3 mai 2023 ; Françoise Daucé et Kathy Rousselet, “La recherche sur la Russie en France après le 24 février 2022. Le temps des tâtonnements”, Critique Internationale, 2023/3 (N° 100), p.165-176.

[4] Oksana Dudko, “Gate-crashing “European” and “Slavic” area studies: can Ukrainian studies transform the fields?”, Canadian Slavonic Papers, 65:2, 2023, p. 174-189; Susan Smith-Peter, “How the Field was Colonized: Russian History’s Ukrainian Blind Spot”, Blogpost, H-Net Russia.

[5] Voir par exemple Anna Colin Lebedev, Jamais Frères. Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique, 2022, p. 12-13.

[6] Madina Tlostanova, “Postsocialist ≠ postcolonial? On post-Soviet imaginary and global coloniality”, Journal of Postcolonial Writing, vol. 48, n°2, 2012, p. 130-142; Francine Hirsch, Empire of Nations: Ethnographic Knowledge and the Making of the Soviet Union. Ithaca, NY: Cornell University Press, 2014; Michael Khodarkovsky, “A Colonial Empire without Colonies: Russia’s State Colonialisms in Comparative Perspective.” Comparativ, vol. 30, n°3–4, 2020, p. 285–299; Dittmar Schorkowitz. “Was Russia a Colonial Empire?”, in Shifting Forms of Continental Colonialism: Unfinished Struggles and Tensions, edited by Dittmar Schorkowitz, John R. Chávez, and Ingo W. Schröder, Singapore: Palgrave Macmillan, 2019, p. 117–147. Voir enfin, sur l’orientation anticolonialiste de l’école de Pokrovski dans les années 1920-1930, Alexey Golubev, “No Natural Colonization: the Early Soviet School of Historical Anti-Colonialism”, Canadian Slavonic Papers, vol. 65, n°2, 2023, p. 190-204.

[7] Madina Tlostanova, “The Postcolonial Condition, the Decolonial Option, and the Post-Socialist Intervention,” In Postcolonialism Cross-Examined: Multidirectional Perspectives on Imperial and Colonial Pasts and the Neocolonial Present, edited by Monika Albrecht, London: Routledge, 2019, p. 165–178; Redi Koobak, Madina Tlostanova, Suruchi Thapar-Björkert, Postcolonial and postsocialist dialogues: intersections, opacities, challenges in feminist theorizing and practice, London: Routledge, 2021.

[8] Sofia Dyak, and Mayhill Fowler. “Working between Categories or How to Get Lost in Order to Be Found”, ASEEES NewsNet 62, no. 4 (July 2022), p. 3–7.

[9] Walter D. Mignolo, “What Does It Mean to Decolonize?”, in On Decoloniality: Concepts, Analytics, Praxis, edited by Walter D. Mignolo and Catherine E. Walsh, Durham, NC: Duke University Press, 2018, p. 108.

[10] Victoria Donovan, “Against academic “resourcification”: collaboration as delinking from extractivist “area studies” paradigms”, Canadian Slavonic Papers, 65:2, 2023, p. 163-173,

[11] Nous prolongeons en cela les réflexions développées dans : D. Gritsenko, M. Wijermars, M. Kopotev, The Palgrave Handbook of Digital Russia Studies, Londres, Palgrave MacMillan, 2021, 612 p.

[12] Voir : K. Limonier et M. Audinet (dir.), OSINT : Enquêtes et terrains numériques, Hérodote, n°186, 2022/2023.

[13] F. Daucé, B. Loveluck, F. Musiani (dir.), Genèse d’un autoritarisme numérique : Répression et résistance sur Internet en Russie, 2012-2022 , Paris, Presses des Mines, 2023

[14] Voir, sur ce sujet, la tribune récente de Judith Butler dans AOC, “Condamner la violence”, 13 octobre 2023.

[15] D. Engerman, Know Your Enemy : The Rise and Fall of America’s Soviet Experts, Oxford, Oxford University Press, 2009, 480 p.

Maxime Audinet

Politiste, Université Paris Nanterre, chercheur à l'IRSEM

Julie Deschepper

Historienne, Maîtresse de conférences en études du patrimoine et des musées (Assistant Professor in Heritage and Museum Studies) à l'université d'Utrecht

Clémentine Fauconnier

Politiste, Maîtresse de conférences en science politique à l'Université de Haute Alsace

Kevin Limonier

Géopolitologue , Maître de conférences en études slaves, Institut Français de Géopolitique (Université Paris 8)

Rayonnages

InternationalRussie

Notes

[1] Vladimir Gel’man, “Exogenous Shock and Russian Studies”, Post-Soviet Affairs, vol. 39, n°1-2, 2023, p. 1-9.

[2] Voir le numéro récent de Post-Soviet Affairs dirigé par Tomila Lankina, “Conversations within the Field: Russia’s War against Ukraine and the Future of Russian Studies”, vol. 39, n°1-2, 2023.

[3] Anna Colin Lebedev, Thomas Da Silva, Nathalie Duclos, Gilles Favarel-Garrigues et Ioulia Shukan, “Ukraine, Russie : les sciences sociales à l’épreuve de la guerre”, AOC, 3 mai 2023 ; Françoise Daucé et Kathy Rousselet, “La recherche sur la Russie en France après le 24 février 2022. Le temps des tâtonnements”, Critique Internationale, 2023/3 (N° 100), p.165-176.

[4] Oksana Dudko, “Gate-crashing “European” and “Slavic” area studies: can Ukrainian studies transform the fields?”, Canadian Slavonic Papers, 65:2, 2023, p. 174-189; Susan Smith-Peter, “How the Field was Colonized: Russian History’s Ukrainian Blind Spot”, Blogpost, H-Net Russia.

[5] Voir par exemple Anna Colin Lebedev, Jamais Frères. Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique, 2022, p. 12-13.

[6] Madina Tlostanova, “Postsocialist ≠ postcolonial? On post-Soviet imaginary and global coloniality”, Journal of Postcolonial Writing, vol. 48, n°2, 2012, p. 130-142; Francine Hirsch, Empire of Nations: Ethnographic Knowledge and the Making of the Soviet Union. Ithaca, NY: Cornell University Press, 2014; Michael Khodarkovsky, “A Colonial Empire without Colonies: Russia’s State Colonialisms in Comparative Perspective.” Comparativ, vol. 30, n°3–4, 2020, p. 285–299; Dittmar Schorkowitz. “Was Russia a Colonial Empire?”, in Shifting Forms of Continental Colonialism: Unfinished Struggles and Tensions, edited by Dittmar Schorkowitz, John R. Chávez, and Ingo W. Schröder, Singapore: Palgrave Macmillan, 2019, p. 117–147. Voir enfin, sur l’orientation anticolonialiste de l’école de Pokrovski dans les années 1920-1930, Alexey Golubev, “No Natural Colonization: the Early Soviet School of Historical Anti-Colonialism”, Canadian Slavonic Papers, vol. 65, n°2, 2023, p. 190-204.

[7] Madina Tlostanova, “The Postcolonial Condition, the Decolonial Option, and the Post-Socialist Intervention,” In Postcolonialism Cross-Examined: Multidirectional Perspectives on Imperial and Colonial Pasts and the Neocolonial Present, edited by Monika Albrecht, London: Routledge, 2019, p. 165–178; Redi Koobak, Madina Tlostanova, Suruchi Thapar-Björkert, Postcolonial and postsocialist dialogues: intersections, opacities, challenges in feminist theorizing and practice, London: Routledge, 2021.

[8] Sofia Dyak, and Mayhill Fowler. “Working between Categories or How to Get Lost in Order to Be Found”, ASEEES NewsNet 62, no. 4 (July 2022), p. 3–7.

[9] Walter D. Mignolo, “What Does It Mean to Decolonize?”, in On Decoloniality: Concepts, Analytics, Praxis, edited by Walter D. Mignolo and Catherine E. Walsh, Durham, NC: Duke University Press, 2018, p. 108.

[10] Victoria Donovan, “Against academic “resourcification”: collaboration as delinking from extractivist “area studies” paradigms”, Canadian Slavonic Papers, 65:2, 2023, p. 163-173,

[11] Nous prolongeons en cela les réflexions développées dans : D. Gritsenko, M. Wijermars, M. Kopotev, The Palgrave Handbook of Digital Russia Studies, Londres, Palgrave MacMillan, 2021, 612 p.

[12] Voir : K. Limonier et M. Audinet (dir.), OSINT : Enquêtes et terrains numériques, Hérodote, n°186, 2022/2023.

[13] F. Daucé, B. Loveluck, F. Musiani (dir.), Genèse d’un autoritarisme numérique : Répression et résistance sur Internet en Russie, 2012-2022 , Paris, Presses des Mines, 2023

[14] Voir, sur ce sujet, la tribune récente de Judith Butler dans AOC, “Condamner la violence”, 13 octobre 2023.

[15] D. Engerman, Know Your Enemy : The Rise and Fall of America’s Soviet Experts, Oxford, Oxford University Press, 2009, 480 p.