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Un génocide à Gaza ? Une réponse à Didier Fassin

Philosophe, Historien, Philosophe, Politiste, Sociologue, Sociologue

Dans une Opinion publiée par AOC le 1er novembre, Didier Fassin pointait à propos de la situation à Gaza le spectre d’un génocide. Des chercheurs en sciences humaines et sociales lui répondent aujourd’hui dans ces mêmes colonnes.

Le 7 octobre 2023, l’État d’Israël a été attaqué sur son territoire souverain, celui qu’à la suite de ce que Raul Hilberg a appelé « la destruction des Juifs d’Europe » par l’Allemagne et ses complices, la communauté internationale lui avait reconnu lors du partage de la Palestine mandataire décidé à l’ONU le 29 novembre 1947. La zone dans laquelle ont été perpétrés les massacres et les exactions que l’on sait, n’était pas située dans les colonies illégales en Cisjordanie occupée depuis la guerre de juin 1967, mais dans les frontières à l’intérieur desquelles l’Etat d’Israël a le droit et l’obligation de protéger sa population.

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Pour cette raison, le soutien à la guerre qu’Israël mène actuellement contre le Hamas à Gaza est légitime, dans les limites posées par le droit international humanitaire. Dans cette guerre il y a certes beaucoup trop de victimes civiles. Israël a le devoir absolu d’épargner chaque vie civile dans la mesure de ses possibilités et de respecter le droit humanitaire. Normalement, cette obligation devrait s’imposer également au Hamas qui est certes une organisation terroriste, mais aussi le gouvernement du territoire de Gaza. À ce titre lui incombe le devoir de protéger la population sous sa responsabilité plutôt que de l’exposer volontairement, de libérer immédiatement les civils israéliens que ses commandos n’auraient jamais dû prendre en otage, et de traiter les soldats capturés en accord avec la convention de Genève. Ici, la symétrie s’impose. Exempter le Hamas de respecter le droit universel revient paradoxalement à mépriser la partie jugée la plus faible.

Depuis le 7 octobre cependant une description concurrente se fait massivement entendre qui reprend une vieille antienne. Elle énonce que ce jour-là, Israël n’a pas été attaqué par un groupe terroriste, mais a été la cible d’un acte de résistance à l’occupant, ou alors d’une offensive militaire inscrite dans une lutte de décolonisation, initiée en 1948, encore et toujours perdue. Ceci revient à contester explicitement le plan de partage de 1947 sur lequel repose toute solution à deux Etats.

Dans un article récent publié par le quotidien AOC, Didier Fassin, professeur au Collège de France, incarne cette narration qui conteste frontalement le droit à l’existence de l’État d’Israël, et par conséquent son droit de se défendre.

Si l’égalité de traitement des victimes des deux parties en conflit qu’il réclame avec force se traduit chez lui par une attention manifeste aux souffrances des Gazaouis et une indifférence complète aux civils israéliens, c’est, semble-t-il, que toute la responsabilité de la violence pèse sur l’État d’Israël : le Hamas en est exonéré par principe. La réaction israélienne aux massacres du 7 octobre n’est pour Didier Fassin qu’un épisode de plus dans la longue série de la répression des guerres de libération initiées par les colonisés afin de s’affranchir de la domination du « colonisateur » juif-israélien. Il s’ensuit que rien ne saurait ternir le prestige d’une opération, fût-elle exterminatrice, dès lors qu’elle vise à libérer la Palestine de « l’occupant ». À cette aune, le crime de masse devient un motif de gloire.

Faire des Juifs des colonisateurs allochtones, qui plus est inscrits dans une logique génocidaire, voilà comment Didier Fassin s’efforce de saper la légitimité même de l’existence de l’Etat d’Israël.

Fort de ce cadre d’analyse colonial, Didier Fassin y introduit une comparaison particulièrement perverse, au sens propre du terme, qui consiste à imputer à la victime la responsabilité du crime qu’elle a subi. C’est pourquoi il tient à inscrire la conduite d’Israël dans l’héritage terrible du colonialisme allemand. Les Juifs israéliens, à l’instar des colons allemands en Namibie au début du 20e siècle, avec le soutien de la métropole – mais comme il n’y en a pas dans le cas présent, nous devons peut-être considérer que la juiverie internationale et les États-Unis qui sont, on le sait, une seule et même chose, remplissent cette fonction ? – disposent des moyens techniques pour écraser les autochtones démunis comme le sont les Palestiniens héroïquement défendus par le Hamas.

Comme les maîtres du deuxième Reich précurseurs du troisième, ces Juifs israéliens, après chaque révolte de ceux qu’ils considèrent à peine comme des hommes, intensifient leur cruelle répression, au point que l’on peut craindre qu’ils ne décident de les éliminer définitivement, comme les Allemands l’ont fait avec les autochtones de Namibie. Et vu l’ampleur des dommages que les commandos du Hamas ont causés aux « colons juifs » le 7 octobre, on peut raisonnablement redouter un génocide des Palestiniens victimes de l’État colonial juif.

Dans ce récit, les Juifs sont donc étrangers à la Palestine. À l’instar des colonisateurs français, belges ou britanniques partout où ils dominaient, ils « occupent » ce qui ne leur appartient pas. Mais le choix du cas allemand correspond à une stratégie assumée : les Juifs sont disposés à éliminer de manière allemande les autochtones. Faire des Juifs des colonisateurs allochtones, qui plus est inscrits dans une logique génocidaire, voilà comment Didier Fassin s’efforce de saper la légitimité même de l’existence de l’Etat d’Israël.

Cette ambition de venir à bout des « deux mythes fondateurs de la politique israélienne », pour parler comme Roger Garaudy dont le militantisme anticolonial avait abouti finalement à un négationnisme assumé, si elle n’était aujourd’hui soutenue par un professeur au Collège de France, ne mériterait qu’un mépris silencieux. Alors que la relativisation de la Shoah fut longtemps portée par l’extrême-droite allemande, à laquelle l’historien Ernst Nolte donna un crédit inespéré, elle est aujourd’hui devenue l’affaire des idéologues décoloniaux qui prolifèrent et dont Didier Fassin est l’un des prophètes les plus éloquents.

En niant leur lien historique avec la Palestine et en prêtant une intention génocidaire à ceux qui édifièrent un État pour se prémunir de toute récidive génocidaire, Didier Fassin réactive un geste antisémite classique qui procède toujours par inversion : accuser les Juifs d’être coupables de ce que l’on s’apprête ou que l’on fantasme de leur faire subir. Sur ce point, la rhétorique du Hamas, hors de portée critique pour Didier Fassin, est limpide.

Faut-il le rappeler, l’accusation d’empoisonner les puits portée contre les Juifs du Moyen-Âge, était à chaque fois le prélude à leur expulsion ou à leur massacre. D’ailleurs, Didier Fassin souligne que la répression en Namibie passa aussi par l’empoisonnement des puits d’eau des Héréros afin de les éliminer, allusion dont il espère probablement que ses lecteurs ne la comprendront pas trop vite, tant elle est indigne. On frémit à l’idée qu’un professeur, doté des plus hauts titres, déchoit à ce point.

Il est juste d’écrire qu’une vie vaut une vie. Voilà une équation simple à laquelle on acquiesce sans réserve. Choisir son camp quand il en va de vies civiles perdues est absurde. Les civils palestiniens qui meurent à Gaza sous les bombardements israéliens méritent autant de compassion que ceux massacrés par le Hamas. Mais la leçon de symétrie humanitaire dispensée par Didier Fassin est surdéterminée par une grille de lecture qui ne cesse de nous signifier qu’une vie juive vaut bien moins que toute autre, et que la réalité de la violence antisémite doit s’effacer derrière le racisme et l’islamophobie.

Et pourtant, il faut choisir son camp quant à la question de savoir si l’on reconnaît ou non un droit d’existence à l’État d’Israël. Si on le lui reconnaît, alors le massacre de civils, visés intentionnellement sur son territoire souverain, lui ouvre le droit non seulement de se défendre, mais de prendre les mesures nécessaires pour que jamais cela ne puisse se reproduire, donc à éliminer le Hamas dont c’est le programme. Qu’il soit irréaliste de penser qu’il y parvienne est une question ouverte ; que le coût pour Israël et les Gazaouis soit trop élevé l’est aussi. Mais cela ne doit pas servir de paravent à ceux qui, sans jamais le confesser publiquement, prêchent les vertus du cessez-le-feu et de la paix en fantasmant la destruction de l’État d’Israël.


Bruno Karsenti

Philosophe, Directeur d’études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

Jacques Ehrenfreund

Historien, Professeur sur la chaire d'Histoire des Juifs et du judaïsme de l'université de Lausanne

Julia Christ

Philosophe, Chargée de recherche au CNRS (Lier - Ehess)

Jean-Philippe Heurtin

Politiste, Professeur à l’Université de Strasbourg et membre du laboratoire SAGE

Luc Boltanski

Sociologue

Danny Trom

Sociologue, Chercheur au CNRS, membre du Laboratoire interdisciplinaire d'études des réflexivités (LIER)  et du Centre d'études juives (CEJ) de l'EHESS