Médias

Radio Classique ou la production d’une culture musicale « blanche » et de bon ton

Anthropologue

Sous couvert d’une « neutralité » musicale implicite, Radio Classique diffuse une idéologie profondément conservatrice. Entre musique, culture, économie et politique, elle promeut un patrimoine culturel proprement « français », placés sous le signe d’une idéologie profondément ancrée à droite.

Radio Classique est une station de radio du groupe LVMH, dirigé par Bernard Arnault. Cet empire est connu pour ses activités dans le secteur du luxe (Louis Vuitton, Moët Hennessy, Fendi, Tiffany, Christian Dior, etc.).

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Il est également très présent dans le secteur médiatique avec Les Échos, Le Parisien, Connaissance des Arts, et cette station de radio, qui avec le musée de la Fondation Louis Vuitton au Bois de Boulogne, marque la conjonction du secteur du luxe et de l’art contemporain sous toutes ses formes. C’est ainsi que certains artistes de l’écurie LVMH comme Takashi Murakami ou Cindy Sherman sont en même temps les designers des sacs et des valises Louis Vuitton notamment, tandis que le plasticien Olafur Eliasson illumine avec ses disques jaunes les magasins de la même enseigne[1].

Cette conjonction de l’art et du capitalisme se retrouve dans le domaine musical où l’un des musiciens et animateurs de cette station de radio, Gautier Capuçon est également responsable de la Chaire d’excellence de violoncelle de la Fondation Louis Vuitton.

Radio Classique se présente elle-même comme « le premier média en France sur la musique classique » que ce soit sur l’écoute, le streaming ou les podcasts. Officiellement, le positionnement de cette station s’ordonne autour de trois axes – la musique, l’information et la culture – mais en fait il est profondément politique et ancré à droite.

Certes, il serait abusif de dire que Radio Classique diffuse une musique de « droite » puisque cela n’aurait aucun sens de prétendre doter d’une orientation politique déterminée la musique proprement dite de Mozart, Bach ou Beethoven, voire celle de Richard Wagner. Que des compositeurs aient eu des opinions politiques est une chose, autre chose serait de démontrer que ces opinions ont eu une influence quelconque sur la caractérisation de leur musique en tant que celle-ci fait partie de la catégorie « musique classique ».

Il importe de montrer en revanche en premier lieu que le découpage temporel et spatial de la musique diffusée, la « playlist » ou le répertoire de Radio Classique, donne un sens à cette musique. En second lieu, que l’enrobage culturel, informationnel et publicitaire affecte le répertoire musical proposé dans les différentes émissions de cette station.

La production d’une « musique classique »

Par « musique classique », on entend « classiquement », si l’on peut dire, la musique occidentale, savante et écrite s’étendant du Moyen-Âge à 1945. C’est sur cette conception, implicitement assumée par Radio Classique, que s’appuie cette station de radio. Fidèle auditeur depuis plusieurs années, j’ai pu noter que la plupart des morceaux de musique diffusés était puisée dans une séquence temporelle s’étendant du XVIIe à la première moitié du XXe siècle, pour résumer de Haendel, Bach et Scarlatti à Mahler et Rachmaninov. Sont donc exclues de ce répertoire ce que l’on nomme la musique populaire occidentale non écrite ainsi que la musique classique contemporaine (Schönberg, Berg, Webern, Boulez, Stockhausen, Messiaen, Cage). Sont exclues également les musiques non-occidentales.

Au cours de mes écoutes, je n’ai pu entendre qu’une seule fois un morceau de Ravi Shankar, c’est-à-dire une pièce faisant partie de la musique non-occidentale et non écrite, mais qui appartient à ce que l’on nomme une « grande civilisation », celle de l’Inde. Mais rien sur les musiques classiques d’autres parties du monde, comme la musique arabe ou la musique malienne, celle des joueurs de kora par exemple, musique qui fait pleinement partie, non pas d’une musique populaire mais d’une « musique de cour » orale. La discrimination dont fait preuve consciemment ou inconsciemment Radio Classique repose donc sur le cantonnement implicite des musiques non occidentales dans un ensemble hétéroclite regroupant pêle-mêle des musiques populaires et des musiques « nobles », ces dernières étant pleinement comparables à la musique classique occidentale.

Étant peut-être conscients de cette difficulté, les responsables de cette station de Radio ont opéré une timide ouverture vers l’extérieur de leur pré carré avec des musiciens non-européens intégrés au répertoire classique tel Villa-Lobos et ses célèbres « Bachianas Brasileiras ». Autre élargissement, en direction du jazz auquel Radio Classique consacre chaque soir une émission. Mais curieusement les morceaux du compositeur de jazz « blanc » Gershwin font partie du répertoire classique alors que le générique de l’émission « Horizons jazz » est dû au jazzman « blanc » Dave Brubeck.

Le socle de la programmation de Radio Classique est donc constitué par un bloc musical « blanc » et conservateur. Ce socle fait lui-même partie d’un environnement artistique, culturel et journalistique bourgeois et de droite.

Radio Classique et les chevauchements entre plusieurs secteurs du groupe

Au sein de l’empire LVMH, Radio Classique est beaucoup plus qu’une simple station de radio. C’est une véritable entreprise qui opère en synergie avec d’autres secteurs du groupe, comme on l’a vu déjà avec le violoncelliste Gautier Capuçon qui donne un enseignement au sein de la Fondation Louis Vuitton.

La politique générale de la station est définie par Bertrand Dermoncourt qui est à la fois un journaliste, un éditeur et un auteur d’ouvrages sur la musique en général et sur la musique classique en particulier. En 2020, après le rachat de la chaîne Mezzo et de Medici.tv, il ajoute à ses fonctions celle de Conseiller à la Musique pour le pôle Musique Classique du groupe Les Écho–Le Parisien, propriété de LVMH. Véritable chef d’orchestre de cette station, il ne se contente pas de la diriger puisqu’il intervient lui-même dans certaines émissions aux côtés d’autres figures marquantes du monde médiatique, musical et littéraire.

Dans le cadre défini par B. Dermoncourt, toute une série d’éditorialistes, d’animateurs, de comédiens, d’écrivains et d’économistes, faisant déjà partie d’entreprises du groupe comme Les Échos, Connaissance des Arts, ou recrutés par la chaîne, promeuvent une culture musicale, littéraire, linguistique, historienne et politique que l’on pourrait définir comme étant de « bon ton ». Il s’agit en quelque sorte de gérer un patrimoine culturel proprement « français », en bon père de famille. Cela va de l’émission sur la langue française à laquelle se consacre l’académicien Marc Lambron à celle du comédien et homme de théâtre Fabrice Luchini, présenté par la station comme le « symbole de la culture à la française », et dans laquelle chaque week-end, « il malaxe les mots et les sons à travers une lecture iconoclaste et joyeuse des grands textes du patrimoine qui traitent de musique ».

Radio Classique produit « sa » musique classique sur ses propres ondes, mais également dans le cadre de concerts qu’elle organise dans toute la France et même à l’étranger et qui sont présentés par certains de ses collaborateurs (David Abiker, Franck Ferrand, Gautier Capuçon). Là encore, la forme « concert » de musique classique, qui est le mode de consommation bourgeois par excellence, donne le « ton » patrimonial de cette station tout comme certaines émissions et encarts publicitaires consacrés à la gestion du patrimoine, au sens proprement financier du terme, le donne pour ses auditeurs[2].

Il existe donc une convergence et un chevauchement entre plusieurs mondes sur cette station, entre musique, culture, économie et politique, tout ce mélange et cette synergie étant placés sous le signe d’une idéologie profondément ancrée à droite, voire à l’extrême-droite. Difficile de trouver en effet des femmes ou des hommes de gauche intervenant sur Radio Classique alors que celles et ceux de droite, voire d’extrême-droite y sont légion (J.-C Casanova, G. Durand, H. Gattegno, C. Makarian, F. Luchini, F. Beigbeder, R. Khan[3], entre autres). Le ton idéologique de la station n’est d’ailleurs pas seulement donné par le contenu sémantique des propos énoncés mais également par la diction des intervenants qui dénote, sinon leur appartenance à un groupe social donné, du moins leur position de classe : Radio Classique est le domaine par excellence du français châtié et bien prononcé.

À travers une neutralité musicale implicite, Radio Classique diffuse ainsi une idéologie profondément conservatrice qui correspond bien à la configuration actuelle de la France d’aujourd’hui. Mais cette idéologie revêt également une connotation d’extrême-droite avec la présence de l’historien controversé Franck Ferrand qui, à l’instar de Lorànt Deutsch, se fait l’avocat d’une sorte d’histoire alternative, histoire que les historiens professionnels eux-mêmes fustigent. Cela donne à cette chaîne de radio, et au groupe dont elle fait partie, une image qui contredit sans doute celle que son propriétaire voudrait propager à l’extérieur.

Le cas de Radio Classique, mais la même chose pourrait être dite d’autres instances musicales, montre que la musique qu’elle soit classique ou non, n’est pas seulement jouée ou performée par des interprètes, mais qu’elle est aussi parlée. Les différentes catégories de musiques (classique, contemporaine, populaire, jazz, rock, folk, R&B, etc.) n’ont pas d’existence objective en soi : elles ne sont que ce qu’en font ses utilisateurs, ses locuteurs, ses « parleurs ». Le répertoire musical n’est donc qu’un répertoire langagier[4].

Une autre leçon que nous révèle cette station de radio est que les idées d’extrême-droite ne sont pas seulement propagées par les partis d’extrême-droite mais qu’elles pénètrent aussi sous couvert de la diffusion d’œuvres musicales en apparence neutres mais qui, enrobées dans une culture politique donnée, permettent à ces idées de pénétrer insidieusement dans toute la société.


[1] Jean-Loup Amselle, Le Musée exposé, Fécamp, Lignes, p. 110.

[2] David Jacquot présente chaque dimanche de 8h à 8h30, « C’est dans votre intérêt ! », « une émission consacrée à la gestion du patrimoine.

[3] Rachel Khan, prise en flagrant délit de plagiat, a été récemment écartée de Radio Classique.

[4] Sur la catégorie « musique du monde », voir l’article de Nicolas Jaujou, « Comment faire notre Musique du monde ? Du classement de disques aux catégorisations de la musique », Cahiers d’études africaines, 168, 2002, pp. 853-874.

Jean-Loup Amselle

Anthropologue, Directeur de recherche émérite à l'EHESS

Notes

[1] Jean-Loup Amselle, Le Musée exposé, Fécamp, Lignes, p. 110.

[2] David Jacquot présente chaque dimanche de 8h à 8h30, « C’est dans votre intérêt ! », « une émission consacrée à la gestion du patrimoine.

[3] Rachel Khan, prise en flagrant délit de plagiat, a été récemment écartée de Radio Classique.

[4] Sur la catégorie « musique du monde », voir l’article de Nicolas Jaujou, « Comment faire notre Musique du monde ? Du classement de disques aux catégorisations de la musique », Cahiers d’études africaines, 168, 2002, pp. 853-874.