International

Accoucher à Gaza

Anthropologue

Dans la guerre entre Israël et le Hamas, la reproduction est un enjeu central. Du prélèvement du sperme des soldats israéliens tués au combat aux conditions effroyables des maternités gazaouies, les politiques de vie et de mort apparaissent aujourd’hui sous une forme particulièrement aiguë.

50 000 personnes sont actuellement enceintes à Gaza, et 180 accouchent quotidiennement. Les moins malchanceuses se voient uniquement privées d’antidouleurs. Des césariennes sont réalisées sans anesthésie et sans eau potable.

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Des ablations d’utérus sont parfois nécessaires pour limiter la perte de sang, car les transfusions ne sont plus possibles. Les couveuses des prématurés n’ont plus d’électricité. Les fausse-couches et les mort-nés augmentent chaque jour. Des nouveau-nés meurent dans les bras de leur mère, des nouveau-nés poussent leurs premiers cris dans les bras d’une morte.

Quand le nourrisson et l’accouchée survivent, elles sont immédiatement invitées à quitter l’hôpital, peut-être sans savoir où aller, sans nourriture, sans ressource pour accompagner les saignements qui suivent la délivrance, sans la certitude qu’une montée de lait permettra de nourrir l’enfant. Les anémies sont légion. Voici quelques-unes des conséquences du bombardement incessant qui détruit sans relâche les moyens de subsistance à Gaza.

J’ai peur en écrivant ces mots. Un climat de censure s’abat sur le monde académique. Mises en garde, invectives, diffamations, dénonciations, menaces de mesure disciplinaire, nombre de mes collègues spécialistes du Moyen-Orient sont invités à se taire. Nombre de mes collègues s’auto-censurent. Une pensée binaire frappe. Si l’on ose évoquer le massacre des Palestiniens, on légitime les assassinats impardonnables du 7 octobre, on est antisémite, peut-être même négationniste. Des jugements à l’emporte-pièce font vibrer certaines et certains. Derrière l’autorité prodiguée par le statut académique, c’est le sophisme qui toque à la porte.

Force est cependant de constater que le Fonds des Nations unies pour l’enfance, le fonds des Nations unies pour la population, l’Organisation mondiale de la santé sonnent l’alarme. Le tribut payé par les populations civiles dans la bande de Gaza, suite aux exactions du Hamas le 7 octobre, sont très préoccupantes. Le mot est faible. Dès le 16 novembre, le Haut-commissariat pour les droits de l’homme des Nations Unis « lance un appel à la communauté internationale pour prévenir un génocide à l’encontre du peuple Palestinien. »

Force est également de constater que certaines voix juives font savoir leur opinion avec une vive clarté. « Le droit d’Israël à se défendre ne saurait être celui de massacrer indistinctement des populations civiles entières, d’ajouter le terrorisme d’État au terrorisme du Hamas, le piétinement de toute référence à l’humanité la plus élémentaire. » Le 8 novembre 2023, « Une autre voix juive » publie un texte intitulé Cessez le feu. Reconnaître l’Etat de Palestine, et dont cet extrait est tiré.

« Une autre voix juive » prend pour origine l’indignation d’une partie de la communauté juive progressiste française pour la politique coloniale de l’Etat d’Israël. Il y a tout juste vingt ans cette voix se fait entendre autour de la signature d’un manifeste dont Olivier Gebuhrer et Pascal Lederer, deux physiciens, sont les instigateurs. A l’époque, Stéphane Hessel, Raymond Aubrac ou encore Pierre Vidal-Naquet le signent.

Raconter brièvement l’enfer tragique et sanguinolent qui fait le lit des maternités gazaouies ou convoquer la figure du nouveau-né n’est pas une tentative pour minimiser le 7 octobre.

« Cessez le feu », c’est aussi l’appel du projet Safe Birth in Palestine, qui a essayé de créer un hôpital à la frontière égyptienne, sans succès, pour des raisons politiques. L’Etat d’Israël n’est pas favorable à l’initiative. La population de Gaza ne souhaite pas nécessairement quitter sa terre. Des kits d’accouchement ont alors été envoyés auprès des associations humanitaires. Très peu passent la frontière, car la priorité est donnée à l’essence et l’eau potable. Des vidéos postées en ligne sont réalisées pour informer sur les gestes à pratiquer lors d’accouchements en contexte de guerre.

Entre les coupures de courant et l’accès de plus en plus difficile à internet de l’autre côté de Rafah, un maigre espoir porte ces quelques informations digitales. De la Turquie au Canada, à la Grande-Bretagne en passant par la France, des associations et des civils ont répondu à l’appel international de cette organisation, qui n’est pas religieuse, précise Ferhan Guloglu. Cette doctorante à l’université de Georges Washington est une des figures académiques propalestinienne qui soutient l’initiative. Elle aussi est consciente du poids des mots, des malentendus qui pourraient être exploités à la moindre virgule mal placée. Elle insiste et ajoute.

Essayer de venir en aide aux parturientes ne signifie pas oublier les grossesses non désirées, celles qui résultent d’un viol, ni glorifier la figure maternelle. Ce n’est pas non plus oublier les autres victimes des crimes de guerre israéliens. Raconter brièvement l’enfer tragique et sanguinolent qui fait le lit des maternités gazaouies ou convoquer la figure du nouveau-né n’est pas une tentative pour minimiser le 7 octobre. Le bon sens n’est plus suffisant, il faut l’écrire noir sur blanc. Les précautions oratoires sont nécessaires, car chaque faille narrative risque de laisser place à une critique incendiaire.

Début novembre, Ferhan Guloglu a lancé un appel à la communauté internationale des anthropologues de la reproduction, afin de réfléchir collectivement aux moyens de se mobiliser. Avec stupeur, j’apprends la nouvelle : si peu de mes collègues ont répondu. Une doctorante s’expose, et les statutaires se taisent. Ce silence assourdissant est consternant.

La reproduction est au centre de la guerre entre Israël et le Hamas. La mise à mort est une arme pour empêcher l’ennemi de se reproduire, et pour donner vie à son camp. Une autre figure de la mort est au cœur de la politique reproductive qui se joue dans cette partie du Moyen-Orient. Le journal Haaretz publie le 9 novembre un article qui relate l’extraction de sperme sur des soldats israéliens tombés au combat, afin de conserver et inséminer des femmes porteuses volontaires. Il ne s’agit pas d’un épiphénomène scabreux à la marge des opérations militaires en cours. Cette opération demande une organisation logistique précise, car les spermatozoïdes ne peuvent pas survivre plus de 24 heures en dehors d’un corps vivant.

Par ailleurs, la reproduction dite « posthume » ne date pas de ce conflit. La technique de cryoconservation des gamètes humains est un outil de la politique pro-nataliste de l’Etat d’Israël. Ce mode de procréation est promu sur le site du ministère de la Santé israélien, où toutes les informations requises pour permettre une vie après la mort d’un époux ou d’un fils sont mises à disposition. Pour reprendre les mots de Sigrid Vertommen, chercheuse en économie politique à l’université de Gand et d’Amsterdam, et que je traduis : « L’ambition centrale du sionisme pour créer et consolider une patrie juive en Israël/Palestine n’a pas uniquement coproduit une logique démographique pronataliste, mais également – en continuité – une croyance et une confiance considérables dans le pouvoir diagnostique et thérapeutique de la science et de la technologie médicales ». Comment, dans ce cadre, interpréter la destruction de la moitié des hôpitaux de la bande de Gaza ?

Il est difficile de ne pas penser à la notion de « nécropolitique », que l’historien et politiste Achille Mbembe créa pour évoquer la manière dont la souveraineté coloniale se donne la vie en semant la mort. Cette politique apparaît dans une forme particulièrement aiguë aujourd’hui. L’obstétricienne Debbie Harrington, qui officie à Oxford, relate sur le compte Instagram de Safe birth in Palestine un épisode exemplaire rapporté par une infirmière gazaouie. Un membre de sa famille donna la vie après le bombardement du domicile familial, durant lequel de nombreuses personnes moururent ou furent sévèrement brûlées. Le bébé ne survit pas. Sa naissance n’avait pas été établie qu’il fallut enregistrer son décès.

La polarisation de la politique reproductive israélienne est aussi mortifère que morbide. D’un côté la parturiente palestinienne à l’utérus prélevé dans une douleur difficilement imaginable, de l’autre le soldat israélien aux testicules ponctionnés après qu’il a rendu son dernier souffle dans la violence. Cet instantané profondément perturbant marque l’esprit. Celles et ceux qui survivent aujourd’hui sont marqués au fer rouge d’un traumatisme qu’il ne faut pas laisser indicible.

La reproduction ne commence ni ne s’arrête à la gestation et à la naissance. Les événements qui les accompagnent sont inscrits dans la chair des individus et de leurs gamètes, donc dans les générations passées et à venir. Ce sont les leçons actuelles des sciences sociales et de la biologie du développement. L’épigénétique, cette branche de la biologie qui s’intéresse à la manière dont les gènes s’expriment selon l’environnement moléculaire dans lesquels ils baignent, indique que des traumatismes biographiques ont des effets sur l’expression génétique. L’environnement moléculaire est tributaire de l’environnement personnel, social, culturel, des individus qui entrent en lien pour procréer. Ainsi, les traumatismes ne sont pas seulement des blessures psychiques et narratives, mais aussi des sillons tracés dans le cœur des cellules. La politique reproductive d’aujourd’hui fait déjà histoire pour la psychosomatique des générations de demain.

Selon un rapport du 9 décembre produit par le Bureau des Nations Unis pour la coordination des événements humanitaires, près de 8000 enfants ont été tués à Gaza, 1500 ont disparu sous les décombres, 18 000 souffrent de blessures, 25 000 ont perdu leurs parents ces deux derniers mois. Combien errent, sous le feu des soldats ?

J’ai peur, car l’on m’accusera peut-être d’une métaphore filée scandaleuse. La fournaise a durablement marqué celles et ceux qui ont survécu à la Shoah. C’est indéniable. C’est peut-être précisément pour cela qu’avoir traversé une des plus sombres heures de l’histoire européenne sans y laisser toute sa vie rend particulièrement sensible à la tuerie qui frappe Gaza.

Le Dr Gabor Maté, médecin spécialiste du traumatisme, survivant de l’holocauste, se mobilise en ligne pour dénoncer les conséquences profondes de la guerre actuelle. Il écrit sur son site : « Et que devons-nous faire, nous, les gens ordinaires ? Je prie pour que nous puissions écouter nos cœurs. Mon cœur me dit que “plus jamais” n’est pas un slogan tribal, que le meurtre de mes grands-parents à Auschwitz ne justifie pas la dépossession continue des Palestiniens, que la justice, la vérité, la paix ne sont pas des prérogatives tribales. Que “le droit d’Israël à se défendre”, incontestable par principe, ne valide pas le meurtre de masse »

Cessez le feu ! 50 000 personnes sont enceintes à Gaza, et 180 accouchent par jour.

Cessez le feu. Cet appel urgent venu de tous bords cherche à extraire la mort de la reproduction, celle d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Les tisons ardents ont la vie dure.


Noémie Merleau-Ponty

Anthropologue, Chargée de recherche au CNRS