Art contemporain

L’île vigie et l’opacité de l’art – sur « Orchid island » de Laurent Grasso

Historien

Alors qu’au sein de l’Anthropocène surgit de nouveau la figure de l’île pour penser la complexité des relations entre l’humain et la planète, l’artiste-vidéaste Laurent Grasso propose des installations interrogeant les représentations de l’altérité.

La nouvelle exposition de Laurent Grasso, «Orchid island», qui se tient à la galerie Perrotin jusqu’au 23 décembre, montre que les îles sont de retour sur la scène intellectuelle et artistique. Est-ce un hasard ?

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Avec le langage qui est propre à l’artiste pour saisir une époque incertaine et en transformation, donnant à voir ce qu’il est encore difficile de nommer, ces installations condensent des signaux qui se sont multipliés ces derniers mois en proposant un fil rouge, ou plutôt un rectangle noir, qui interroge les capacités de la projection du monde et sur le monde à connaître celui-ci.

L’exposition a ouvert lorsque la Cinémathèque projetait le plus beau film de guerre de Raoul Walsh, Des nus et des morts/The Naked and the Dead (1958), inspiré du roman de Norman Mailer, réintroduisant l’expérience historique d’une génération d’Américains lors de la Seconde Guerre Mondiale, celle de mourir pour des îles sans intérêt dont ils ne connaissaient ni le nom ni la place sur une carte du monde. C’est ce qui risque de se reproduire si la Chine et les USA s’affrontent un jour pour ce que chacun considère comme sa première ligne d’îles stratégiques dans le Pacifique.

Lanyu, ou île des orchidées, au sud-est de Taiwan, où Grasso a tourné le film qui est la pièce maîtresse de l’exposition, sera peut-être un jour le terrain de ces futurs combats, comme anticipés ici par une atmosphère d’angoissante tranquillité. Les installations de surveillance qui apparaissent fugitivement, filmées sur une autre île proche appartenant elle aussi à Taiwan, installent l’enjeu stratégique du contrôle de ces cailloux dans l’océan, surtout quand comme ici ils abritent les déchets nucléaires d’un pays qui tire une partie importante de son électricité de l’uranium.

Les élections présidentielles aux Maldives le 30 septembre dernier, qui se sont soldées par la victoire du candidat pro-chinois Mohamed Muizzu contre le candidat pro-indien Ibrahim Mohamed Solih, montrent que les îles sont les vigies de l’Anthropocène mais pas dans le sens réducteur qui leur est attribué habituellement. Si les États insulaires sont bien menacés par la montée des eaux causée par le changement climatique d’origine anthropique, le discours catastrophiste tenu habituellement, à commencer par les États insulaires eux-mêmes, masque des temporalités et des enjeux géopolitiques plus complexes.

La vulnérabilité de ces territoires est décuplée par des modèles de développement fondés sur le tourisme dont les fruits profitent à des oligarchies locales et internationales tout en rendant les populations locales de plus en plus dépendantes de flux de matière et d’énergie extérieurs, ce qui a rompu les métabolismes de sociétés homéostatiques et frugales, les engageant dans des trajectoires démographiques insoutenables. Comment fait-on pour vivre sur des îles qui ne peuvent même plus fournir l’eau nécessaire à leurs habitants ? La question est devenue aigüe en plusieurs endroits de la planète, Mayotte en particulier, et ce n’est sans doute qu’un début.

Dans le même temps, le retour des logiques impériales, qui caractérisent la période par des tensions croissantes sur les ressources dans un contexte de changements climatiques et environnementaux globaux, attisent la convoitise sur ces îles pour y installer des bases militaires et des ports en eaux profondes, y exploiter des zones de pêche exclusives et des ressources naturelles quand elles n’ont pas déjà été surexploitées. La pollution au chlordécone qui rend impropres l’eau et le sol des Antilles s’inscrit dans les politiques françaises de l’après 1945 et de la décolonisation mais aussi dans la temporalité plus longue de la colonisation, car dès que ces îles ont été dévolues à la production de sucre à la fin de XVIIe siècle, le sol des Antilles a cessé de nourrir sa population, dépendant des importations de nourriture payées par la monoculture commerciale.

Sans avoir besoin de commenter aucun de ces enjeux et moments historiques, Grasso les éclaire par un geste artistique, qu’il a déjà affirmé en filmant le volcan Stromboli et les ruines de Pompéi dans le film Soleil noir (2014), qui consiste à mettre à distance toute temporalité catastrophiste pour des temporalités beaucoup plus lentes et incertaines, rendues par les dispositifs de vision qu’il mobilise pour filmer. Les caméras hyperspectrales et le Lidar, utilisées pour Artificialis (2021) et Anima (2022), sont absentes ici mais le drone montre une fois de plus ses potentialités. Nul besoin d’être un artiste d’actualités pour éclairer le présent, il suffit de faire son travail d’artiste, travailler sur les dispositifs de représentation. Or précisément, ils sont au cœur de l’ensemble de l’exposition d’une manière très forte et originale.

Le beau livre de Stéphane Van Damme, Les voyageurs du doute. L’invention d’un altermondialisme libertin (1620-1820), paru quelques mois plus tôt, quel hasard, analyse les enjeux de la connaissance par le voyage dans un moment d’expansion impériale. Contre la figure classique de l’histoire des sciences qui insiste sur l’accumulation et l’appropriation d’une machine triomphante, incontestable, Van Damme passe par un autre chemin, celui des sceptiques qui n’ont cessé de critiquer et d’affaiblir ces dispositifs de description du monde pour, paradoxalement, les rendre plus heuristiques et féconds.

A la différence des voyageurs en chambre étudiés par Daniel Roche dans un chapitre de Humeurs vagabondes (2004), les voyageurs du doute ne renoncent pas à voyager physiquement ni à rendre le voyage désirable mais le font en minant de l’intérieur les conventions des récits de missionnaires, de savants et de diplomates. Ainsi de la fameuse fausse description de Formose, ancien nom de Taiwan, quel hasard, publiée par un faux formosan, George Psalmanazar. Van Damme montre comment le trouble fictionnel mine l’espace herméneutique : les récits des jésuites en Chine sont-ils « des fictions édifiantes, des peintures spirituelles ? des théâtres d’ombre ? » ; mais moins pour décrédibiliser le lieu, qui garde sa force, que les porteurs de l’information. N’est-ce pas le sens de ce mystérieux rectangle noir qui parcourt l’exposition, flottant au-dessus d’«Orchid island» dans le film et la série de peinture ?

Il ne s’agit pas de s’enfermer dans une auto-référentialité où le dispositif ne dirait rien d’autre que le dispositif mais plutôt d’affaiblir chacune des conventions qui brouillent la connaissance.

On sait depuis les fameuses pages de Philippe Descola sur le Paysage au dessinateur (1606) de Roland Saevery comment l’objectivation du subjectif, reprenant les termes de Panofsky, caractérise le naturalisme : c’est en effet une subjectivité, l’œil qui regarde, qui produit paradoxalement un objet en découpant le monde pour projeter du sens et de la valeur sur la surface en deux dimensions de l’image, créant ainsi l’illusion d’une réalité objective. Or ici, non seulement cette opération est exhibée, ce qui n’est pas la première fois que l’art le fait, mais elle est retournée pour une mise en doute intensifiée. Le rectangle du tableau flotte dans les airs, noir comme s’il ne pouvait plus rien représenter, tandis que le cône subjectif qui le produit semble sortir de lui et se désagrège en poussière qui tombe sur l’île qu’il est censé représenter.

A ce moment précis, il serait possible de constituer des œuvres comme « un espace vide, un non-lieu, un contre-emplacement, voire une hétérotopie », ce n’est pas la voie que choisit Grasso car, comme les explorateurs du doute étudiés par Van Damme, il ne s’agit pas de s’enfermer dans une auto-référentialité où le dispositif ne dirait rien d’autre que le dispositif mais plutôt d’affaiblir chacune des conventions qui brouillent la connaissance. Et elles sont toutes ici ou presque. L’Éden perdu, qui a été si influent avec Frederick Edwin Church pour définir l’image conventionnelle d’une nature idéale sans les hommes, apparaît ici sous la forme de reprises de tableaux voilés par un masque et déclinés en série, rendant fidèlement le caractère stéréotypé du Cotopaxi (1855) qui ne dit rien de la nature sinon l’idéal produit par des humains.

La traversée du rivage, convention de tout récit de voyage dans les îles comme l’avait montrée Greg Denning dans Islands and Beaches (1980), disparaît ici avec les déplacements aériens du drone qui passe de la mer à la terre et vice-versa sans plus pouvoir mettre en scène la figure du débarquement dans un monde étranger. De l’autre, il n’est plus question non plus de l’autre fictionnalisé, du bon sauvage qui se refuse à apparaître dans cette pirogue vue de très haut, sans que l’on puisse distinguer aucun occupant. L’île aborigène garde donc son mystère irréductible, avec ses roches, ses pentes, ses forêts dont la force visuelle ne vient pas des humains mais de toutes les entités qui habitent ce lieu.

Quant aux listes, aux planches, aux tableaux qui sont le moyen incontournable de la capitalisation des connaissances, ils sont bien présents à travers la répétition des images déclinées sous des formats différents avec de légères variations, jusqu’à culminer dans une petite boîte très belle qui montre une orchidée tournant sur toutes les faces avec un grain imprécis qui empêche de la saisir de manière objectivée, mettant en tension voire dissociant compréhension et possessivité de la nature, comme le suggère aussi l’accrochage, plus bas que la position habituelle des représentations de la nature en Occident.

Enfin, les nuages rochers coupés en deux et posés sur le sol montrent à voir d’un côté la surface plane de la représentation en deux dimensions mais définitivement opaque tandis que le revers, resté rocher avec ses irrégularités et aspérités ne peut être utilisé pour dire autre chose que son devenir rocher.

Ramassons maintenant tous ces éléments qui ne sont le produit d’aucun hasard. L’île est en effet la figure que les Européens utilisent au XVIIIe pour penser ce qu’ils font au monde culturellement et écologiquement. Si l’île de la Renaissance était fictionnelle, l’utopie fonctionnant comme opérateur de mise à distance, celle des Lumières est historique, dans un contexte de mondialisation multipliant les contacts et les déstabilisations, quand ce ne sont pas les destructions.

Dans l’Anthropocène qui s’accélère aujourd’hui, l’île surgit de nouveau pour penser en condensé les champs de force et les jeux d’une planète qu’il est difficile de saisir par la pensée et la vision sans la simplifier. Mais pour ce faire, il faut sans cesse inquiéter les outils de connaissance, ici ceux de l’artiste comme le fait Grasso. Loin de renoncer à connaître, ce doute affirme la seule connaissance véritable, celle qui se met à l’épreuve elle-même et donne à voir les opérations qu’elle met en œuvre, ce que ne font aucune des images idéales de la nature.

Revendiquant la pratique collective du studio, Grasso a toujours assumé de faire intervenir d’autres mains et c’est ici nécessaire pour désamorcer les illusions de l’image lumineuse du monde grâce à l’opacité de l’art. C’est à ce titre que les îles peuvent être les vigies du nouveau monde en train de surgir. Reste peut-être un point en suspens qui était indispensable à l’art de lire le monde au XVIIIe siècle, la mise en relation des descriptions grâce à l’assemblage, la comparaison et la collection. Comment les collectionneurs et les galeries se donnent-ils aujourd’hui les moyens d’affirmer l’art comme un outil de connaissance en parallèle avec les enquêtes que mènent les sciences sociales et humaines ?

«Orchid island», exposition de Laurent Grasso à la gallerie Perrotin, jusqu’au 23 décembre 2023.


Gregory Quenet

Historien, Professeur à l'Université UVSQ-Paris Saclay

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