Résister au meurtre (d’un animal)
Saucet n’est pas un militant anti-chasse. D’ailleurs, il n’est opposé pas à cette pratique, par principe, il le dit dans une vidéo de l’association Abolissons la Vénerie Aujourd’hui, vidéo disponible sur le site du quotidien La Dépêche : « qu’on chasse un animal, je suis d’accord ». Mais qu’un cerf venu se réfugier dans son jardin, un animal épuisé, blessé, acculé soit pourchassé par une meute pour être abattu par un veneur à cheval, fût-il Monsieur de la Rochefoucauld, membre de la célèbre famille de l’aristocratie française, qui dirigeait l’équipage, lui était inacceptable.
M. Saucet n’a d’ailleurs guère été impressionné par le titre de noblesse du chef des veneurs et l’a éconduit, selon ses propres dires, aussi bien que s’il avait été le président de la République lui-même. Comme beaucoup d’autres Français et beaucoup d’autres Françaises, confronté à une telle situation, M. Saucet n’aspire pas à la mise à mort volontaire et ritualisée d’un animal en piètre posture. Effectivement, il a protégé, nourri, abreuvé, secouru ce jeune cerf à bout de souffle. Sylvain Saucet a résisté à sa mise à mort. Il a jugé que celle-ci était immorale, au nom d’un moindre bénéfice (quel bénéfice d’ailleurs est celui de la traque et de la mise à mort violente d’un cervidé par une équipe de vénerie ?).
Cet événement est remarquable à plus d’un titre. Je voudrais ici m’attarder sur ce qu’il révèle des relations anthropozoologiques actuelles, et sur le fait que bien des membres de notre société sont contre les actes de cruauté commis sur les autres animaux. Comme dit M. Saucet, « On est en 2023, quand il est pris au piège, c’est bon, cela fera plaisir à tout le monde qu’il le laisse partir, l’animal. »
En 2023, la majorité des gens, en France, soutiennent l’interdiction de la chasse à courre (77 %) et des corridas (77 %), ou encore celle de l’élevage intensif (85 %)[1]. La demande d’évolution est tangible. On la perçoit également dans l’opinion formulée par 84 % de Françaises et de Français qui estiment la cause animale assez importante ou très importante en politique[2]. C’est un changement profond qui est plébiscité.
Si les attitudes évoluent bel et bien, les comportements sont toutefois plus lents et difficiles à changer, pour des raisons liées à la culture humaniste, aux systèmes juridiques et politiques, au pouvoir des lobbys, aux habitudes de langage, aux normes et à la psychologie sociale. Un paradoxe s’observe entre, d’un côté, des aspirations croissantes à changer de modèle de relation et, de l’autre, des pratiques qui restent largement ancrées dans un modèle où les animaux n’importent pas. C’est ce qu’on appelle en psychologie sociale le value-action gap, le décalage entre les comportements auxquels on aspire, et les actions réelles. C’est là que la zooinclusivité peut aider à modifier le rapport.
La zooinclusivité, partant de l’acceptabilité des pratiques, répertorie les petits gestes et les grandes actions à entreprendre afin de contribuer à modifier les comportements, à dépasser le biais anthropocentrique, pour développer un monde favorable à tous les animaux. Le premier objectif est de valoriser la prise en compte de leurs intérêts. Je développe cette notion dans un livre récemment paru, Considérer les animaux. Une approche zooinclusive.
Agir de façon zooinclusive, c’est déjà penser de façon zooinclusive, à la manière de M. Saucet. Dans une situation où un mammifère non humain se réfugie chez lui, traqué, blessé, à la merci d’une meute de chiens et d’un groupe de chasseurs humains à cheval, M. Saucet prend le parti du cervidé, ressent de l’empathie pour lui, considère son état physique, comportemental et émotionnel, décide de le protéger en s’interposant physiquement, résiste aux veneurs armés, arrose les chiens pour les tenir à distance.
M. Saucet a considéré cet individu, bien qu’il ne soit pas humain. Il l’a considéré, dans tous les sens du terme : d’une part en le regardant avec attention, en l’observant et en le prenant en compte (il le voit et le décrit transpirant, saignant du nez, épuisé, perdu) d’autre part, en le respectant et l’ayant en estime (il le trouve « magnifique », « beau », il l’appelle « le garçon » et l’assure qu’il est hors de danger et que personne ne lui fera de mal tant qu’il sera sous sa protection).
On ne sait pas si M. Saucet est un animaliste militant qui pratique le véganisme. Il ne l’est très probablement pas puisqu’il déclare, par principe, ne pas être opposé à la chasse. Il n’a pas nécessairement embrassé un changement radical de vie afin de prendre en compte les intérêts de tous les animaux non humains autour de lui, dans toutes les situations, de façon systématique. Il ne s’agit pas de cela ici.
La condition animale a, jusqu’à présent, constitué un angle mort de la pensée inclusive.
La zooinclusivité, dont il me semble que M. Saucet a fait preuve, est une approche qui peut être graduelle, partielle. La notion d’inclusivité touche aux pratiques et aux discours de progrès. Elle est entendue, jusqu’à présent, comme s’appliquant aux groupes humains, en raison du handicap, du genre, de l’âge. Il me paraît fructueux d’emprunter ce concept et de l’appliquer aux animaux non humains, afin de contribuer à lever certains obstacles qui empêchent la prise en compte de leurs intérêts.
La condition animale a, jusqu’à présent, constitué un angle mort de la pensée inclusive. Or, il existe des comportements, des croyances, des façons de penser, des choix politiques, qui considèrent les autres animaux, leur singularité, leur agentivité, leurs expériences et d’autres qui les ignorent, tout en ayant un impact sur eux. Il y a des pratiques qui expriment une certaine solidarité avec les animaux, qui sont « zooinclusives », et d’autres qui ne le sont pas.
Le 25 novembre 2023, face aux veneurs, M. Saucet a agi de façon zooinclusive. Dans la vidéo, on l’entend s’exprimer ainsi : « Il est à trois mètres de moi, le garçon. Il est magnifique. ». Il a considéré le point de vue d’un autre que lui. Cet autre, cet inconnu, se trouve être un animal non humain.
Bien sûr, ce n’est pas n’importe quel animal, c’est un cerf. M. Saucet se serait-il comporté différemment si cela avait un sanglier (qui est lui aussi un mammifère, mais qui ne jouit pas de la même popularité que le majestueux cervidé), un faisan (un oiseau, plus éloigné de l’espèce humaine sur le plan phylogénétique, donc jouissant d’un niveau d’empathie moindre) ? On ne pourra pas répondre à cette question. Mais on sait, car cela a été documenté par une équipe de chercheurs français, que le niveau d’empathie et de compassion que nous ressentons envers les autres animaux décline à mesure que le temps de divergence entre nous et eux s’allonge.
Dit de façon plus simple, on a plus d’empathie et de compassion pour un chimpanzé (qui appartient à l’espèce non humaine la plus proche de la nôtre) ou pour un chien que pour une grenouille ou une araignée[3]. C’est ce que les chercheurs Aurélien Miralles, Michel Raymond et Guillaume Lecointre ont appelé la cartographie affective du vivant. On retrouve souvent, dans l’approche zooinclusive, cette prédilection pour les mammifères non humains.
Pour illustrer encore la zooinclusivité par des événements ayant marqué l’actualité récente, citons le fait que des pompiers ont consacré huit heures à une intervention de sauvetage pour un petit âne de deux semaines tombé dans un trou à Tourrettes, dans le Var, le 10 décembre 2023.[4] Sans les efforts déployés par les deux équipes, une de l’Unité de secours, d’assistance et de recherche, l’autre du Secours en milieu périlleux et montagne, spécialisée dans les interventions en site souterrain, le jeune équidé serait mort. Ici on ne parle pas de résistance au meurtre, bien sûr, personne ne voulait abattre cet ânon, mais ce sauvetage est une lutte contre la mort assurée qui l’attendait sans intervention humaine.
C’est encore un élan zooinclusif qui a récemment poussé une famille suisse, les Burren, à abandonner l’élevage de vaches auquel elle se consacrait. Un soir, en s’occupant de sa fille, le père de famille et éleveur bovin a eu le déclic. Il entendait une vache appeler son veau, qui venait de lui être enlevé : « Il se dit qu’il ne supporterait pas de devoir abandonner son enfant au bout de six mois. Il ne voulait pas non plus qu’un autre être vivant doive le faire »[5] et voilà comment la zooinclusivité a gagné cet éleveur, qui a alors entamé une transition vers la production végétale.
« Nous renonçons à la production animale parce que nous ne voulons plus tuer »[6] déclare-t-il avec sa femme. C’est pourtant une forme d’élevage particulièrement vertueuse, parmi les types de productions en élevage bovin, que pratiquait la famille Burren, un élevage dit « mère-veau », où les petits restent avec leur mère plus longtemps que dans d’autres élevages. On les leur retire à six mois (ailleurs on les leur retire dès les premiers jours de vie du petit). En se mettant à la place de la vache, à la place d’un être non humain, Tobias Burren a « désanthropisé » son regard, il a agi de façon zooinclusive.
Dans des situations dramatiques, la zooinclusivité peut prendre des allures particulièrement spectaculaires, ainsi que le siège de la Bande de Gaza par Israël le montre aujourd’hui. Des bénévoles, des personnes et des familles dévoués ont pris, et prennent encore, de grands risques pour maintenir en vie des animaux, les sauver ou les emmener avec eux en exil.
À Gaza, l’organisation Sulala Animals Rescue montre une détermination sans faille à nourrir chiens, chevaux, ânes, oiseaux et chats abandonnés ou sans abri. Sans électricité, sans eau, sans carburant et sans internet, on imagine les difficultés que le refuge rencontre pour subvenir aux besoins fondamentaux de ses pensionnaires et remplir la mission qu’elle s’est fixée. C’est notamment critique pour les grands animaux (chevaux et ânes) qui, alors que les carburants sont inaccessibles, sont sollicités pour le transport, et ce alors même qu’ils ne sont pas suffisamment nourris. Que le sort de non humains fasse l’objet d’un tel dévouement montre que la zooinclusivité peut s’appliquer même dans des cas extrêmes où le bien-être humain, l’épanouissement humain et la vie humaine mêmes, ne sont pas garantis.
Chacun, chacune peut être zooinclusif ou zooinclusive à son niveau, à son rythme, avec ses moyens, à considérer les animaux quand c’est possible. Nul besoin d’attendre un moment extraordinaire comme la chute d’un ânon dans un trou ou l’irruption d’un cerf, épuisé par la traque, dans son jardin.
On peut plus facilement pratiquer la zooinclusivité en mettant des plantes mellifères sur son balcon ou son jardin lorsqu’on a la chance d’en avoir un, en réduisant sa consommation de produits carnés, en veillant à ne pas adopter un animal de compagnie sur un coup de tête, en se mettant à la place d’un animal non humain devant soi, lorsque notre action (ou inaction) aura un impact sur lui, en pensant tout simplement que le monde dans lequel nous vivons est bien plus qu’humain.
NDLR : Émilie Dardenne a récemment publié Considérer les animaux. Une approche zooinclusive, aux PUF.