Cuisine

Super Jamie Oliver

Journaliste

On l’avait vu au fond du trou pendant le confinement, on le retrouve requinqué à Marseille. Le chef anglais Jamie Oliver a révolutionné l’approche de la cuisine en Grande-Bretagne, en traduisant en argot urbain des plats et traditions venues de la terre entière. Il est l’anti-brexit et une pop-star.

Récemment, je recevais dans le Pays Basque une jeune famille d’Anglais. Éduqués, urbains, voyageurs, curieux, installés à Brighton, ce quartier pour hipsters à l’échelle d’une ville.

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Je les invitais le soir dans un restaurant local, refusant le pittoresque, le touristique pour un menu franc de produits régionaux à peine adaptés aux palets puceaux de touristes que le mot “épice” affole.

A leurs regards paniqués par la lecture de la carte, je mesurais leur effroi  face à l’inconnu. J’ai eu l’impression de leur imposer un base-jumping depuis les falaises de Socoa ou un saut à l’élastique sans élastique depuis le phare de  Biarritz. Renonçant à tenter une expérience aussi inédite, ils me demandèrent au bord de l’évanouissement si je pouvais leur commander une omelette au jambon. “Mais au jambon normal”, me supplièrent-ils. “Pas celui-là, surtout pas celui-là !” Ils me montrèrent dégoûtés un jambon de Bayonne pendu à une poutre. Ça ne se fait pas, en plein Pays Basque. Mais ils avaient ce qu’on appelle la peur au ventre.

Je ne les avais pourtant pas embarqués chez Pilou par exemple, où l’on se régale de chipirons aux oreilles de porc ou de têtes de merlu grillées. Non, on n’était pas dans le rustique, pas dans le brutal. Mais le jet-lag culinaire était trop flagrant. Il leur aurait peut-être fallu s’acclimater par un long sas de décompression, commencer par le fade, voire le banal. Ou alors, mieux : suivre une saison entière d’émissions télévisées du chef Jamie Oliver où il parle avec leur argot, leur accent, de cuisine, d’expériences, de rencontres, d’explosions dans la bouche. On y revient, car ceci est une lettre d’amour au chef anglais.

Je me souviens pourtant d’une période pas si lointaine où je vivais à Manchester. Il me fallait alors traverser la ville, changer de bus, pour avoir le privilège de trouver le seul jambon cru de Manchester, dans une épicerie italienne qui multipliait ses prix par cinq. Aujourd’hui, n’importe quelle supérette de quartier, ces enseignes similaires qui ont remplacé les cornershops imprévisibles d’antan, possède son présentoir de charcuterie : bayonne, san daniel, parme, serrano… Mais au début des années 80, en Angleterre, hors-Londres, on mangeait ce que l’on trouvait. On serait presque revenu à la préhistoire, où la famille dévorait ce que le chasseur avait traqué et tué. Parfois, c’était un mammouth, ça durait longtemps.

Dans les années 70, en France, il existât une chaîne de grandes surfaces baptisées Mammouth. On y achetait des stocks inutiles de nourritures identiques. Mais au moins, on y trouvait frais fruits, légumes, poissons et viandes. Tout ce que les Anglais, sauf ceux qui avaient accès à un jardin ou à un marché, ne pouvaient alors acheter que sous cellophane, déjà manipulés, traités. Il ne fallait surtout pas que la viande rappelle la bête qui avait été massacrée pour des steaks réglementaires. Ou alors que le poisson ait un jour possédé une tête, une queue et des écailles qui l’autorisaient à frétiller dans l’océan. Les Anglais ont ainsi déviandé la viande, dépoissonné le poisson. Je parle de préhistoire : il y clairement dans la cuisine anglaise, techniquement moins que psychologiquement, un avant et un après Jamie Oliver.

On ne peut plus se contenter du rata maussade : Jamie, comme tout le monde l’appelle en Angleterre depuis qu’il s’est invité à toutes les tables, a été un sourceur infatigable pour des cuisines jusqu’ici ignorées par ses compatriotes. La Méditerranée, l’Asie, le Moyen-Orient, l’Amérique du Sud… Il en a ramené d’autres habitudes, d’autres folklores, en se servant à la base, des cuisines familiales aux étoilés. En Angleterre, même brexitée, on ne peut plus faire comme si le monde et ses recettes n’existaient pas. On ne peut plus abâtardir pour les palais anglais des siècles de cuisine indienne par exemple. Longtemps élu plat préféré des Britanniques, le poulet Tikka Massala n’a pourtant jamais mis les pieds en Inde : c’est une invention édulcorée créée à Glasgow. Il existe pourtant de formidables recettes anglaises remontant aux agapes du 19e siècle et que quelques pubs et restaurants ne cessent de moderniser, d’adapter : Jamie Oliver s’en est emparé, avec sa malice et sa fièvre. Il était temps.

J’ai une fois dîné dans un restaurant de fruit de mer avec le groupe pop The Coral. Ils viennent d’un petit port de pêche à deux pas de Liverpool et étaient estomaqués de me voir commander des crevettes, et sidérés que je sache les éplucher. Ils m’avouèrent que leur repas quotidien depuis l’enfance se limitait au seul et même plat : tourte au steak & rognons, servie avec une sauce épaisse et gluante qui noie la purée.

Chez eux, ce qu’il y avait dans les assiettes relevait strictement du fonctionnel. Le plaisir n’était pas convié à table. Mais il fallait bien se nourrir, dans la rigueur et la sévérité. Leur description de la cuisine familiale évoquait un rationnement sans fin. Et sans faim. Je serais curieux de dîner à nouveau avec eux vingt ans plus tard, depuis que se sont ouverts les axes et fenêtres.

A la télévision, pendant leur enfance, les rares émissions consacrées à la cuisine semblaient diffusées en noir & blanc. C’était pourtant une époque où la culture pop jouissait pleinement de la couleur. Les chefs étaient gris, leur cuisine austère, sans joie. Je me souviens des plats monotone de la cheffe Delia Smith, qui dictait alors au pays ses repas de Noël : la cuisine semblait une sorte de péché, une activité terne et laborieuse, inscrite dans le marbre fané d’une pierre tombale.

Quand il débarqua sur la BBC en avril 1999, Jamie Oliver décapita non seulement cette cuisine-à-maman, mais aussi beaucoup d’idées reçues. La cuisine n’était pas réservée aux vanités de bourgeoises cadenassées à leurs livres antédiluviens de recettes périmées. On pouvait faire des merveilles avec peu d’ingrédients et des moyens modestes. On n’était pas obligé de suivre à la lettre les ordres de la tradition, mais au contraire de solliciter son instinct, d’inventer des dosages et mariages insensés. On pouvait avoir l’allure, le bagout et la coolitude d’un musicien pop et inventer goulument sa propre cuisine. Bref, on sauta ce jour là une ou deux générations et par milliers, des garçons levèrent l’auto-censure et se ruèrent sur les fourneaux. Car ce sont les hommes, jeunes, qui ont le plus bénéficié de cet appel d’air. Là où ils se contentaient le plus souvent de s’alimenter, plus passionnés et experts dans le liquide que dans le solide, ils ont appris avec Jamie Oliver la joie, la liberté et l’extase que peut autoriser la cuisine.

Comme le mouvement punk avait libéré, décomplexé des milliers de musiciens aspirants en offrant un piédestal à leur fausse incompétence, Jamie Oliver a rappelé que la cuisine n’était pas toujours une question de virtuosité. Elle pouvait aussi être parfois une humble et explosive rencontre entre des produits amoureusement triés et un instinct proche de la transe. Sans technique, on ne peut pas  renouveler cette alchimie tous les soirs, comme le réussissent des chefs prodigieux dans leurs restaurants. Mais de ces marges éclairées sont sortis de nombreux jeunes maestros  que rien ne destinait à telle carrière, comme Tim Sadiatan ou Grégory Marchand. Comme ces musiciens au savoir-faire très étroit mais à l’imagination compensante, une génération entière de novices a reçu de Jamie l’autorisation de s’exprimer, avec le droit à l’erreur qu’il revendique dans ses propres plats. Les groupes punks ont composé des hymnes générationnels sur trois accords basiques : on ne fait pas mieux pour traduire l’urgence. Jamie Oliver, lui, s’est imposé un dogme similaire pour raconter la même chose, avec la même puissance, la même fougue. Aux trois accords des artisans en chansons d’une époque qu’il n’a pas connue (il est né en 1975, à la veille du remembrement punk), il répond par son concept de la cuisine en trois ingrédients. Ça parait chiche et limité, mais la simplicité de la construction exacerbe les saveurs : on n’est alors plus dans l’addition de produits, mais dans la multiplication des combinaisons et des sensations.

S’il est souvent considéré comme un mentor, et pas seulement en raison de son implication très intime dans la formation de jeunes issus de milieux défavorisés, c’est justement parce qu’il a toujours été dans la transmission du savoir, jamais dans le repli, l’entre-soi. “Beaucoup de gamins savent tout sur les drogues, mais sont incapables de parler du goût des courgettes ou du céleri”, ricane-t-il.

Sa quête de cuisines, de techniques mystérieuses et de produits de lui inconnus ne remplit pas seulement ses livres et ses shows télévisés. Elle nourrit avec respect et passion sa recherche de l’épure, du less is more. De ses rencontres, il lui reste ensuite à traduire en langage clair et moderne ces traditions ancestrales, à simplifier des processus trop contraignants et aussi à adapter les recettes familiales aux produits disponibles en Grande-Bretagne.

Il aurait pourtant été facile, comme quelques vieux barons menacés, de balayer le jeune Jamie Oliver d’un revers de la manche. Certains notables de la cuisine officielle ont même tenté de le réduire à son personnage, à sa gouaille, ses mauvaises manières et ses expressions systématiques – comme son fameux “Pukka!”, son cri d’autosatisfaction. J’ai eu la chance de jouir de sa cuisine, de son vaisseau amiral du 15 londonien à ses nombreuses cantines, notamment italiennes. Leurs combinaisons parfois douteuses voire inquiétantes sur le papier, leur simplicité de cuisine d’étudiants révélaient pourtant à chaque fois une complexité sans esbroufe, une richesse épurée. Mais meilleur cuisinier que comptable, Jamie Oliver a aujourd’hui fermé boutiques.

Jamie Oliver reste un passeur nécessaire pour une Grande-Bretagne qui a choisi avec le brexit l’isolation, le repli.

De son empire, il reste les incunables comme ses livres qui doivent autant au récit qu’à la cuisine. Et bien sûr son émission de télé, qui lui a valu une véritable fatwa des viandards américains, auxquels il doit le pilori “d’anti-américain”. Les raisons de la colère : sa croisade contre l’obésité, accompagnée de punchlines qui ont immédiatement fait de lui un paria. « Nous vivons dans la crainte des meurtres que nous voyons à la une des journaux télévisés… mais la vérité est que les homicides sont en bas de la liste des principales causes de décès, et que les premières causes sont liées à notre alimentation”, tenta-t-il d’expliquer, alors que l’on préparait déjà le goudron et les plumes.

De ce rejet vociférant des Américains, auxquels il a emprunté sa recette fétiche de steak sarnie (sandwich au steak et oignons), il sortirait blessé, impuissant. Mais rien n’avait préparé ce gourmand impénitent, cet increvable collectionneur de rencontres pour la prochaine crise : le confinement. Embastillé dans sa fermette anglaise, il continua pourtant, phare dans une nuit infernale, de diffuser – et de manière quotidienne. Il fut ainsi un repère fiable et fidèle alors que disparaissaient les structures, les habitudes, le temps même. De plus en plus marqué physiquement, de plus en plus troublé psychologiquement, il n’abandonna jamais sa mission, même si le cœur n’y était plus. Lui qui, depuis des années, laissait ses pupilles pétiller au rythme de ses papilles gustatives cuisinait l’air grave, absent. Sa règle des trois ingrédients prit une tournure inattendue : encore fallait-il en trouver trois. Filmé à l’emporte-pièce sur son téléphone, on le voyait fouiller son garde-manger, vider ses placards pour coûte que coûte inventer une cuisine adaptée au malheur. A la fin, on frôlait l’absurdité, quand cet épicurien obsédé par la fraîcheur cuisinait en faux direct, avec son épouse malade en chef op’ sur iPhone, des plats qui réunissaient une boîte de thon, une bouteille de ketchup et deux panais. J’exagère à peine.

C’était la résilience britannique, le fighting spirit à leur plus haut niveau. Là où beaucoup de plaisirs et nécessités d’autrefois étaient relégués au rang des caprices et luxes d’une époque que l’on pensait infinie, Jamie Oliver refusait de capituler. Jamais il ne s’excusa du côté dérisoire, indécent même dans les circonstances tragiques de son obsession : pour lui, il était juste question de sauver des corps et des âmes.

Je le retrouvais récemment par hasard à la télévision anglaise. Il était à Marseille et avait récupéré l’énergie, l’enthousiasme et la malice qui l’avaient peu à peu déserté pendant la pandémie. Brassant les cultures, cuisines et produits inédits, Marseille est une ville idéale pour un chef comme lui, presque un laboratoire à ciel ouvert. Son émerveillement face à une bouillabaisse ou des courgettes cuisinées par une réfugiée syrienne, son respect et son humilité face à ces anonymes dont il apprend sans répit me rappelèrent à quel point Jamie Oliver reste un passeur nécessaire pour une Grande-Bretagne qui a choisi avec le brexit l’isolation, le repli. “De toute ma vie, ce que j’ai le plus aimé, ça a été de rencontrer des gens aussi passionnés que moi par la cuisine et de partager nos expériences. La bonne bouffe est partout, j’ai toujours un truc neuf et inouï à apprendre : j’adore ça !”

Parmi ses fiascos commerciaux se trouve une école de cuisine. Elle était vouée à l’échec : Jamie Oliver n’est pas un enseignant, mais un éternel étudiant.


JD Beauvallet

Journaliste, Critique