Hommage

Badinter et les philosophes

Philosophe

On associe à juste titre Robert Badinter à la défense et illustration de la philosophie des Lumières et à la tradition laïque républicaine, de Condorcet à Jules Ferry et de Beccaria à Victor Hugo. Mais Badinter noua aussi un dialogue, qui n’empêchait pas certains désaccords importants, avec des figures philosophiques « critiques » majeures de son temps, comme Michel Foucault ou Jacques Derrida.

Robert Badinter ne s’est jamais caché d’être « un intellectuel en politique » – selon le titre du livre qu’il consacra à Condorcet avec sa femme, Elisabeth Badinter –, et s’il fut professeur de droit, l’ardent promoteur de l’abolition de la peine de mort eut aussi un intérêt d’une vie pour la philosophie du droit, la pensée de l’Histoire et de la politique, et de nombreux dialogues avec des philosophes contemporains.

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On associe à juste titre Badinter à la défense et illustration de la philosophie des Lumières et à la tradition laïque républicaine, de Condorcet à Jules Ferry et de Beccaria à Victor Hugo. Il est certain que c’était là, pour lui, la matrice essentielle de la politique moderne et des combats pour la justice, pour l’émancipation individuelle et collective. Mais Badinter noua aussi un dialogue, qui n’empêchait pas certains désaccords importants, avec des figures philosophiques « critiques » majeures de son temps, comme Michel Foucault ou Jacques Derrida. C’est ce double rapport à la philosophie que j’aimerais évoquer ici – à titre d’hommage et d’esquisse.

Il ne fait pas de doute que pour Badinter, la philosophie des Lumières avait ouvert une séquence historique dans laquelle nous nous trouvons toujours et inauguré des combats qu’il était essentiel de poursuivre, sans relâche et sans compromis : combat contre ce que D’Alembert appelait le « despotisme théologique », contre la prétention des Églises à régir l’ensemble de la vie sociale, pour la tolérance et la laïcité, mais plus généralement pour l’émancipation à l’égard des tutelles sociales et politiques, pour les droits des individus à déterminer librement leurs opinions, leur manière de vivre, leur sexualité…

Deux figures exemplifiaient les combats des Lumières à ses yeux : Condorcet d’abord. Dans Condorcet. Un intellectuel en politique (avec Elisabeth Badinter, Fayard, 1988), l’évocation de la vie du mathématicien devenu révolutionnaire documentait la rigueur quasi géométrique de son combat pour l’émancipation – contrairement à la plupart de ses contemporains, philosophes et acteurs de la Révolution compris, Condorcet entendit tirer toutes les conséquences du principe de l’égalité entre les êtres humains, prônant accession des femmes à la citoyenneté, égalité des droits pour les minorités religieuses, abolition de l’esclavage, critique du colonialisme, instruction publique pour le peuple.

Les Badinter rappellent que Condorcet fut aussi précurseur que relativement isolé – mais aiguillé et soutenu par sa femme Sophie – dans le combat pour la reconnaissance de l’égalité entre hommes et femmes ; moins seul un temps seulement dans sa lutte en faveur de l’abolition de la peine de mort, car le régicide (Condorcet vote contre la mort de Louis XVI) et la Terreur emporteront cette perspective défendue un temps, puis abandonnée, par Robespierre lui-même ; moins seul dans sa lutte victorieuse, sous la Révolution, pour l’égalité de droit quelle que soit la confession. Pour l’abolition de l’esclavage, sur laquelle les acteurs de la Révolution se divisèrent – un fort lobby pro-esclavage criant au risque de banqueroute économique –, il fallut attendre le 4 février 1794 pour la première abolition, à peine plus d’un mois avant la mort de Condorcet.

Le républicanisme défendu par Badinter est nécessairement laïque, féministe et antiraciste, mais de cette compréhension de la laïcité, du féminisme et de l’antiracisme universaliste qui récuse les voies des accommodements, de la discrimination positive ou de la parité – autant de points discutés à gauche, tant il est vrai que le problème de « l’effectuation » de l’universalisme reste entier.

La seconde figure, moins célèbre en France mais bien connue des juristes, des historiens et des philosophes du droit, est celle de l’Italien Cesare Beccaria, l’auteur du Traité Des délits et des peines où l’on voit à juste titre l’une des origines des réformes de la pénalité qui transformèrent de fond en comble le droit à la fin du XVIIIe siècle. Badinter préfaça une édition de poche du Traité (Flammarion, 1991). Une dimension décisive des Lumières est ici leur contribution à la sécularisation du droit, la refonte de la loi sur la base de la volonté libre et le rejet de tout châtiment qui ne fût pas strictement nécessaire et proportionné au délit, excluant l’arbitraire. Beccaria entend démontrer que cette « proportion » même ne saurait servir d’argument pour la peine de mort (qu’on pourrait croire « proportionnée » à un crime de sang), dans la mesure où une peine laïcisée et rationalisée vise l’utilité sociale et non la vengeance, or « la mort d’un citoyen n’est ni utile ni nécessaire ».

Cet attachement aux Lumières, à la République et à la laïcité explique certains liens noués avec des philosophes qu’on a pu dire « néorépublicains », comme Catherine Kintzler, spécialiste de Condorcet et de la laïcité, ou Alain Finkielkraut, que son évolution idéologique propre porta de plus en plus à droite mais dont il faut rappeler qu’il mena aussi une réflexion sur le crime contre l’humanité – La Mémoire vaine (1989) – et la justice internationale en ex-Yougoslavie, deux points sur lesquels ses intérêts croisaient ceux de Badinter.

Il n’a jamais considéré la République comme un fait acquis et achevé, parfait

On associe désormais ce courant essentiellement à la mise en garde contre les dangers de l’islamisme, souvent minimisés par une partie de la gauche par crainte de stigmatiser par association la minorité musulmane française. Cette crainte de paraître intolérant pouvait et peut laisser paradoxalement prospérer une intolérance islamiste tout à fait affichée et assumée, qui prône l’inégalité entre hommes et femmes, la mise au ban voire la mise à mort des homosexuels, des Juifs, etc.

On peut difficilement nier la lucidité de cet appel à prendre la mesure de la nocivité de l’islamisme, mais l’obsession du voile, la faible place faite à la dimension sociale du républicanisme et une tendance, au plan international, à exempter l’Occident et ses alliés de leurs torts ont pu donner un tour binaire et conservateur à cette constellation intellectuelle.

Il me semble néanmoins qu’on aurait tort de figer Robert Badinter dans l’opposition polémique qui f(a)it florès au Printemps républicain entre, d’un côté, une gauche républicaine-laïque attachée à l’unité de la nation et du peuple et, de l’autre, une gauche « critique » et « sociétale » perdue dans la multiplicité des luttes et dans une défense des « minorités » censée lui faire oublier ses racines laïques et ses idéaux républicains, eux-mêmes alors souvent largement amputés de leur ambition d’égalisation des conditions sociales.

Badinter n’a jamais considéré la République comme un fait acquis et achevé, parfait, qu’il s’agirait simplement de défendre : il restait encore à rendre ses promesses plus réelles pour tous et à en approfondir le sens. La même chose vaut pour des droits de l’homme, dont Badinter note dans un texte écrit pour commémorer la Déclaration universelle de 1948 qu’il faut toujours les actualiser en fonction de nouvelles configurations et menaces : « le pire pour nous serait, face à ces données nouvelles du progrès scientifique [Badinter se réfère ici aux menaces pour la vie privée liées au développement d’Internet], d’être comme des artistes néo-classiques qui se borneraient à reproduire les œuvres de leurs prédécesseurs. Les droits de l’homme aussi sont une création continue[1]. »

Certes, Robert Badinter récusait la reconnaissance politique des minorités, mais cela ne l’empêcha pas d’accompagner et de faire progresser les luttes pour l’égalisation des droits des femmes, des homosexuels, pour donner des conditions de détention dignes aux prisonniers, de veiller avec vigilance aux droits des étrangers et des immigrés en France, au droit d’asile, etc. Sur tous ces points, il conservait non seulement une sensibilité marquée à gauche mais une affinité avec la vague des mouvements sociaux des années 1960-70 et avec le soutien théorique qu’un Foucault, par exemple, a pu offrir aux « luttes autour des prisons » comme avec une certaine déconstruction du patriarcat. La rencontre entre les deux hommes ne fut donc nullement le fruit du hasard.

Assurément, le peu de crédit donné par un Foucault à la geste républicaine, son approche critique de « l’approche juridique du pouvoir », dans Surveiller et punir, au profit d’une approche « microphysique » des dispositifs de pouvoir variés, sa façon de relativiser la portée des réformes de la justice portées par les philosophes des Lumières, Rousseau, Beccaria, en mettant en lumière le rôle invisible des technologies disciplinaires qui assurent des formes d’inégalité sous le couvert des grands principes proclamés : tout cela le mettait à distance de Badinter et de sa défense des Lumières, rigoureuse mais classique. Il est probable que Badinter ait vu dans les articles plutôt dénués de distance critique de Foucault sur la révolution islamique iranienne en 1978-79, la conséquence pénible de sa faible adhésion à la laïcité et aux droits de l’homme.

Cela n’empêcha pas Badinter d’admirer grandement Surveiller et punir, ouvrage scintillant d’intelligence et revisitant un autre objet majeur de ses propres préoccupations – la prison. Je trouve dans les archives du Fonds Foucault conservées à la Bibliothèque Nationale une lettre du 14 avril 1984 où Badinter écrit à Foucault : « Vous savez l’admiration que je vous porte pour votre pensée et l’éclat incomparable de votre expression. Depuis le XVIIIe siècle, il n’est point de philosophe qui puisse vous être comparé dans le sombre domaine qui est le mien[2]. »

La discussion s’entame avec Foucault autour de la peine de mort en 1977 dans Le Nouvel Observateur. Bien évidemment, Foucault soutint l’abolition de la peine de mort, même s’il estima aussitôt qu’il fallait allait plus loin en refusant également les « peines de substitution », le maintien de l’idée d’une peine qui n’aurait aucun terme (la « perpétuité réelle ») et en s’inquiétant du paradoxe d’une surenchère pénale qui pouvait accompagner par compensation l’abandon de la peine capitale[3].

À l’arrivée de la gauche au pouvoir, Foucault réclama par lettre à Badinter la suppression des Quartiers de Haute Sécurité, mesure que prit le garde des sceaux, tout comme la suppression de la Cour de sûreté de l’État et des tribunaux militaires. Badinter ne cachait pas qu’il ne croyait pas possible la suppression de la prison, un horizon que Foucault pouvait sembler tout à la fois défendre et problématiser en se demandant là encore quelles formes de diffusion dans l’espace social tout entier risquait de « compenser » la disparition de l’espace carcéral.

Il fut un défenseur de l’abolition sans exception

En revanche, Badinter entendait réduire drastiquement l’usage de cette peine et transformer radicalement les prisons françaises, comme il l’écrit dans l’ouvrage où il revient sur son expérience et son action de son ministre de la justice, Les Épines et les roses : « J’étais arrivé à la Chancellerie avec des idées claires sur les prisons. Elles ne procédaient pas seulement de cette longue fréquentation des établissements pénitentiaires, ni de mes entretiens avec surveillants et détenus. J’avais pris part au débat intellectuel des années 1970, je connaissais Michel Foucault. (…) Je ne partageais pas l’utopie de l’abolition prochaine de la prison. Mais je mesurais lucidement les effets nocifs de celle-ci. La prison (…) constitue un monde clos (…) où se rencontrent (…) criminels chevronnés ou délinquants primaires, jeunes et vieux. La prison se révèle être un milieu criminogène. À mes yeux, un tel constat doit inspirer notre politique pénale. La prison doit être utilisée non comme une banale sanction par la justice, mais comme un ultime recours quand toutes les autres peines envisageables ont échoué. Parallèlement, il faut limiter le recours à la détention provisoire aux cas les plus graves (…) Bref, il faut rendre la prison exceptionnelle dans la pratique judiciaire[4]. »

Un autre point de rencontre théorico-pratique concerne Jacques Derrida. J’ignore s’ils se fréquentèrent mais je me souviens d’un débat entre Derrida et Paul Ricoeur sur « justice et pardon » organisé par Antoine Garapon à l’Institut des Hautes Études sur la Justice (IHEJ), auquel Badinter, qui parrainait cette institution, assista, et d’une conversation entre eux à cette occasion. Derrida cite abondamment le livre de Badinter, L’Exécution, dans ses séminaires sur la peine de mort[5]. Ce séminaire est, pour une part, un hommage et un tribut rendu aux grands avocats de l’abolition de la peine de mort, Beccaria, Hugo, Camus, Badinter.

La déconstruction que mène Derrida vise cependant à la fois les défenses de la peine de mort et les limites de l’abolitionnisme : celui-ci, même chez ses plus grands promoteurs, conserve souvent une insistance rhétorique sur la cruauté du châtiment qu’elle peut partager, paradoxalement, avec les discours pro-peine de mort. Ceux-ci ont en effet souvent mis en avant le fait que l’exécution de la peine de mort « moderne » était quasi « indolore » (la guillotine !), « propre », technique, dépassionnée, bien moins cruelle que les supplices du passé ou, en un sens, que la perpétuité.

De même, l’abolitionnisme joue souvent d’un registre « chrétien » qui a, là encore, pu être mobilisé par les promoteurs de la peine de mort (le « tu ne tueras point » étant immédiatement contredit, dans la Bible, par l’idée qu’il faut tuer celui qui ne respecte pas les commandements et par d’innombrables mises à mort « divines »). Le discours de l’abolition peut laisser inentamée une logique de la souveraineté étatique qui donne bien souvent lieu à l’introduction de concessions et d’« exceptions » (chez Rousseau, Beccaria, etc. – et Camus lui-même à la Libération).

Dans ce séminaire, Badinter semble donner peu de prise à ces critiques derridiennes : il fut, pour sa part, un défenseur de l’abolition sans exception et abolit les formes de justice d’exception. Une page marquante de Les Épines et les roses le voit recevoir un document montrant que Klaus Barbie a signé de sa main l’ordre de déportation qui aboutit à la mort de son propre père au camp de Sobibor ; cette découverte ne le conduit nullement à changer d’avis sur l’inconditionnalité de l’abolition et du droit à un procès équitable.

Dans son séminaire, Derrida traçait nettement un lien entre la peine de mort et le « théologico-politique », mais ce qu’il entendait par là désignait une structure bien plus durable que le simple pouvoir politique de la religion. Le républicanisme français restait à bien des égards, pour Derrida, ancré dans une logique du souverain et hanté par un imaginaire « phallologocentrique » qui a identifié longtemps le citoyen rationnel au citoyen mâle, prôné la « fraternité » et non la sororité[6], dénié aux femmes leur capacité à penser librement, pour ne rien dire de la justification et de la pratique du colonialisme qui a accompagné l’histoire de la République et de ses plus éloquents promoteurs, de Quinet à Jules Ferry.

Dans un colloque organisé à l’École Normale Supérieure par Marc Crépon, philosophe et éditeur du séminaire de Derrida, et le juriste Jean-Louis Halpérin, Badinter pointait plus simplement le lien entre peine de mort et religion – sa persistance dans la quasi-totalité des États musulmans en raison de sa justification dans la charia. Il en appelait à un travail critique des théologiens musulmans pour permettre une évolution du régime théologico-pénal en vigueur[7]. La persistance massive de la peine de mort en Chine, et, dans une moindre mesure, aux États-Unis, lui semblait plus précaire, vouée à reculer puis à disparaître, ce qui est peut-être excessivement optimiste.


[1] Préface, in Robert Badinter, Stéphane Hesssel, Jean-Claude Monod (éd.), Les droits de l’Homme à l’aube du XXIe siècle, La Documentation française, 1998.

[2] BN, NAF 28804.

[3] Cf son article dans Libération, le 18 septembre 1981, repris sous le titre « Contre les peines de substitution » in Dits et écrits, texte n° 300.

[4] Les Épines et les roses, Fayard, 2011, p. 113.

[5] Voir le tome 1, 1999-2000, publié aux éditions Galilée en 2012.

[6] Voir Politiques de l’amitié, Galilée, 1994

[7] Marc Crépon, Jean-Louis Halpérin, Stefano Manacorda (éd.), Vers l’abolition absolue ? postface de Robert Badinter, éditions de la Rue d’Ulm, 2016

Jean-Claude Monod

Philosophe, Directeur de recherche en philosophie au CNRS

Notes

[1] Préface, in Robert Badinter, Stéphane Hesssel, Jean-Claude Monod (éd.), Les droits de l’Homme à l’aube du XXIe siècle, La Documentation française, 1998.

[2] BN, NAF 28804.

[3] Cf son article dans Libération, le 18 septembre 1981, repris sous le titre « Contre les peines de substitution » in Dits et écrits, texte n° 300.

[4] Les Épines et les roses, Fayard, 2011, p. 113.

[5] Voir le tome 1, 1999-2000, publié aux éditions Galilée en 2012.

[6] Voir Politiques de l’amitié, Galilée, 1994

[7] Marc Crépon, Jean-Louis Halpérin, Stefano Manacorda (éd.), Vers l’abolition absolue ? postface de Robert Badinter, éditions de la Rue d’Ulm, 2016