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Quand le parlement invite la télévision, elle répond

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D’un côté des parlementaires élus de la République autorisés à poser les questions qui fâchent, de l’autre des hommes de télévision sommés d’y répondre : le travail de la commission d’enquête parlementaire sur l’attribution des fréquences de la TNT est apparu comme un salutaire renversement symbolique. Jusqu’à ce que le président de cette commission, le député Renaissance Quentin Bataillon accepte une convocation sur le plateau de TPMP…

Ceux qui ont suivi les auditions devant la « commission d’enquête parlementaire sur l’attribution des fréquences de la TNT » (c’est son nom) ont pu éprouver un sentiment désormais relativement rare, celui de voir (un temps) l’ordre institutionnel prendre le dessus sur le monde de la télévision. La procédure de la convocation devant les parlementaires, le simple fait, pour des gens de télévision, d’être soumis aux questions de ceux-ci, de devoir y répondre courtoisement après avoir prêté serment, la scénographie même des lieux, et bien sûr le fait que ces auditions soient filmées et de ce fait accessibles à tous, tout cela a contribué à signifier, avec force les symboles, la solidité d’un ordre institutionnel des plus classiques.

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Les intéressés ne s’y sont pas trompés, dont on put deviner le sentiment d’humiliation éprouvé (et bien sûr en particulier pour les plus puissants d’entre eux) de devoir ainsi rendre compte, eux que la puissance économique (Vincent Bolloré) ou la gloire médiatique (Cyril Hanouna, Yann Barthès) autorisent depuis longtemps à se croire, en quelque sorte, tout permis.

La mise en scène de ce rapport de force, d’un côté des parlementaires élus de la République autorisés à poser les questions qui fâchent, de l’autre des hommes de télévision sommés d’y répondre, s’inscrit à contre-courant des logiques contemporaines. Elle constitue clairement un renversement symbolique : de « simples » parlementaires, peu connus du grand public, font passer un oral à des personnalités richissimes et ultra-médiatisées réputées intouchables. Au regard des grammaires institutionnelles traditionnelles, ce renversement n’est pourtant qu’un rappel à l’ordre des plus classiques : face aux représentants du peuple et à la légitimité du suffrage universel, la visibilité médiatique ne pèse pas davantage que l’argent, tous les citoyens sont égaux face à la loi. Mais au regard des grammaires médiatiques qui pèsent désormais si fortement, cette procédure institutionnelle a pu apparaître, par son archaïsme-même, comme étonnamment subversive. Qui sont donc ces députés que sur les réseaux sociaux on qualifiera d’ « obscurs » pour oser ainsi bousculer ceux que leur réussite éclatante devrait dispenser d’avoir à rendre des comptes ? Le questionnement parlementaire sera volontiers qualifié de « petit », « mesquin », « médiocre », il est forcément l’expression d’un « ressentiment », d’une « jalousie » suscitée par le talent de l’animateur à succès ou du patron qui a « réussi ».

On assiste ainsi à l’affrontement entre deux formes de grandeurs qui cohabitent, depuis plusieurs décennies déjà, dans nos sociétés. La grandeur adossée au système politico-institutionnel d’un côté, qui valorise l’élu de la République ; la grandeur médiatique de l’autre, qui valorise la visibilité. On sait comment la seconde est parvenue au fil des décennies à ébranler, puis à concurrencer, puis à fragiliser la première.

La télévision de la première génération, celle du général de Gaulle et de Georges Pompidou, était toute imprégnée du respect des grandeurs institutionnelles : les gouvernants (et les représentants des institutions en général) y étaient chez eux. N’ayant rien à opposer aux institutions, la télévision ne faisait que prolonger l’emprise de celles-ci (l’école, la culture légitime, l’ordre politique…) sur la société et sur les individus. Il fallut des années pour que le pluralisme partisan parvienne à s’imposer, mais sans que soit pour autant remise en cause la primauté symbolique accordée aux élus et aux institutions dont ils portaient la parole. Les postures insolentes ou ironiques n’existaient qu’en marge (Le petit rapporteur de Jacques Martin sous Giscard), le temps d’un renversement symbolique ponctuel qui ne menaçait pas frontalement l’ordre politique. On n’en est plus là depuis longtemps.

La néo-télévision a imposé sa propre grammaire au regard de laquelle les professionnels de la politique apparaissent désajustés : langue de bois ennuyeuse, éléments de langage convenus, sectarisme et carriérisme… Sauf à se convertir à ces nouvelles grammaires, les politiques sont souvent mal à l’aise, bousculés, moqués… Les professionnels de la politique tentent de se faire une place au sein de cette télévision, mais ils n’y parviennent qu’en adoptant des stratégies de présentation de soi qui inversent le jeu classique des légitimités : je ne suis pas un vrai professionnel de la politique, j’ai une vie en dehors de la politique, je sais fendre l’armure, je suis capable de douter, je m’excuse d’être énarque…

Quentin Bataillon accrédite l’idée que la République et la télévision sont deux lieux également légitimes.

La commission d’enquête parlementaire évoquée témoigne-t-elle d’un paradoxal retour à l’ordre institutionnel classique ? On était tenté de le croire au vu des auditions. L’attitude des auditionnés, délestés de tout ce qui fait ordinairement leur puissance, a pu osciller entre bonne volonté, onctuosité, ruse, insolence… autant de postures typiques des dominés démunis face à la violence symbolique des institutions à laquelle ils ne peuvent se dérober. La supériorité de l’ordre institutionnel sur la grammaire médiatique s’observait aussi dans la forme très policée des échanges. Loin de la culture du clash qui fait le succès de ses émissions, Cyril Hanouna jouait clairement sur terrain adverse.

On aurait pourtant tort de conclure à la victoire (certes ponctuelle et modeste, mais victoire quand même) de l’ordre institutionnel sur la grammaire médiatique. Car le dernier épisode du feuilleton, on le sait, renverse complètement la lecture de l’événement. En acceptant l’invitation du même Cyril Hanouna sur le plateau de TPMP, le président de ladite commission, Quentin Bataillon, jusqu’alors impeccablement arrimé à son habitus très institutionnel de président, faisait s’écrouler l’ensemble du dispositif. Se déplaçant de l’Assemblée au plateau de TPMP, il renverse le rapport de force, il efface ce qui distingue ces deux univers, il met en équivalence les deux grandeurs que sa présidence avait un temps hiérarchisées, il accrédite l’idée qu’il ne s’agit-là au final que de deux lieux différents mais également légitimes car adossées à deux grandeurs également recevables : la République d’un côté ; la télévision de l’autre. Le monde des institutions, le monde de la popularité… En prenant qui plus est parti pour le plus controversé des auditionnés (Cyril Hanouna contre Yann Barthès), il participe d’un mélange des genres pour le moins problématique.

Gaffe politique ? Le président est rappelé à l’ordre, vertement critiqué y compris dans son propre camp, mais son geste demeurera l’un des symboles forts d’un macronisme dont on avait fini par oublier qu’il était aussi, initialement, un dégagisme. L’auteur de Révolution, avant de devenir président (et pour le devenir), n’eut pas de mots assez durs pour fustiger les professionnels de la politique, les institutions qui entravent l’innovation, les rigidités bureaucratiques. Incarnant les valeurs d’un néo-capitalisme pour qui l’institutionnel est d’abord synonyme de rigidité, il ouvrait la voie à une fragilisation systématique des institutions. On se souvient de Marlène Schiappa sur le plateau de TPMP ; la présence en ce même lieu du président d’une commission parlementaire n’est pas seulement le faux-pas d’un néophyte, c’est aussi le signe d’une incapacité grave, au sommet de l’État, à faire la différence entre l’ordre institutionnel et les soubresauts de la fortune médiatique.


Christian Le Bart

Politiste, Professeur de science politique à Sciences Po Rennes – UMR Arenes-CNRS