Culture

La « Neuvième » de Beethoven, entre l’Utopie et l’État

Musicologue

L’étonnante diversité des interprétations et des appropriations de la Neuvième symphonie de Beethoven a parfois donné le sentiment qu’elle n’avait plus aucune signification intrinsèque. Auteur d’une histoire politique de cette œuvre, Esteban Buch était convié à en célébrer le bicentenaire lors d’un colloque qui s’est tenu le 7 mai à la Beethovenhaus de Bonn. C’est le texte de cette conférence que nous publions aujourd’hui.

Les commémorations sont des événements historiques indépendamment de leur contenu réel, car elles favorisent l’élaboration collective du sens des œuvres d’art, moyennant des rituels tels que des performances spéciales comme celle de mardi prochain, et des colloques scientifiques comme celui-ci. C’était déjà le cas en 1924 pour le premier Centenaire de la Neuvième Symphonie de Beethoven, avec de nombreuses manifestations en Allemagne, en France et dans d’autres pays. Et ce ne fut là qu’un prélude au Centenaire de la mort du compositeur en 1927, sans doute le premier événement global consacré à Beethoven. Nous voici donc réunis à mi-chemin entre l’étrange commémoration de 2020, entachée par la pandémie de Covid-19 et pourtant significative à sa manière, et le Bicentenaire à venir de 2027, dont il vaut mieux ne rien dire, tant l’avenir est devenu imprévisible !

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C’est aussi le Bicentenaire de l’Akademie de Beethoven qui a eu lieu le 7 mai 1824 au Kärtnerthortheater de Vienne, et je remercie Christine Siegert et Birgit Lodes de m’avoir invité à réfléchir aux processus de community building dans ce contexte. Ce jour-là, l’ouverture Die Weihe des Hauses op. 124, le « Kyrie », le « Credo » et l’« Agnus Dei » de la Missa Solemnis op. 123, et bien sûr la Neuvième Symphonie op. 125, ont permis aux spectateurs de vivre une expérience esthétique individuelle qui incluait une expérience partagée de la construction en temps réel d’une communauté.

« Rekonstruiren wie ich Beethoven als Kind gehört habe », « Reconstruire comment j’ai entendu Beethoven dans mon enfance », c’est la toute première phrase du livre inachevé de Theodor W. Adorno sur le compositeur. À sa suite, j’aimerais vous faire entendre un instant de ce disque français que j’écoutais quand j’avais sept ou huit ans, La vie de Ludwig van Beethoven racontée aux enfants, qui avec les voix de Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault évoquait pathétiquement le moment où la chanteuse Karoline Unger « prend Beethoven par la manche et le retourne pour ainsi dire vers le public, son dernier public ».

Theodor Albrecht soutient que cet épisode n’a pas eu lieu à la fin du concert, comme le voudraient Anton Schindler et la tradition, mais à la fin du Scherzo. Je trouve son argumentation plutôt convaincante, même si elle ne peut que rester une conjecture, car les sources sont contradictoires et souvent très tardives. Quoi qu’il en soit, en tant que mythe, l’histoire a plus de sens à la fin. Sa protagoniste est bien Karoline Unger, une femme telle que Beethoven n’avait pu en trouver dans la vie réelle, et une artiste ayant prêté sa voix à l’œuvre que lui-même ne pouvait ni jouer, ni entendre. En réponse à l’exclusion du Bund de la joie du célibataire en pleurs, voulue par Schiller dans An die Freude, la musique et la chanteuse sauvent ensemble le compositeur du désespoir – sa Verzweiflung selon une esquisse pour le finale –, causé par son isolement sensoriel et social. En d’autres termes, l’anecdote dit que l’utopie d’une communauté réconciliée a bien été le telos de cette performance collective.

Dire cela suppose que cette musique pouvait être en effet l’instrument de l’émergence d’une communauté. Mais comment au juste ? S’ajoutant à la commande de la Neuvième par la London Philharmonic Society, les autres œuvres du programme avaient été conçues pour des occasions publiques en Autriche. L’Ouverture fut composée en 1822 pour l’inauguration du théâtre de Josephstadt à Vienne, tandis que la Missa devait à son origine en 1819 célébrer l’intronisation de l’archiduc Rodolphe comme cardinal et archevêque d’Olmütz. Ainsi, l’Akademie du 7 mai 1824 consistait en une suite d’œuvres dont la fonction était de transformer esthétiquement l’expérience communautaire propre à chacune de ces institutions, à savoir un théâtre, une église et une salle de concert. Le programme était en quelque sorte une composition, faite à partir d’un ensemble émergeant de traits musicaux génériques liés à ces cadres institutionnels divers.

Après ce concert exceptionnel, repris le 23 mai dans la Grande Salle des Redoutes avec l’ajout de deux pièces vocales en italien de Beethoven et Rossini, les trois œuvres vont suivre à nouveau des chemins historiques distincts. L’op. 123 va devenir ce qu’Adorno appellera un « chef-d’œuvre aliéné » moyennant une inscription labyrinthique dans l’histoire moderne de la musique sacrée, l’op. 124 s’en ira nourrir le sous-répertoire des ouvertures de Beethoven, et l’op. 125 va être jouée et interprétée dans le monde entier, selon une infinité de pratiques herméneutiques écrites et audiovisuelles. La réception de la Neuvième, à son tour, se scinde en deux volets distincts : la symphonie dans son ensemble devient une pièce maîtresse du répertoire classique et de l’industrie du disque, tandis que la Freudenmelodie mène une vie indépendante en tant qu’air facile à jouer et à chanter, ou encore en tant que « something catchy », selon l’expression du Times de Londres qui, en 1974, se moque de l’hymne national de la république raciste de Rhodésie.

Ce que j’appelle l’histoire politique de la Neuvième est surtout une séquence de moments de community building, certains informels et éphémères comme les publics des salles de concert, d’autres officiels et répétitifs comme l’interprétation de l’hymne européen. Bien entendu, dire cela implique une définition large de la communauté. Il en existe de nombreux types et de nombreuses façons de les concevoir, de la tristement célèbre Gemeinschaft de Ferdinand Tönnies aux réseaux sociaux d’aujourd’hui. Pourtant, toutes les communautés sont en quelque sorte imaginées ou imaginaires, ce qui signifie, d’après Jean-Luc Nancy, qu’elles sont toutes quelque part incomplètes ou impossibles. Au moment même de leur mise en œuvre, elles sont déjà des promesses non tenues, ou des désirs non réalisés.

Cela vaut en particulier pour les publics réels que rassemble le rituel du concert. Le critique Paul Bekker tâchait en 1918 de décrire la « force d’édification communautaire » (gemeinschaftsbildenden Kraft) de la musique symphonique « de Beethoven à Mahler » : « C’est le mode particulier et la mesure de la force de cet art, que sa capacité à produire, à partir de la masse chaotique du public, des communautés de sentiment qui sont autant d’entités individuelles et unifiées, et qui dans l’instant de l’écoute supposent une même expérience artistique indivisible, car mue par les mêmes sensations, en quête du même objectif d’unité ». Toute la question est de savoir comment ce sentiment partagé aussi puissant qu’éphémère peut donner lieu à une « communauté de sentiment » qui transcende le seul ressenti des individus.

L’étonnante diversité des interprétations et des appropriations de la Neuvième a parfois donné le sentiment qu’elle n’avait plus aucune signification intrinsèque.

La joie collective est une conséquence normale de toute exécution réussie de l’Ode à la joie. Et même s’il est difficile de mesurer la durée de cette émotion une fois la musique terminée, son souvenir peut toujours être transposé dans le discours. « Nous nous souvenons avec joie de son extraordinaire effet », écrivit l’un des tout premiers critiques de la Neuvième pour rendre compte de la fin du concert. Le travail herméneutique peut même se détacher complètement de l’expérience esthétique, transformant ainsi la musique en une pure idée, un mot, une chose, un fétiche. Et ce fétiche peut parfois signifier des entités plus larges comme, disons, la Grande Musique avec des majuscules et les personnes capables de l’apprécier, qui du coup sont imaginées comme une communauté. C’est pourquoi la « Neuvième » peut être décrite comme un fétiche sonore de l’Occident.

Or, au cours des deux derniers siècles, c’est la nation qui a été le prototype de la communauté. La Neuvième a commencé à être associée à la nation autrichienne dès 1824 avec la pétition lancée par ses admirateurs à la veille du concert, et ce lien allait alterner ou cohabiter avec un symbole sonore de la nation allemande, activé à d’innombrables occasions. Néanmoins, l’histoire de sa réception comprend d’autres images de la nation, comme la devise française « la Marseillaise de l’humanité » forgée en 1885 par Hermione Quinet, l’hymne national de la Rhodésie déjà cité, ou encore la toute récente interprétation en langue ukrainienne par le Ukrainian Freedom Orchestra dirigé par Kerry Lynn-Wilson, avec le mot slava (« gloire ») de l’hymne national remplaçant Freude, selon le modèle de l’Ode an die Freiheit de Leonard Bernstein en 1989.

La Neuvième a également permis d’imaginer des groupes aussi divers que les Européens, les mélomanes, les amoureux de la liberté, les fans de Beethoven, les travailleurs du monde entier, et d’autres assemblages encore plus instables de personnes et de sons, comme des manifestants anti-Pinochet chantant la Canción de la alegría dans les rues du Chili. Toutefois, elle a été efficace surtout pour imaginer la communauté humaine dans son ensemble, selon la phrase du texte la plus emblématique, Alle Menschen werden Brüder. Ceci étant, cette prétention à l’universalité a pu être dénoncée comme eurocentrique et/ou patriarcale, ne serait-ce qu’à cause de l’absence des Schwestern, les sœurs, du même vers de Schiller. En 1987, lorsque Susan McClary entend dans la réexposition du premier mouvement « l’énergie qui finit par exploser dans la rage meurtrière d’un violeur incapable d’atteindre la jouissance », sa critique féministe produit l’une des interprétations les plus marquantes de toute l’histoire de la Neuvième.

L’étonnante diversité des interprétations et des appropriations de la Neuvième a parfois donné le sentiment qu’elle n’avait plus aucune signification intrinsèque. Dans cette vision sceptique, l’œuvre de Beethoven n’est qu’un support sonore, un prétexte pour dire n’importe quoi sur n’importe quoi. Je souhaite ici m’opposer à ce point de vue. La musique de Beethoven permet d’imaginer certaines communautés plutôt que d’autres, ou plutôt que rien. C’est ce que peut nous aider à comprendre la notion d’affordance, en rapprochant l’analyse musicale et l’histoire culturelle, moyennant la description de ce qui, dans la musique, donne prise chez ceux qui l’écoutent à des comportements et des expériences déterminées. Ainsi, parler d’affordances sonores pour la construction de communautés tend à suspendre la division du travail entre l’étude de la musique de Beethoven et son contexte de création, d’une part, et l’étude de l’histoire de sa réception, d’autre part.

Mais alors, de quelles affordances sonores parlons-nous ? J’aimerais les aborder à travers deux notions qui généralement ne vont pas de pair, à savoir l’utopie et l’État.

Commençons par l’utopie. La Neuvième illustre la capacité de l’art musical à élever les gens de la tristesse à la joie, autrement dit, selon le jargon beethovenien consacré, à les conduire per aspera ad astra. Pour l’historien Thomas Conolly, ce trope définissait déjà le mythe chrétien de Sainte Cécile, la vierge martyre du quatrième siècle, devenue à la Renaissance la patronne de la musique. Conolly associe le culte primitif de Cécile à la divinité païenne Bona Dea, une « bonne déesse » censée protéger les gens de la cécité (ceacitas), et non de la surdité. Quoi qu’il en soit, l’histoire est celle d’un handicap sensoriel donnant accès à une expérience esthétique de plénitude, comme dans la lecture canonique de Wagner de la surdité de Beethoven.

À l’époque moderne, le trope émotionnel de la tristesse à la joie, couplée à l’idée d’une subjectivité qui se projette dans le temps de l’écoute, vont contribuer à façonner la notion d’un « pouvoir de la musique ». La Fantaisie chorale op. 80 de Beethoven exprime en termes programmatiques une croyance dans le pouvoir des arts qui jouera un rôle déterminant dans l’impact historique de la Neuvième. À la suite de Paul Ricœur, qui souligne la capacité de l’utopie à « ouvrir une brèche dans l’épaisseur du réel », nous pouvons associer ce pouvoir notamment aux discours utopiques sur l’art et les passions tenus par les contemporains de Beethoven, Saint-Simon et Fourier. Mais, comme l’a observé Heinz Heinrich Eggebrecht en 1972, la Neuvième en tant qu’utopie est un ancien topos de sa réception, nullement limité à cette époque du premier XIXe siècle.

Le récit d’une progression de la tristesse à la joie, et de la musique instrumentale à la musique vocale, s’applique au concert du 7 mai 1824 dans son ensemble. La fin de la symphonie et celle du concert auront permis au public de faire l’expérience du pouvoir de la musique à leur procurer de la joie dans l’espace institutionnel de la salle de concert, en suivant le schéma climactique que Leonard Mayer a appelé une « apothéose », et Susan McClary, une « éjaculation métaphorique ». C’est ici qu’entre en scène ce que j’appelle le désir d’État de Beethoven.

Contrairement au topos de l’utopie, l’association de la Neuvième avec l’État peut sonner contre-intuitive. Dans l’idée courante que l’on se fait de Beethoven, celui-ci n’est pas un ami de l’État. C’est ce qui ressort de mythologèmes tels que la dédicace frustrée de l’Héroïque à Bonaparte, l’incident de Teplitz où Goethe s’incline au passage de la cour tandis que lui reste droit dans ses bottes, ou certains sous-entendus politiques de l’Akademie du 7 mai tels que la loge déserte de l’empereur. Le récit canonique est celui d’un homme qui, sans être à proprement parler un révolutionnaire, est à coup sûr un rebelle moderne, un anarchiste avant la lettre, le premier musicien autonome, the man who freed music, et ainsi de suite. De fait, son association avec l’utopie repose en bonne partie sur sa prétendue disposition anti-étatique.

Pourtant, en 1986 Maynard Solomon interprète le projet de la Neuvième comme « une recherche de l’ordre ». Dans le cadre de son approche psychanalytique de la biographie du compositeur, il soutient que « le voyage en spirale de l’Arcadie à l’Elysée est aussi celui du Paradis perdu et retrouvé, et de toutes les récupérations utopiques d’un âge d’or disparu ». Je suggère que cette recherche de l’ordre, reflétée dans de telles exégèses cosmogoniques, est également un fantasme politique, qui plus est un fantasme sur l’État. C’est peut-être ce qu’Adorno avait à l’esprit lorsque, répondant de manière critique à Bekker et ses « communautés de sentiment », il notait au passage : « Le titre Beethoven et l’État ne serait pas dépourvu de sens ».

Le corpus historique des utopies est divisé entre des discours anti-gouvernement et anti-État, comme dans les traditions anarchiste et libertaire, et des discours qui portent sur l’État parfait, comme la fiction classique de Thomas More et sa postérité. Ce dernier lot pourrait inclure le rêve politique de Beethoven, à condition de considérer, bien sûr, que l’État ne concerne pas seulement le gouvernement ou d’autres institutions publiques mais constitue aussi, dans un registre hégélien, « l’organe même de la pensée sociale » (Durkheim), « le principal producteur d’instruments de construction de la réalité sociale » (Bourdieu). La production de tels instruments par l’État comprend le langage au moyen duquel la musique aborde la question du pouvoir, indépendamment du message spécifique que, le cas échéant, le compositeur a l’intention de transmettre.

Dans mon livre sur l’histoire politique de la Neuvième, publié en 1999, j’ai associé l’Ode à la joie à l’invention au XVIIIe siècle des hymnes nationaux God Save the King, la Marseillaise et Gott erhalten Franz den Kaiser de Haydn. De mon point de vue, la qualité hymnique de la Freudenmelodie fait écho de manière créative aux États européens qui venaient d’imposer le concept et la pratique d’une communauté nationale unie, voire créée, par un nouveau type de performatif sonore, le chant à l’unisson d’une mélodie simple. D’où, dans le quatrième mouvement, la dramaturgie responsoriale du rappel et rejet des mouvements précédents avant la phrase Nicht diese Töne du baryton, en quête de quelque chose d’angenehmere, de « plus agréable », à chanter en chœur.

Je propose ainsi une généalogie de la Neuvième qui inclut non seulement les autres symphonies de Beethoven, la Fantaisie chorale ou le lied Gegenliebe, comme d’habitude dans la bibliographie, mais aussi les œuvres de musique d’État composées par Beethoven entre 1813 et 1815, dont Der glorreiche Augenblick (« L’instant glorieux ») op. 136 pour le Congrès de Vienne, que j’entends comme « la représentation artistique d’un univers politique parfaitement clos », autrement dit une utopie sonore.

C’est parce que la Neuvième comprend une élaboration utopique de tropes de la musique d’État qu’elle a pu être systématiquement interprétée en termes politiques.

La Neuvième est une utopie sonore de ce type, élaborée avec des matériaux topiques propres aux genres de musique d’État tels que l’hymne, la marche et le plain-chant, ce dernier en vertu de l’alliance historique de l’État avec l’Église. L’Ode à la joie, qui par certains côtés rappelle aussi les hymnes maçonniques, puise également dans les pratiques de chant religieux, ainsi que dans les représentations de communautés de chanteurs dans les oratorios de Haendel, qui étaient en Grande-Bretagne une sorte de musique d’État religieuse à part entière. Le concept de genre shock de Leo Treitler permet de saisir les riches contributions de la musique militaire et de la musique sacrée – saillantes respectivement dans le solo du ténor et dans le « fossile grégorien » du passage Seid umschlungen – à l’élaboration d’une séquence dramatique d’affordances émotionnelles.

En vertu des fabuleuses techniques de voix étendue que déploient l’orchestration et l’élaboration formelle de Beethoven, les participants à ce chant imaginaire et pourtant sensible deviennent les Freunde, les amis liés dans la joie par le pouvoir de la musique, dont la représentation sonore oriente à son tour la projection imaginaire des membres du public. C’est une telle dramaturgie qu’aura décrit un critique du concert du 7 mai 1824, en incluant dans la boucle la reconnaissance populaire à l’égard du compositeur : « À la fin, toutefois, suite à l’exhortation de la basse soliste, c’est le chœur entier qui entonne dans une majestueuse splendeur le chant de louanges de la joie, réjouissant le cœur du bonheur de l’âme, alors que des milliers de gosiers s’enflamment : « Heil! Heil! Heil! Divin art musical ! Grâces soient rendues à ton plus grand prêtre ! »

En résumé, je soutiens que c’est parce que la Neuvième comprend une élaboration utopique de tropes de la musique d’État qu’elle a pu être systématiquement interprétée en termes politiques. Les mouvements instrumentaux permettent une projection de la subjectivité dans un registre sublime qui, de fait, le 7 mai 1824 était plus riche pour la symphonie que pour l’ouverture et la messe – d’où le diagnostic controversé d’Adorno sur l’aliénation de cette dernière, et les inscriptions inégales des trois œuvres dans l’histoire culturelle des deux siècles suivants. Seule la Neuvième déploie dans la temporalité de sa structure sonore l’histoire d’une communauté qui chante ensemble l’émergence de sa joie partagée comme résultat convergent d’expériences esthétiques individuelles. Et d’une certaine manière, les variations sur la mélodie de l’Ode à la joie dans le quatrième mouvement esquissent un cheminement comparable à son parcours dans le monde réel, comme si la musique représentait à l’avance son propre devenir politique.

À ceci près, bien entendu, que l’histoire de la réception de la Neuvième n’a pas été un sublime chemin vers l’apothéose, loin de là. On sait que les utopies deviennent facilement idéologiques, répressives, voire totalitaires. L’utopie et l’idéologie sont intimement liées et, selon Ricœur, le point où elles se rencontrent n’est autre que le pouvoir. C’est pourquoi, je pense, nombreuses sont les personnes qui ne se sentent pas très attirées par cette musique si puissante, avec ses interpellations héroïques et sublimes. Il se pourrait même que certaines la trouvent carrément détestable – et ce sont en fait les acteurs les moins connus de l’histoire de sa réception.

La réception de Beethoven est celle d’une utopie qui se transforme périodiquement en dystopie, comme la cérémonie des Jeux Olympiques de 1936 organisée par les nazis, parmi de nombreux autres événements impliquant le Troisième Reich et d’autres États criminels. C’est pourquoi je trouve si troublant l’hymne européen de 1972 d’Herbert von Karajan, qui, comme je l’ai expliqué ici même en 2020, a permis à un ancien membre du parti nazi d’obtenir des droits d’auteur sur la musique de Beethoven pour son bénéfice privé, au nom d’une communauté, l’Union Européenne, pourtant fondée sur le refus des privilèges individuels et l’horreur des Gemeinschaften totalitaires, au nom des valeurs universelles de la démocratie.

Heureusement, l’histoire n’avance pas dans une seule direction. La Neuvième peut parfois apparaître aujourd’hui comme une orange mécanique, mais elle peut encore servir à beaucoup d’autres choses. Par exemple, elle peut concourir avec l’État à protéger les humains de catastrophes comme la pandémie de Covid-19. En témoigne son interprétation émouvante par Laurence Equilbey, l’orchestre Insula et le chœur Accentus, dans une salle de concert vide, à Paris en avril 2021. Ce jour-là, la musique de Beethoven a offert une expérience esthétique à des personnes que les musiciens ne pouvaient entendre applaudir et qui n’étaient là avec eux qu’en se trouvant ailleurs, c’est-à-dire confinés dans leurs maisons, assis face à un écran avec leurs écouteurs ou leurs haut-parleurs. Ainsi, le concert a montré le pouvoir de la musique de Beethoven de surmonter, ne serait-ce qu’un moment, la désagrégation physique de la communauté humaine.

Cette scène résonne pour moi aujourd’hui avec la reconstitution à venir de cet autre concert d’il y a deux siècles, lorsqu’un compositeur sourd a interprété pour la première fois une utopie sonore qu’il ne pouvait entendre, pour des gens qu’il ne pouvait pas entendre non plus. Des gens qui ont écouté une musique qui résonnait encore dans l’esprit de celui qui l’avait composé, qui ont été transformés par ce cheminement esthétique inouï de la tristesse à la joie, et qui s’en sont sentis unanimement joyeux et reconnaissants.

NDLR : cet article est la traduction de la communication « The Music of May 7th, 1824 : Sonic Affordances for Community Building », présentée au Beethovenhaus de Bonn à l’occasion du Bicentenaire de la Neuvième Symphonie. Outre ce colloque scientifique, la commémoration incluait la reconstruction historique à Wuppertal du concert (Akademie) organisé par Beethoven et ses amis à Vienne en 1824, où avaient été donnés, en plus de la Neuvième Symphonie opus 125, « l’Ouverture » opus 124 et le « Kyrie », « Credo » et « Agnus Dei » de la Missa Solemnis opus 123.


Esteban Buch

Musicologue, Directeur d'études à l'EHESS

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