L’étouffement technocratique des droits culturels
Lors d’un récent séminaire avec des professionnel·les des arts et de la culture, j’ai, une fois de plus, expliqué le sens et la portée des droits culturels. Je l’ai fait en prenant des précautions de langage : je connais l’hostilité frontale d’un certain nombre de professionnel·les du secteur vis-à-vis de ce référentiel et je préfère mettre surtout l’accent sur l’éthique de la liberté et de la dignité des personnes, dont les personnes-artistes, qui fonde toute politique de droits culturels.
Cette approche humaniste convient généralement à une partie des professionnel·les. En revanche, elle laisse de glace d’autres acteurs des arts qui ne voient dans les droits culturels que « théorie », « abstractions », « philosophie »… Ainsi, généralement, il y a, d’un côté, les « pour » et, de l’autre, les « contre » !
Mais, lors de ce séminaire, j’ai entendu une autre réaction qui m’a troublé : un professionnel des arts, de solide réputation, s’est exprimé pour dire « oui aux droits culturels » en référence aux valeurs éthiques que j’avais rappelées, mais, tout aussi fermement, « non aux droits culturels » ! Un « oui et non » qui manifestement a été largement approuvé par les autres participants au séminaire.
L’explication de cette position est venue très vite : certes, il y a les bonnes valeurs des droits culturels, mais il y a aussi leurs traductions dans la pratique des dossiers de subvention. Dans la pratique des artistes, les droits culturels sont, en fait, venus alourdir considérablement les obligations à remplir pour obtenir une subvention ou être lauréat d’un appel à projet ; ils sont devenus une couche supplémentaire de contraintes, qui s’ajoutent à la longue liste qui va de la décarbonation à l’égalité des genres, de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles à la proximité avec les publics des quartiers prioritaires, sans compter la nécessité d’être en réseau ou de mutualiser des moyens et d’être attractif pour le territoire, de lutter contre les discriminations, etc. etc. !
J’ai bien entendu une sorte de ras-le-bol de la conditionnalité sans fin des soutiens publics, même pour des subventions pourtant fondées sur l’absence de contrepartie de la part du bénéficiaire !
Comme l’exemple qui a été donné concernait la municipalité de Bordeaux, j’ai été piqué au vif : ayant, un temps, été missionné, avec le Laboratoire de transition vers les droits culturels, pour promouvoir les droits culturels à Bordeaux, j’ai bien senti que la critique pouvait me concerner au premier chef, comme si je vantais, d’une main, les bienfaits libérateurs des droits culturels alors que, de l’autre, je préconisais des conditions administratives draconiennes venant étouffer la liberté artistique des bénéficiaires de subvention.
J’ai été marqué par ces témoignages, même si je n’étais pas du tout concerné puisque les services de la ville de Bordeaux avaient rejeté mes préconisations. Il m’a semblé impossible de fuir la question, surtout que cette pesante critique des droits culturels semblait partagée dans d’autres territoires.
Nous n’avons pas beaucoup progressé durant le séminaire, mais, avec le recul, je voudrais, maintenant, relancer la réflexion collective : comment comprendre ce grand écart entre la promesse politique et la pratique de l’administration des dossiers ? Comment, dans les processus techniques d’attribution de l’aide publique, la volonté politique de promouvoir les droits culturels se métamorphose-t-elle en un carcan administratif réducteur des libertés des personnes portant les projets ? Je retiens alors la formulation suivante pour tenter d’éclairer le problème : comment le « sens pratique » de l’administration en vient à étouffer les valeurs politiques des droits culturels ?
Évidemment, la réponse serait simple si les services gestionnaires des dossiers administratifs affirmaient leur hostilité à la politique des droits culturels. On comprendrait alors que de multiples bâtons contraignants soient mis dans les roues des porteurs de projet !
Mais je préfère concentrer mon attention sur la situation inverse, celle où les services administratifs sont favorables aux droits culturels. Ils sont en accord avec le projet de « mettre en œuvre », « concrètement », les droits culturels et font leur travail « d’actants » avec conscience.
J’ai ainsi consulté plusieurs règlements d’intervention de collectivités favorables aux droits culturels et, à chaque fois, la conclusion est la même : la routine actuelle de l’administration des dossiers efface, sans bruit, comme fait la vague avec les châteaux de sable, les valeurs politiques sur lesquelles sont fondés les droits culturels depuis la Déclaration universelle sur la diversité culturelle (Unesco), la Déclaration de Fribourg, l’Observation générale n° 21 du Comité de suivi du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) et la Convention de Faro !
Les promesses ne sont pas tenues car le projet politique ne fait que s’énoncer. Dans la pratique, il reste ordonné par les techniques de l’administration des financements publics. Ces droits culturels-là sont devenus « technocratiques ».
Je me suis donc demandé à quels moments du circuit administratif d’attribution des soutiens publics l’intention politique perdait son sens et justifiait, alors, la critique de mes interlocuteurs du séminaire.
Je propose, ici, de soumettre à la réflexion collective quatre exemples, partout présents, d’un tel effacement de sens. On en trouverait certainement d’autres si l’enquête était menée collectivement, à plus grand échelle, en portant attention à une multitude d’autres détails qui, dans les formulaires Cerfa, par exemple, produisent les mêmes effets sans que les actants ne s’en offusquent. Le « sens pratique » impose alors sa loi du « bon sens » sur le sens politique de la loi (pour faire ici un clin d’œil à Bourdieu autant qu’à Latour, si l’on me pardonne ces références).
Premier exemple : l’obligation administrative du temps
C’est apparemment un petit détail perdu dans le dossier administratif à remplir pour obtenir une subvention ou répondre à un appel à projet. Il ne s’agit que de petites cases banales à documenter, par exemple sous la forme « concrète » : « Date de lancement / Date de clôture ». J’observe, aussi, puisque je le vois sous mes yeux, l’ajout de cette catégorie administrative : « Fréquence des actions (une seule fois, mensuel, hebdomadaire…) ». Le dossier étant rempli en ligne, ces catégories du temps calendaire sont non négociables. Elles sont enfermées dans des cases : impossible d’hésiter, de nuancer, de discuter !
On comprend bien « l’utilité » de ces cases : l’argent public doit financer des activités « concrètes », bien définies, qui commencent à un moment donné et qui se terminent à un autre. C’est une évidence technique, disons du « bon sens pratique » administratif !
Pourtant, cet impératif est désolant. En effet, l’une des conditions posées par le corpus des droits culturels tient dans la préoccupation de « l’acceptabilité » du projet par toutes les personnes parties prenantes, y compris au sein même de l’équipe-projet[1]. Chaque personne doit considération aux autres et réciproquement, ce qui ne se fait guère spontanément ! Les personnes ne sont pas des objets avec lesquels le porteur de projet peut jongler. Comment s’engager dans une action sans avoir le temps d’écouter et d’entendre, de connaître et de reconnaître les autres personnes ? L’idée même de « culture », pour les droits culturels, impose que les personnes puissent exprimer leur humanité à travers leurs relations avec les autres. Il faut donc disposer, à chaque étape, de moments de discussion, de négociation, de conciliation pour parvenir à des relations acceptables au titre des droits culturels et faire « humanité ensemble ».
Un « chef » de projet ne peut donc pas fixer, de sa seule autorité, le calendrier précis de l’acceptabilité de son projet. Il lui faut d’abord prendre des contacts, et il ne peut savoir, avant, si la « mayonnaise va prendre », si les personnes vont vraiment s’engager ou seulement faire semblant… Le jour du début d’une relation d’acceptabilité reste incertain et cette incertitude fait partie intégrante de la politique de droits culturels.
La négociation des consentements, si souvent oubliée, par exemple, dans les projets EAC [éducation artistique et culturelle – ndlr], est un impératif qui ne permet pas de fixer à l’avance une date de début de l’action.
Pareil pour la suite du projet : à chaque pas dans l’action, il faut des temps où l’on « ne fait rien » de ce qui était prévu, pour discuter, faire recours et vérifier si l’assentiment des personnes est toujours acquis. Il restera les temps d’évaluation, qui ne pourront pas non plus être saucissonnés dans un calendrier déterminé à l’avance.
Autant dire que les cases de temps calendaire de l’administration sont inadaptées. La technique administrative en demande trop ou plutôt demande mal ! On comprend que les acteurs s’en irritent alors qu’ils souhaitent disposer du temps long pour prendre en considération l’humanité des personnes, au nom de l’éthique des droits culturels.
J’ajoute que le porteur de projet lui-même, notamment au regard de ses propres enjeux artistiques, peut considérer que les conditions d’acceptabilité posées par les personnes sont incompatibles avec sa liberté de créer. Il doit avoir la liberté d’interrompre le projet si les relations avec les personnes deviennent inacceptables, pour cause de censure injustifiée par exemple. Dans une politique de droits culturels, il doit rester possible que les relations de qualité tant espérées n’aboutissent pas, faute de respect des droits humains fondamentaux par les uns ou par les autres.
Pourtant, chacun le sait, cette interruption sera une catastrophe pour l’administration car l’action, annoncée en temps et en heure, n’aura pas eu lieu : pas de « service fait », alors obligation de rembourser l’aide ! Le projet « droits culturels » a pourtant existé en respectant les valeurs fondamentales des droits des personnes, notamment leur liberté de ne pas faire, mais cette situation sera jugée scandaleuse par la technique administrative et traitée, quasiment, comme un détournement de fonds publics !
Conclusion : il y a bien un fossé entre valeurs politiques et techniques administratives. Il est même étonnant que chacun se soumette sans résistance à la demande technique de cadrage précis du temps alors que les relations d’humanité sont imprégnées de sensible, d’incertitude, d’opacité.
Sauf à adopter l’idéologie économique libérale, comme on le voit de plus en plus dans les services à la personne[2], la réduction des relations à des tâches calculées en temps fixe, à l’avance, est une perte d’humanité. La case du « temps » n’est pas du tout un détail : c’est un coup dur porté aux valeurs d’humanité des droits culturels.
Certes, on pourra a posteriori décrire ce qui s’est passé grâce à la subvention, mais, avec les droits culturels, les porteurs de projet ne sauraient être contraints de faire l’histoire des relations d’humanité avant qu’elles n’aient commencé. Le réflexe technocratique est une évidence incohérente avec l’éthique des droits culturels.
Deuxième exemple : les publics par quotité
Voici un deuxième exemple dont l’évident bon sens pratique tue les droits culturels : si vous voulez une subvention, il faut savoir à quel public s’adresse le projet ! Formulé en termes administratifs, ça donne : « Il vous est demandé, dans le premier point, de quelle manière vous cherchez à élargir votre public, à trouver de nouveaux publics sans distinction. »
Certes, une politique de droits culturels doit se préoccuper de « rechercher » des personnes pouvant être concernées par le projet… Là où le glissement administratif dépasse la ligne rouge, c’est dans l’exigence qui vient après : « … puis de préciser les choses, type de public par type de public. »
La consigne administrative aboutit alors à la fixation de quotité de « publics », catégorie par catégorie. Dès le dépôt du dossier, l’équipe doit savoir qui sera « bénéficiaire » du projet, qui sera là, qui n’y sera pas, sous quelle identité et à quelle hauteur ! On me dit même que dans certain cas, comme le Pacte local des solidarités, avec son volet culturel, il faut envoyer un justificatif tous les deux mois, un tableau d’indicateurs quantitatifs rempli de critères différents selon le service administratif qui l’exige.
Ainsi, la consigne administrative impose sa loi : étouffé, alors, le droit humain fondamental des personnes de décider librement elles-mêmes si elles participeront ou ne participeront pas à la vie culturelle (article 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, PIDCP) et à quel titre ; effacé, le droit de nommer ce que l’on est et veut être ! Ce droit fondamental disparaît et se voit remplacé par le diktat administratif qui impose ses désignations sans discussion : les personnes sont alors noyées dans des catégories qu’elles n’ont pas le droit de choisir (« publics », « jeunes », « ruraux », « hommes/femmes », « élèves », « étrangers », …). J’ai même lu, dans un dossier administratif, la catégorie de « public non initié », ce qui laisse rêveur sur les raisons pratiques qui conduisent l’administration à catégoriser ainsi la réalité culturelle !
La technique administrative, même s’il n’y a pas de mauvaise volonté, demande donc l’impossible tant elle réifie les personnes et pousse les équipes-projets à désigner les personnes dans leur dos, en les instrumentalisant sans scrupule, au mépris de leur droit culturel élémentaire.
Conclusion observable aisément, mais rarement mise sur la table des négociations : les porteurs de projet rusent. Ils et elles font semblant : on remplit les cases puisqu’il faut le faire, on écrit ce qui est attendu, puis on fait autrement pour tâcher de rester fidèles, autant qu’on peut, aux valeurs des droits culturels, devenus passagers clandestins dans ce champ de l’administration des « choses » ! Un jeu de dupes, perdants-perdants, en somme !
Troisième exemple : le code APE
Voici un troisième écart de sens imposé par cette approche technocratique des droits culturels : le code APE.
Avec une tranquille assurance, les règlements d’intervention demandent à l’équipe-projet de préciser le code APE (activité principale exercée) selon la Nomenclature d’activités française (NAF). Quoi de plus normal, de banal et de simple que de dire ce que l’on fait quand on dépose un dossier de subvention ou d’appel à projet.
Ce nouveau détail est à peine visible dans le dossier administratif tant il paraît secondaire par rapport aux ambitions des porteurs de projet. Il s’agit seulement d’une référence technique pour statisticiens, qui est aussi utile, nous dit-on, aux porteurs de projet puisque le code APE permet « de déterminer la convention collective qui s’applique à [leurs] salariés ». Bien pratique en effet ! Nul ne se formalise de cette demande d’un code manifestement neutre par rapport aux valeurs d’humanité du projet initial. Il est vrai que les porteurs de projet de droits culturels ne sont pas obligés de connaître les analyses critiques d’Alain Desrosières ou d’Alain Supiot[3] sur les usages politiques de ces catégories présentées comme simplement « statistiques ».
La question reste pourtant nécessaire : quels sont les codes APE pertinents pour qui veut contribuer à une politique de droits culturels ?
En observant quelques dossiers, je vois que certains se voient attribuer le code APE 9004Z. Leur activité principale est donc la « gestion de salles de spectacles », à l’exemple d’une SMAC [scène de musiques actuelles, un label du ministère de la Culture – ndlr]. D’autres se retrouvent avec le code 949911, correspondant aux « activités des organisations associatives à adhésion volontaire », comme une MJC. Je vois aussi utilisé le code 9001Z, indiquant que l’activité principale concerne « les arts du spectacle vivant », code attribué à une confédération musicale d’amateurs, qui convient aussi à un Opéra national !
On peut aussi préférer le code 889913 en incluant les activités « droits culturels » dans la catégorie statistique « actions sociales sans hébergement », comme le font des centres sociaux engagés dans les droits culturels.
Quelle variété ! Une multitude de choix est établie par la connaissance statistique, mais manifestement pas du tout avec les mots des droits culturels ! Si le porteur de projet est plus curieux et qu’il annonce que ses activités consistent à favoriser les « relations d’humanité », il peut chercher longtemps : il ne trouvera pas de code APE pouvant correspondre à ce nom !
En creusant un peu plus, il trouvera peut-être le code APE 949911 concernant les « services fournis par des organisations qui militent en faveur des droits de l’homme » ! Bonne nouvelle, mais fausse joie car sous cette appellation il faut entendre « les services » telles les « initiatives individuelles ou mouvements de protestation, en diffusant des informations, exerçant des pressions politiques, collectant des fonds, etc. ». On pourrait en rire ! Ce code APE est étranger aux préoccupations des projets de droits culturels, qui visent à nourrir les relations d’humanité entre les personnes !
Conclusion : je connais des équipes-projets qui considèrent qu’après tout, l’administration n’est pas gênante puisque le code APE ne dit rien du projet réel. Pourtant, cette liberté est factice : elle est synonyme d’indifférence publique. Elle traduit l’insignifiance de la politique de droits culturels pour les statisticiens des données publiques.
Ignorance totale qui oblige à apparaître dans les habits des autres activités. Avec le code APE, pas de place pour « faire humanité ensemble », seulement pour des activités avec un début, une fin et des quantités. Le regard statistique sur le monde, si important pour montrer que l’on existe, efface toute réalité pour des projets qui veulent donner sens à rien de moins qu’aux droits humains fondamentaux des personnes !
D’où la nouvelle question : d’où vient cette prégnance des codes APE dans le dossier de demande de financement public ? Quelle politique d’intérêt général, qui ignore l’éthique des relations d’humanité entre les personnes, peut-elle à ce point justifier ? Dans quelle galère s’embarque-t-on en acceptant d’être désigné sous un code APE vide de sens ?
Quatrième exemple : la case sectorielle
Les codes APE ne sont pas du tout innocents par rapport aux valeurs des droits culturels. On le comprend très vite si l’on regarde de plus près la dimension politique de ladite NAF, qui sert de cadre à la définition des différents codes. En effet, la NAF ne veut connaître que les acteurs qui produisent, achètent et vendent ! Elle ne s’intéresse qu’aux « activités productives ». Le seul versant de la réalité que la technique statistique veut regarder est celui de l’économie : « Les nomenclatures d’activités et de produits ont été élaborées principalement en vue de faciliter l’organisation de l’information économique et sociale. Leur finalité est donc essentiellement statistique et d’ailleurs les critères d’ordre juridique ou institutionnel sont écartés en tant que tels dans leur construction. » La valeur d’humanité est donc exclue dès le départ de la nomenclature !
Ainsi, dans le dossier administratif de subventionnement, l’équipe-projet n’est regardée qu’avec les lunettes de la production de « biens et services issus des activités économiques ». Ce bon sens pratique encercle le projet pour le canaliser, impérativement, vers un « secteur d’activités ». Le projet « droits culturels » n’échappera pas à cette évidence : il ne peut pas faire autrement que de se présenter comme faisant partie du « secteur culturel ».
Or, dans le corpus des droits culturels, la culture n’est pas un catalogue d’objets, ni même de valeurs. Il suffit de lire la Déclaration de Fribourg pour comprendre que la culture émerge quand les personnes expriment leur humanité aux autres. Ce n’est pas l’activité en elle-même qui vaut culture, c’est la relation d’humanité, celle qui étend les libertés de soi et des autres, celle qui respecte les personnes dans leur dignité, celle qui ressort d’une plus large reconnaissance réciproque.
L’avancée humaniste de la politique de droits culturels tient alors dans l’acceptation que la discussion collective n’est jamais close sur ce qui vaut ou ne vaut pas « culture » pour notre humanité commune. C’est ce que l’Unesco a appelé en 2001 « la Diversité culturelle », pour rompre avec la trop longue histoire de domination sans partage d’une certaine Culture, désignée par quelques-uns et promise à tous les autres (ce qui continue de s’appeler, aujourd’hui, « l’accès à la culture pour tous »).
Un bon projet « droits culturels » pourra donc se manifester en dehors du « secteur culturel », dans un jardin partagé par exemple, tant que se déploient des relations de qualité entre les personnes : mutualisation des tâches et des moyens, partages des récoltes, reconnaissance réciproque des traditions agricoles et des habitudes alimentaires, sans compter les moments de fêtes collectives, qui participent à l’expression de l’humanité des personnes…
Dans le dossier administratif, il sera totalement inconcevable de dire que le projet fait partie du « secteur culturel » ! Pourtant, c’est un bon projet « droits culturels » au sens de la Déclaration de Fribourg, qui inclut les « modes de vie » et les « traditions », comme au sens de l’Observation générale n° 21, qui intègre nommément « les méthodes de production » et « l’alimentation » dans la définition de la culture, sous l’exigence universelle que les activités au sein du jardin partagé permettent d’établir des relations d’humanité, qui font « culture » tant entre les êtres humains qu’avec les autres qu’humains. C’est pourquoi réduire la politique de droits culturels à une politique sectorielle, c’est d’emblée ignorer les valeurs humanistes des textes de référence des droits culturels.
Or, le plus étonnant est que de nombreuses organisations se réclamant des droits culturels se revendiquent pourtant du « secteur professionnel de la culture ». Elles acceptent d’être des productrices de biens et services, fussent-ils « d’utilité sociale » ou « solidaires », plutôt que des actants de « relations d’humanité », ignorées par la technocratie administrative.
Ruser ou expérimenter ?
Je pourrais poursuivre ce long chemin des obstacles administratifs qui déroutent l’éthique des droits culturels. Je ne prends pas beaucoup de risques en disant qu’on y retrouverait les ingrédients mis en place par la loi organique relative aux lois de finances ou par les services d’intérêt économique général (SIEG), en quête « d’efficacité de la dépense publique », où les associations sont des « entreprises » qui, au mieux, pratiquent « la transversalité » avec d’autres secteurs productifs et dont la pathologie la plus éprouvée est de voir la valeur d’« intérêt général » définie par l’administration fiscale et non par la délibération démocratique !
Dans ces conditions, que dire ? Peut-être faut-il considérer que le bon sens pratique interdit de rêver et qu’il vaut mieux l’accepter et ruser en se pliant à la lucidité de Nicolas Machiavel : « Bien des gens ont imaginé des républiques et des principautés telles qu’on n’en a jamais vues ni connues. Mais à quoi servent ces imaginations ? Il y a si loin de la manière dont on vit à celle dont on devrait vivre, qu’en n’étudiant que cette dernière on apprend plutôt à se ruiner qu’à se conserver ; et celui qui veut en tout et partout se montrer homme de bien ne peut manquer de périr au milieu de tant de méchants. »
Alors, on remplit le dossier et on oublie : puisqu’il n’y a nulle part de mauvaises volontés, autant se satisfaire de détourner les règles, aussi bien que l’on peut. En somme, taire ses convictions personnelles et bricoler avec toutes ces cases administratives des appels d’offres et autres dossiers de subvention.
Toutefois, le découragement des participants au séminaire m’incite à proposer une autre perspective que le jeu classique du chat et de la souris.
Dans l’immédiat, je voudrais surtout suggérer que l’enquête continue et que chacune des équipes-projets « droits culturels » identifie, pour sa part, des exigences administratives inadaptées par rapport aux enjeux d’humanité. Entre les SIEG et la mise en concurrence des porteurs de projet, la valorisation comptable des présences de personnes « bénévoles », les rémunérations des « amateurs » ou les formations sous contrôle de France compétences, il y aura beaucoup à débusquer dans l’ordinaire de la machine à administrer l’argent public.
Certes, la connaissance collective ne fera pas évoluer spontanément le « sens pratique » de l’administration des choses, mais il reste envisageable de travailler, collectivement, à plusieurs « expérimentations ». À partir des ressources des enquêtes, le collectif pourrait proposer un nouveau cadre d’intérêt général dont les dispositifs seraient moins incohérents avec l’éthique des droits culturels. Ce cadre serait énoncé puis pratiqué, en conscience et volonté, avec des élu·es et administrations complices de cette réflexion collective, au titre d’une expérimentation de l’action publique fondée sur le respect des droits humains fondamentaux.
Une sorte d’espoir, malgré tout, pour limiter la domination technocratique qui travestit le sens des relations d’humanité promues par les droits culturels des personnes.