Des enseignements contraires à la République ? – l’affaire du lycée musulman Averroès (4/5)
Une lecture brute du courrier préfectoral de notification de la décision de résiliation du contrat d’association du lycée Averroès conduirait assez logiquement à considérer que l’argumentaire est solide et que cette décision apparaît, sinon logique, en tout cas compréhensible. Le problème est que ce courrier repose sur des approximations, des erreurs, des constats anciens n’ayant plus de sens et, disons-le, des présentations incomplètes de rapports d’inspection qui permettent, au total, d’abonder une argumentation critique.
Pour le dire autrement, le texte final de la préfecture s’apparente à une instruction totalement à charge dans laquelle des éléments largement sortis de leur contexte sont transformés en autant de preuves irréfutables d’une politique d’établissement contraire aux valeurs de la République.
Quiconque lit ce document sans avoir la possibilité, ou le temps, de connaître la totalité du dossier considèrera assez logiquement que la préfecture, et partant l’État, est dans son bon droit.
Pour étayer notre propos, prenons un exemple tiré de la note préfectorale. Celle-ci, pour défendre l’argument selon lequel « certains enseignements sont contraires aux valeurs de la République », cite le seul cours d’éthique musulmane et le fait qu’un livre – « Quarante hadiths de l’Imam An-Nawawi » – « étudié en cours [… est] manifestement en contradiction avec les valeurs fondamentales de la République ». Elle infère de la référence à ce seul ouvrage, qui développe en effet une vision salafiste du monde, que « cet enseignement [est] gravement incompatible avec les valeurs de la République ». Il est fait référence, notons-le, à un seul ouvrage a priori utilisé dans un seul enseignement. Pourtant, il est écrit au pluriel « certains enseignements » et indiqué « étudié en cours » alors que jamais personne ne sera en mesure de contester la défense du lycée disant que ce texte n’a jamais été utilisé.
Passons maintenant du côté de la défense – dont on rappelle que les arguments sont totalement ignorés aussi bien durant la commission que dans la décision préfectorale – pour essayer d’y voir clair.
D’abord, ce cours, comme dans tous les établissements privés confessionnels, ne relève pas du contrat d’association, mais de ce qu’il est convenu d’appeler le « caractère propre » des établissements privés sous contrat. Cet argument est toutefois spécieux car ceux-ci se doivent bien évidemment de respecter les règles, y compris dans la partie de leur activité qui se situe en dehors du périmètre du contrat. La défense d’Averroès va donc avancer deux éléments : d’abord, que le constat de la présence de ce livre a été fait par la Chambre régionale des comptes et non par des inspecteurs de l’Éducation nationale, or le champ de compétences de la Chambre régionale des comptes ne porte pas a priori sur les aspects pédagogiques ; ensuite, que le livre est cité dans une bibliographie ancienne et n’a jamais été utilisé dans les enseignements.
Autrement dit, la partie de l’argumentaire préfectoral qui consiste à expliquer que les enseignements du lycée ne respectent pas les valeurs de la République repose largement sur la référence à la présence d’un seul livre dans la bibliographie du seul enseignement d’éthique musulmane, livre dont, au passage, le rapport de la Chambre régionale des comptes ne dit pas s’il est utilisé ou non dans le cours. Nulle part n’est mentionnée une inspection réalisée en 2023 qui, cette fois, avait assisté au cours, dans le cadre du collège toutefois. Celle-ci indiquait notamment que des séances portaient, par exemple, sur des thèmes comme le divorce, les familles recomposées ou les familles monoparentales et ne trouvait pas de remarques à faire sur cet enseignement.
Par ailleurs, Mediapart, dans un article publié le 14 décembre 2023, citait « un rapport d’inspection académique de juin 2020 encore plus clair : “Rien dans les constats faits par la mission, en particulier autour des documents de préparation des cours remis par des enseignants, ne permet de penser que les pratiques enseignantes divergent des objectifs et principes fixés et ne respectent pas les valeurs de la République.” »
Sur un autre registre, la préfecture, dans divers documents, met en cause le fonctionnement du CDI et l’insuffisante pluralité des sources proposées en faisant référence à une inspection réalisée en 2022. Ainsi, elle pointe « une absence de ressources en culture », « orientations sexuelles », « relations entre les sexes », « homosexualité », « avortement » et « laïcité » et indique que le CDI ne propose pas de livres sur une autre religion que l’islam. Elle omet toutefois d’indiquer que les inspecteurs, dans leur rapport, expliquent qu’ils n’ont pas pu faire de recherche numérique du fait d’une panne du logiciel et se sont contentés, donc, d’une recherche aléatoire dans les rayonnages.
Si l’on en croit l’article de Mediapart, la direction de l’établissement avait répondu aux inspecteurs en présentant le catalogue du CDI qui citait la présence de « 74 ressources, dont 11 livres et 45 périodiques, sur la laïcité » et « 28 livres traitant d’autres religions ». Il y aurait aussi « 45 ressources dont 41 en format papier sur l’homosexualité » et « 32 ressources dont 25 en format papier sur l’avortement ». L’inspection n’a jamais mis en cause cette réponse, mais, là encore, la préfecture n’en tient aucunement compte. Comme elle ne fait jamais mention de deux autres inspections, réalisées en 2021 et 2023, qui considèrent le CDI comme « bien organisé » et ajoutent qu’« il offre l’occasion aux élèves d’accéder à tous types d’ouvrages dans les différents champs de la culture. […] Le fond documentaire témoigne d’un pluralisme culturel. Les publications relatives aux domaines des sciences et des arts ainsi que les abonnements à un périodique sont nombreux ».
La préfecture met également en cause la qualité de l’enseignement scientifique proposé, toujours en citant un rapport d’inspection : « Les enseignants sont en difficulté pour traduire la programmation en contenus d’enseignement répondant aux enjeux de formation scientifique des élèves […] les formulations employées à l’oral et reprises dans les traces écrites des élèves, l’emploi du conditionnel, amènent à une relativité des faits scientifiques en sciences de la vie et de la Terre, notamment de l’évolution. » Mais elle ne précise pas que, dans ce même rapport, il était écrit que « l’ensemble des contenus est abordé, en s’appuyant parfois sur les référentiels, les ressources institutionnelles (sites académiques, Éduscol, manuels scolaires…) » et que, dans « l’ensemble des trois disciplines scientifiques, des programmations sont produites, appuyées sur les programmes officiels ».
Qu’il existe aujourd’hui en France une certaine difficulté pour les professeurs à lutter contre les « fake news », notamment face aux élèves, est un fait avéré, mais en faire un élément particulièrement remarqué dans un lycée musulman doit être discuté. D’autant plus si l’on considère le nombre très important de lycéens issus d’Averroès qui poursuivent leurs études dans les champs de la santé et de l’ingénierie.
Le document préfectoral met aussi en cause nominativement deux enseignants pour des textes ou des comportements qui ne sont pas liés au lycée.
Il est reproché au premier d’avoir tenu des propos critiques sur le fonctionnement de la démocratie en France sur un site internet, SaphirNews, en 2016 et, auparavant, après l’attentat contre Charlie Hebdo, d’avoir écrit sur son blog : « Si l’humour de Charlie Hebdo ne me fait pas rire, il ne faut pas m’en tenir rigueur, car je ne souris qu’à la beauté. » Là encore, la préfecture ne précise pas que, dans le même billet de blog, l’enseignant écrivait plus bas : « Bien entendu, je me suis profondément indigné devant le crime porté contre Charlie Hebdo. Non pas en tant que musulman ou citoyen français, mais, tout simplement, en tant que membre du corps de l’humanité. » De même, il n’est jamais mentionné qu’il ne travaille plus au lycée depuis plusieurs années.
Pour le deuxième professeur, il est indiqué qu’il a été suspendu de son poste au lycée par le rectorat en juillet 2023, manifestement en lien avec une information judiciaire liée à une mosquée dont il est président de l’association gestionnaire. Ce qu’il convient de préciser ici, c’est que la démarche d’incrimination avait été initiée par la préfecture pour des soupçons de fraude financière et que cette personne a été relaxée en première instance en mars 2024, après la décision du préfet concernant Averroès.
Ce qu’il est important de rappeler ici, c’est que, pour ces deux enseignants, les éléments mis en cause ne sont pas liés au lycée Averroès en tant que tel, ne sont pas présentés de façon équilibrée et, enfin, renvoient à des situations individuelles. Pourtant, cela n’empêche pas la préfecture d’écrire que le « cas » de ces deux enseignants témoigne de « l’adhésion de l’établissement à une doctrine qui n’est pas compatible avec les valeurs fondamentales de la République française ». Le courrier du préfet ajoute, en tenant également compte du livre de l’imam évoqué plus haut, que « ces constats ne sont pas de nature à garantir la bonne exécution du contrat notamment au regard de la transmission des valeurs républicaines aux élèves ».
Les précisions que nous avons apportées, et qui émanent en large part des mêmes documents officiels du rectorat que ceux utilisés par la préfecture, permettent a minima de montrer que les choses ne sont pas aussi simples qu’avancées.
Le rectorat ne s’est jamais exprimé sur tous ces sujets. La totalité de la mise en cause est venue de la préfecture.
S’agissant des deux professeurs, elles soulèvent à tout le moins une question de principe qui dépasse de très loin le cas d’Averroès : dans quelle mesure des propos ou des comportements individuels (dont on a montré ici que leur caractère répréhensible était sujet à questionnement) peuvent-ils justifier la mise en cause du collectif, en l’espèce l’établissement scolaire ? S’agissant de l’ouvrage d’inspiration salafiste, comment est-il sérieusement possible d’inférer de sa seule présence dans une bibliographie qu’il met en question, dans son ensemble, la transmission des valeurs républicaines aux élèves ?
Nous posons ces questions car c’est aussi de cela dont il va s’agir sur un autre point du dossier. En janvier 2022, une inspection du CDI prévue et annoncée est ajournée du fait de l’absence de sa responsable. Celle-ci est atteinte du Covid et le lycée produira un arrêt maladie pour le démontrer. Le 27 juin de la même année, des inspecteurs se présentent de façon inopinée à la grille du lycée, comme cela est bien entendu tout à fait possible quoique rarissime, pour réaliser une inspection du CDI. Le directeur du lycée leur en refuse l’accès, ce qui constitue bien entendu une faute professionnelle.
À ce propos, il est écrit dans la décision de notification de la résiliation du contrat que « le refus de contrôle démontre la mauvaise volonté de l’établissement à se conformer aux contrôles en contradiction avec les dispositions […]. En entravant le contrôle, l’établissement a de facto rompu de manière grave le contrat ».
S’il est important de parler de cet événement, c’est parce qu’il va être au centre de la dispute juridique entre l’association et la préfecture devant le tribunal administratif en 2024.
Ce qu’il faut préciser, donc, pour disposer de l’ensemble des informations, c’est que le directeur va très rapidement contacter le rectorat après son faux pas, s’excuser pour son attitude, la mettant sur le compte du stress lié à l’organisation concomitante du baccalauréat, et permettre la tenue rapide de la visite. Il va également être immédiatement déchargé de sa responsabilité par l’association, puis rapidement démissionner et quitter définitivement l’établissement. On peut évidemment penser que le « temps gagné » du fait de son refus aura permis au CDI d’être « toiletté » pour correspondre en apparence aux attentes des inspecteurs. On peut aussi se dire, plus simplement, que le directeur commet une erreur, le réalise immédiatement, fait en sorte de la corriger et en assume l’entière responsabilité en quittant son poste.
Nous faisons un rapide pas de côté sur ce point précis en évoquant la décision prise le 11 septembre 2024 par la rectrice de l’académie de Bordeaux de suspendre de ses fonctions pour trois ans le directeur d’un établissement catholique. Il lui était reproché de ne pas respecter certaines obligations du contrat d’association. Le journal La Croix en date du 13 septembre 2024 évoque « des cours de catéchisme obligatoires et évalués, des censures d’ouvrages, des intervenants réactionnaires ou des entraves à la liberté de conscience ». Le directeur peut continuer à exercer dans l’établissement en tant que professeur. Pourquoi parler de cela ? D’abord, parce que ce dossier reste entièrement dans la main du rectorat ; ensuite, parce que c’est la personne, et non l’institution qu’il représente, qui est sanctionnée ; enfin, parce que les références à la censure ou au profil d’intervenants ne sont pas sans lien avec notre dossier. Dans ce cas d’espèce, l’hypothèse d’une mise en cause du contrat n’a jamais été envisagée.
Mais revenons-en à l’argumentaire préfectoral. Il mentionne aussi l’existence d’un « fichier » constitué par le directeur du lycée concernant des « précédents agents des services de l’éducation nationale intervenu lors d’une précédente inspection, fichier faisant apparaître des données personnelles sensibles telles que l’identité, la photographie et les coordonnées ». Cela a été constaté par des inspecteurs venus visiter le CDI en janvier 2022. Cette information va « fuiter » dans les colonnes du Canard Enchaîné à la fin de l’année 2023.
On sait bien ce que ce type d’information peut charrier comme implicite : des photos, des noms, des coordonnées… ce qu’il faut pour exercer des pressions ad hominem, voire plus grave encore. Pourtant, à aucun moment la note préfectorale n’évoque ce qu’a répondu l’association et que je résume ici en laissant au lecteur la liberté de juger : l’établissement indique avoir repris les noms des personnes qui étaient déjà venues dans le passé inspecter le lycée, être allé sur le site du rectorat pour y trouver leurs photos, leurs coordonnées professionnelles, leurs titres et disciplines afin d’élaborer un document papier à destination des personnels pour leur permettre de savoir à qui ils auraient affaire durant les inspections à venir. En substance, le lycée dit : ce n’est pas un fichier « de police », mais un document à usage interne qui ne comporte que des informations disponibles en ligne sur le site du rectorat. Ce dernier ne s’est jamais exprimé sur ce sujet, comme sur tous les autres d’ailleurs. La totalité de la mise en cause est venue de la préfecture.
NDLR : la fin de cet article dans notre édition de demain. Les précédents volets sont à (re)lire dans les colonnes d’AOC :
• Volet 1 : « Introduction à un scandale d’État » ;