Société

De l’islamophobie de l’État – l’affaire du lycée musulman Averroès (5/5)

Politiste

Depuis la rentrée, le déconventionnement du lycée Averroès est effectif. Observateurs du dossier, nous restons pantois : qu’est-ce qui a pu motiver un tel acharnement du préfet envers Averroès, en tout point injustifié et sans commune mesure avec le traitement d’autres établissements privés – catholiques. Peut-être qu’une partie de la réponse est là, du côté de l’attitude peu républicaine de bien des représentants de l’État à l’égard de l’islam. Dernier de cinq volets d’un article sur l’affaire du lycée Averroès.

Il reste enfin à évoquer, dans ce cinquième et ultime volet, la gestion administrative et budgétaire, qui fait l’objet du dernier développement de la notification préfectorale. En premier lieu, sont mis en avant des « éléments d’opacité [qui] s’opposent au maintien du financement public de votre activité ». Ce qui est évoqué, ce sont les financements qataris et des mouvements financiers – en l’espèce des dons ou des prêts – « ne faisant l’objet d’aucune traçabilité, pouvant s’apparenter à un système de financement illicite ».

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C’est le rapport de la Chambre régionale des comptes de 2023 qui est la référence principale ici et la chose est assez logique puisque la Chambre régionale des comptes est pleinement dans sa sphère de compétences. En réalité, quand on lit attentivement ce rapport, on voit que celui-ci décrit un système de financement qui doit être amélioré en certains de ses aspects, mais sans jamais poser la question de sa légalité. Si la Chambre régionale des comptes pose en effet des questions sur la « sécurisation » de certains circuits de financement, elle ne va pas, par exemple, jusqu’à saisir la justice comme elle aurait à le faire si cela lui apparaissait passible de poursuites. La préfecture avancera que la Chambre régionale des comptes a saisi le parquet sans jamais, à notre connaissance, en apporter la preuve et sans que l’association n’en soit jamais informée.

Et puis, on a en tête le rapport de 2020, déjà largement évoqué, réalisé conjointement par l’inspection générale et la Direction régionale des Finances publiques, qui propose une analyse complète de la situation que la Chambre régionale des comptes ne remet pas en cause en 2023. La préfecture a d’ailleurs sans doute conscience de tout cela puisqu’elle écrit : « Si la Chambre régionale des comptes note que ces financements ont cessé depuis 2017, elle s’interroge toutefois sur les nombreux voyages effectués au Qatar par M. M…, directeur financier de l’association jusqu’en 2022. » Dit autrement, ce que l’on met en cause n’est en réalité pas un problème, et on passe insensiblement à autre chose en laissant à penser qu’un responsable de l’association joue un rôle trouble.

La manière de rédiger instille bien entendu un doute chez le lecteur car que peuvent laisser à penser ces « nombreux voyages » ? Or, M. M…, qui avait été placé sous la surveillance du renseignement extérieur et de Tracfin à la demande de la préfecture, n’a jamais été inquiété, et aucun lien entre ses déplacements et des opérations de levées de fonds n’a été établi.

Précisons que la loi de 1959 n’interdit aucunement les financements d’établissements scolaires privés en provenance de l’étranger, ni les financements par des dons, mais impose, très logiquement, leur traçabilité. Il ne s’agit pas ici de se prononcer pour ou contre cette situation, mais de rappeler simplement que ce qui a été porté à connaissance par la Chambre régionale des comptes pour Averroès existe très probablement pour d’autres établissements et n’a en l’espèce jamais entraîné de signalements.

Une précision, tout de même, qui concerne les deux recours déposés devant le tribunal administratif de Lille par l’association depuis le début de l’année 2024 et perdus. Il s’agissait, via une procédure dite d’urgence, de demander la suspension de la décision préfectorale dans l’attente d’un jugement « au fond ». L’argument central avancé était que la résiliation allait modifier profondément le fonctionnement du lycée au détriment de ses usagers et des professeurs, voire mettre en péril son existence. Le tribunal ne va pas donner droit à cette requête en considérant, en résumé, que la décision n’est pas immédiatement appliquée mais effective au début de l’année scolaire suivante, ce qui laisse du temps pour une réorganisation. Il indiquera aussi, suivant en cela les avocats de la préfecture, que les élèves qui ne pourraient plus s’inscrire au lycée du fait d’un accroissement prévisible des droits de scolarité pourraient être accueillis dans les lycées publics.

Le sentiment qui était le nôtre à l’automne 2023 est devenu une conviction forte : rien de ce qui a été avancé par la préfecture dans le dossier ne justifiait une décision d’une telle gravité. Ironiquement, l’argumentaire central de la préfecture, qui consiste à affirmer que le lycée ne respecte pas les valeurs de la République, l’a conduite à prendre une décision de rupture du contrat qui place de facto l’établissement en dehors du périmètre de contrôle traditionnel de l’État. Certes, les écoles hors contrat font elles aussi l’objet de contrôles et de sanctions, mais elles sont beaucoup plus libres de leurs actions, par exemple dans le recrutement des enseignants ou le respect des programmes scolaires.

On ne peut qu’être frappé par le fait que le procès qui a été fait à Averroès – comment ne pas utiliser ce mot ? – a été instruit totalement à charge et repose sur des accusations contestables tant sur le fond que dans la forme. Comment peut-on imaginer, par exemple, qu’un rapport de l’inspection générale commandé par le ministre à la demande du président de région soit tout simplement ignoré du début à la fin de la procédure ? La raison est simple : il est très favorable au lycée et invalide la quasi-totalité des critiques. Comment, par ailleurs, peut-on comprendre que des extraits de rapports publics (de l’Éducation nationale ou de la Chambre régionale des comptes) soient « découpés » et sortis de leur contexte – les mots ont leur sens – pour justifier une décision qui est en fait déjà prise avant même que l’association puisse produire le moindre argument en défense ?

L’explication principale à ce qu’il s’est joué pour Averroès est à chercher du côté de l’islam et de la place très singulière que cette religion occupe en France, notamment aux yeux d’une partie des responsables de l’État.

Une valeur cardinale de notre République est l’existence d’un procès juste. Nous pensions, sans doute naïvement, qu’une mise en cause devait être adossée à des accusations et à des moyens de défense et que, au final, la décision devait être adaptée à l’existence de fautes graves et avérées. Bien sûr, notre description renvoie à une conception sans doute naïve de la justice. Mais pour quelles raisons sérieusement acceptables l’État lui-même peut-il fonctionner « à part », sauf à se situer dans le cadre d’une justice d’exception ?

Comparaison n’est pas raison, mais l’actualité va, en janvier 2024, donner du poids à l’idée selon laquelle il peut exister des manières très différentes de gérer les dossiers des établissements sous contrat. La publication dans les médias d’un article mettant en cause le collège Stanislas de Paris va donner un peu d’eau à notre moulin. On va en effet apprendre qu’un rapport de l’inspection générale concernant cet établissement très connu et respecté a été porté à la connaissance du ministre en juin 2023 et qu’il comporte des éléments très critiques quant au respect du contrat d’association. On pourrait nous rétorquer qu’en l’espèce aucun élément sécuritaire n’est en cause, mais on sait finalement que pour Averroès tous les éléments de cette nature ont disparu au fur et à mesure de la procédure.

En fait, dans le cas de Stanislas – le rapport sera publié par Mediapart –, l’inspection générale mentionne des entraves diverses au contrat d’association quand la même inspection générale n’en trouve pas dans le cas d’Averroès. Mais, pour Stanislas, le cabinet du ministre confie au rectorat de Paris la mission de prendre l’attache de l’établissement pour convenir avec lui de la meilleure manière de « corriger » les problèmes qui ont été pointés et lui communique le rapport. Alors que c’est la préfecture qui est en charge des contrats, elle n’est, dans ce cas, nulle part associée, et tout est géré, ce qui est somme toute logique, par l’administration de l’Éducation nationale.

Silence, discrétion et modération de bon aloi pour un établissement parisien qui accueille en son sein les enfants de nombre de hauts fonctionnaires, de patrons et d’avocats. Absence de silence, absence de discrétion et absence de modération pour un établissement qui accueille 60 % de boursiers, est domicilié très loin du centre-ville de Paris et, bien entendu, est de confession musulmane.

Car, et il faut bien en terminer par là, l’explication principale à ce qu’il s’est joué pour Averroès est à chercher du côté de l’islam et de la place très singulière que cette religion occupe en France, notamment aux yeux d’une partie des responsables de l’État.

Comme on l’a déjà indiqué, la situation sécuritaire de la France explique et justifie à l’évidence une attention particulière apportée par les pouvoirs publics à ce qu’il est convenu d’appeler l’islamisme radical, qu’il s’agisse du risque terroriste ou d’actions ou de propos visant à mettre en cause le socle républicain. Mais où peut-on sérieusement trouver des éléments qui attesteraient sans doute possible que l’association Averroès et le lycée s’inscriraient en faux par rapport aux valeurs de la République, participeraient du « séparatisme », pour reprendre un mot volontiers usité depuis le vote de la loi de 2021, voire, pire, défendraient une vision radicale de l’islam ?

Le sentiment qui est le mien est que la façon qu’a eue l’État de gérer le dossier Averroès est l’indicateur local d’un enjeu global. Les musulmans, dont l’immense majorité, doit-on le rappeler, sont français, continuent à être considérés sur les marges de la société. Pour beaucoup de Français et de responsables de l’État, les Français de confession musulmane ne sont pas vraiment français, ne peuvent pas vraiment l’être ou ne sont pas français comme il « convient » de l’être, justement parce qu’ils sont musulmans. L’islam continue à être appréhendé dans une forme d’extériorité à la société et à la République, pour ne pas dire d’incompatibilité fondamentale. Beaucoup regardent l’islam comme un avatar insatisfaisant du catholicisme contemporain, c’est-à-dire une religion qui ne serait pas encore entrée dans l’âge de la sécularisation.

On pourrait rétorquer à raison que cela est justifié par le fait que « des » musulmans agissent ou s’expriment contre les lois et les valeurs de la République. Je crois néanmoins que, par-delà les attentats, le sujet de l’islam renvoie à des éléments structurels qui se combinent pour faire considérer que cette religion et ses pratiquants ne peuvent que rester en lisières de notre société.

Je pense d’abord à un passé colonial qui ne passe pas, en premier lieu la guerre d’Algérie et l’ensemble de ses conséquences. Je pense aussi à l’histoire de l’immigration, en partie liée à la colonisation, et à la manière dont la France a enrôlé des travailleurs célibataires en séjour provisoire avant de devoir gérer leur installation définitive et le fait qu’ils ont « fait famille ». Je pense enfin à la méconnaissance profonde de l’islam et des musulmans qui caractérise les élites administratives et politiques françaises et à l’incompréhension qui, par exemple, fait d’un musulman conservateur un islamiste dangereux pour la République quand un catholique du même bois est nécessairement un grand républicain.

Dans ce contexte compliqué, évincer purement et simplement le lycée Averroès de la contractualisation dans les formes et le contexte que nous avons rappelés, c’est, au plan local, mettre en pièces un dispositif scolaire qui fait sens et entend jouer pleinement le jeu d’une relation régulière avec l’État. C’est aussi, au plan national, indiquer à six millions de personnes que leur religion ne mérite décidément pas d’être traitée avec équité.

NDLR : les précédents volets de cet article sont à (re)lire dans les colonnes d’AOC :

Volet 1 : « Introduction à un scandale d’État » ;

Volet 2 : « Les Qatar Papers » ;

Volet 3 : « L’inquisition préfectorale » ;

Volet 4 : « Des enseignements contraires à la République ? ».


Pierre Mathiot

Politiste, Professeur Sciences Po Lille