Rediffusion

Désapprendre la ville avec un chien

Architecte

En nous rappelant les règles tacites de nos conduites en ville, en nous faisant nous sentir vulnérables, en nous amenant à explorer de nouveaux espaces, les chiens qui nous tiennent compagnie nous enseignent, ou plutôt nous désapprennent, les villes. Nos déambulations « mi-chiens mi-humains », tantôt vulnérables, tantôt burlesques, déroutent la ville que nous connaissons. Rediffusion d’un article du 4 novembre 2024

Rémi est né sur les bords de la Dordogne en janvier 2020. Six mois plus tard, il arrive dans un village des Alpes. C’est un faux départ. Une année passe et sa compagne s’en sépare. Il est en transit à Paris en attendant un point de chute. Nous – Florian et moi – le croisons, une rencontre de trottoir. Les péripéties font que Rémi nous est remis la semaine suivante sur un autre trottoir. Ni lui, ni nous, n’avions auguré d’un si simple et succinct début.

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Il a presque deux ans et pour la première fois, il traverse une ville, Paris, du 13e arrondissement à Saint-Ouen-sur-Seine. Deux heures de marche et déjà la ville nous devient incertaine. Là où nous savions marcher, nous arrêter, ralentir, éviter, Rémi arpente par d’autres postures, d’autres cadences. Rémi marque le début d’un dévoilement de la ville. Non pas de ces espaces cachés, que l’on découvrirait au détour d’une promenade, mais de quelque chose de plus fondamental, à la fois émancipateur et conflictuel.

Il y a cette première marche approximative et les suivantes, tous les jours. Nos chemins s’accommodent comme deux parallèles, si proches qu’elles semblent confondues. On s’accorde à marcher cette ville incertaine. Je regarde Rémi et Florian côte à côte, accélérer, tourner à droite, s’arrêter, observer, râler parfois, liés par la laisse qui tire l’un et l’autre dans un ballet de trajectoires qui sans cesse s’ajustent.

Cette distance qui s’équilibre, se tend et se distend, tantôt lâche puis raide tout à coup, incorpore une démarche mi-chienne mi-humaine qui déroute la ville que nous connaissions. La laisse, une corde entre nous, est une synapse mécanique, une structure articulaire supplémentaire qui lie nos deux corps et nous implique dans des actes communs. Elle nous informe mutuellement de stimuli imperceptibles pour l’un ou l’autre. Nos sens s’ajustent, il sent et je regarde.

À deux, nous sommes augmentés d’une vision lointaine et d’un odorat redoutable pour nous guider. « L’acte de marcher est au système urbain ce que l’énonciation est à la langue ou aux énoncés proférés. La marche affirme, suspecte, hasarde, transgresse, respecte, etc., les trajectoires qu’elle parle. (…) Les cheminements des passants présentent une série de tours et de détours assimilables à des “tournures” ou des “figures de style”. » Cette analogie faite par Michel de Certeau dans le tome 1 de L’invention du quotidien entre la marche et l’énonciation me laisse penser que nous désignons une ville autre, faite de trajectoires et de rapprochements imprévus.

Que raconte ce surplus sémantique de notre marche cynanthrope ? Quelle ville désignons-nous par nos corps liés dans nos trajectoires interspécifiques ? Je pense à Buster Keaton, à Monsieur Hulot et aux zombies des films de Romero, tous ces monstres de cinéma qui « ne savent pas marcher » et récusent dans leurs postures erratiques tout ce que la ville incorpore. Vivre en ville avec un chien, c’est désapprendre la ville, ses gestes, ses distances et se sentir à nouveau vulnérable.

Ce sentiment de vulnérabilité résulte de ce qu’on pourrait appeler « une impolitesse permanente ». Marcher en ville avec Rémi, c’est être impoli. La topologie urbaine était aplanie, lissée par nos démarches strictement humaines. Avec un chien, elle se strie à nouveaux d’embûches et d’accidents. Rémi, Florian et moi sommes impliqués dans des mouvements qui sans cesse transgressent les bonnes distances entre les choses.

Gilles Deleuze définit la politesse des rapports humains comme pratique de la juste distance. « Les rapports humains commencent par une métrique, une organisation de l’espace qui soutient la cité. Un art d’instaurer la juste distance entre les hommes, non pas hiérarchiques, mais géométriques, et n’être ni trop près ni trop loin[1]. » Être avec un chien, c’est sans cesse passer outre cette métrique qui soutient la cité. Chaque jour, je m’excuse pour ces mesures qui se dérèglent, lorsque le museau s’approche trop près des cuisses, lorsque l’urine coule un peu trop, lorsque la caresse inopinée est malvenue, lorsque la propriété privée est foulée sans distinction.

Les lois qui établissent la juste mise à distance des chiens dans l’espace public des villes européennes s’écrivent au cours des dernières décennies de l’Ancien Régime. La ville industrielle, sécurisée et embellie, s’accomplit notamment par cette législation du vivant. La seconde partie du XVIIIe siècle se caractérise par une explosion de la démographie canine dans les villes, portée essentiellement par les classes populaires.

Le chien comme animal de compagnie semble répondre à l’aspiration sécuritaire grandissante, mais aussi au besoin d’affectivité d’une population de déracinés, de personnes seules arrivées en ville, poussées par l’exode rural qui bouleverse alors la démographie. « Tout semble se passer comme si le développement de l’animal domestique, et singulièrement du chien, avait été un moyen d’humaniser une ville perçue comme dangereuse par les contemporains[2]. »

À la même époque apparaissent les lois interdisant les chiens dans les lieux de spectacle et exigeant qu’ils soient attachés dans l’espace public. Quant aux chiens errants, ils sont exterminés dans les villes françaises afin d’en limiter la prolifération, jugés insalubres et dangereux. À Paris, l’empoisonnement massif à la noix vomique des chiens en liberté, réduit au début du XIXe siècle la population canine aux seuls chiens de compagnie[3].

Il faut préciser que la génétique de Rémi ne charrie pas cette histoire réglementaire. S’il est un chien, il est un Basenji, une race d’Afrique centrale domestiquée notamment pour la chasse au Mali puis importée en Europe par les colons anglais, sans succès puisque les premiers individus moururent faute de pouvoir s’acclimater. Ce n’est qu’en 1930 que les premiers élevages hors d’Afrique furent attestés.

Rémi charrie peu de la ville occidentale, à peine quelques décennies d’apprentissage. Ainsi, il nous éloigne un peu plus à chaque promenade de la concorde avec cette ville et nous en rappelle les règles tacites et incorporées, tout ce que nos conduites quotidiennes cachent et reproduisent.

Être en ville avec un chien rappelle que toutes les vies ne se valent pas ; ou du moins que la construction et la pratique des espaces urbains ne préservent pas toutes les existences avec le même égard. Une vie canine a une valeur moindre qu’une vie humaine. Être lié, métaphoriquement et physiquement à un chien, c’est aussi éprouver et partager cette vulnérabilité. En tant que corps attaché au nôtre, il est une vie qui tous les jours, partout, nous accompagne.

Il est difficile de trouver les mots qui conviennent pour énoncer cette attache permanente, ce qu’elle engage de changements physiques, de gestes nouveaux, d’empathie et de sensibilité politique étendue. Vivre cet attachement c’est être deux, un peu chien, pas tout à fait humain. Donna Haraway a forgé un slogan « Make kin, not babies ! », difficilement traduisible par « Faites des parents, pas des enfants ! », dans son Manifeste des espèces compagnes (2010).

À travers l’invention d’une parenté sans filiation biologique, il laisse entrevoir l’intelligence émotionnelle et politique d’un foyer interspécifique et fonde une alternative pour s’émanciper de la famille hétérosexuelle et patriarcale. Le sentiment de vulnérabilité en ville ressenti avec Rémi est très proche d’un autre que j’ai, que nous avons appris à dissiper : celui d’être pédé dans un espace public où plane toujours l’hégémonie des hommes blancs hétérosexuels. La réminiscence d’un devenir subalterne.

Ratatinés dans l’embrasure d’un porche, nous laissons passer une poussette. La contrition rendue obligatoire par une préséance tacite n’autorise que rarement une considération, parfois un « merci ». Mais la ville se pratique tous les jours dans cette myriade de conflits fugaces. Un homme marche sur le trottoir face à nous, décidé à ne pas infléchir sa trajectoire droite et assurée. Il nous repère, Rémi en particulier, continue, s’approche, piétine, frappe Rémi et s’éloigne. « Je ne vais pas laisser ma place à un chien. »

Ces aventures, burlesques ou violentes, nous poussent à chercher au plus profond de la ville des espaces autres, où se distendent ces lignes de disputes. Ces endroits sans qualités sont souvent là où, guidés par un museau, on s’apaise. Ni rue, ni place, ils seraient plutôt des terrains vagues, des lieux usés, peu occupés. Les plantes rudérales y sont notre compagnie quotidienne, elles sont d’ailleurs l’indice d’une ville qui se défait pour nous accueillir.

Parmi ces lieux, l’un est devenu une destination quotidienne : un terrain de foot en gazon synthétique accolé à un terrain de basket d’asphalte reprisé, grillagé de hautes clôtures. Il se situe au pied de deux tours d’habitation qui dominent les Puces de la Porte de Clignancourt, accessibles par un chemin de traverse que personne n’emprunte. Conçus par Raymond Lopez selon le modèle qu’il a multiplié aux Portes de Paris durant les années 1960, les deux bâtiments n’ont pas eu le destin glorieux de la Tour Bois-le-Prêtre transformée de façon exemplaire par les architectes Lacaton et Vassal entre 2007 et 2010.

Ces personnes qui ne se croisent pas dans la ville s’accompagnent ici. Dans cette grande cage, nous regardons ensemble les arbres et les chiens, les herbes qui traversent le goudron… Nous sommes une communauté d’attention.

Haut lieu du trafic de drogues devenu hors de contrôle, les bâtiments ont été vidés de leur habitant.es en 2020, murés, le périmètre d’accès barriéré (palissade et barbelés) et gardés en continu par les sentinelles discrètes d’une société de sécurité. Propriété de l’OPH (Offices Publics de l’Habitat) de la ville de Saint-Ouen-sur-Seine et donc hors du périmètre d’entretien de la ville, le parc des tours abandonnées est devenu un jardin de décombres. Être ici, c’est occuper un centre vide. Partout autour la ville croît, les chantiers prospèrent, portés par les perspectives du Grand Paris et l’effervescence des Jeux Olympiques. Le quartier gravite sur ce cœur dévasté. Quoi de plus juste qu’une ruine moderne pour un quartier dédié à la circulation d’objets mobiliers laissés en restes, fins de fortunes, hors d’usage, en quête d’une vie nouvelle ?

Laissé au seuil de son devenir oublié, le parc s’est transformé en friche. Sans tailles saisonnières, les plantes horticoles se sont développées dans des proportions forestières. Les rats logent dans les jeux pour enfants. Les détritus jetés par des passants, les gravats déposés là, les tessons de bouteille, s’accumulent à l’entrée du chemin. Tout indique un espace autre, un discontinu dans l’uniformité aimable des faits urbains. C’est là que nous allons tous les jours avec Rémi.

Nous traversons les gravats, les herbes sauvages et tapis derrière les arbres, nous entrons dans les hautes cages du terrain pour le détacher de sa laisse. « Le terrain », c’est le nom que l’endroit a pris dans nos discussions, comme pour rappeler que nous y construisons avec patience quelque chose. Rémi court. D’autres chiens arrivent. D’autres humains aussi. Nous sommes trois, parfois vingt. Nous restons une heure ou l’après-midi à faire connaissance.

Venir ici, ce n’est pas savoir qui trouver, ou plutôt, c’est venir trouver des inconnu.es complices. Les chiens sont toujours les premiers sujets de discussion, l’expérience partagée d’une relation interspécifique fait communauté. Les heures passées « au terrain » ont scellé des amitiés entre ces personnes que la ville dissocie, dans le temps et dans l’espace. Ces personnes qui ne se croisent pas dans la ville s’accompagnent ici. Dans cette grande cage, nous regardons ensemble les arbres et les chiens, les herbes qui traversent le goudron, la flaque qui se charge à chaque orage… Nous sommes une communauté d’attention.

Je ne pense pas avoir déjà ressenti une « sensation d’espace public ». Les récits d’espaces publics bienveillants ouverts à tou.tes sont des fables patriarcales ; la ville a toujours d’abord été une expérience de conflit. Ce qui se passait sur les quelques centaines de mètres carrés du terrain abîmé était nouveau. Comment qualifier ce « terrain » : juste un espace public, un espace communautaire soudé par l’expérience d’une empathie interspécifique ?

L’anthropologue Anna Tsing décrit la ruine comme un espace d’émancipation où le capitalisme se relâche, s’épuise, où les vivants instaurent de nouvelles complicités[4]. Le terrain tient cette promesse des ruines et soutient des connivences inattendues. Il n’est pas pour autant en dehors du monde. Les rapports sociaux n’y sont pas neufs mais il semble que les lignes de conflits ici s’apaisent. La bagarre de quelques chiens est souvent l’événement qui fait ressurgir des conduites classistes, sexistes, racistes. Mais sur ce terrain les conflits nous instruisent. La qualité de cet espace, sa nécessité dans le quotidien de chacun.e nous engage dans une forme parlementaire, dans des équilibres à préserver.

Chaque jour nous allons là, hors de la carte, sur ce terrain au pied de deux stèles modernes. À chaque saison, nous les voyons tomber en débris, les fenêtres céder au vent, les panneaux de façades disparaître. Au sol, le terrain s’épanouit caché dans les herbes hautes. D’autres nous ont rejoint, venus d’Afrique, ils ont, avec une multitude d’objets cassés ou oubliés, construit des abris. On se reconnaît et on se salue de loin, avec pudeur.

Dans la cage, on se retrouve pour observer les chiens, les plantes et les oiseaux, écouter les histoires qui se rencontrent et bricoler parfois, ensemble, pour entretenir cet espace. Une armoire brisée devient la barrière manquante pour sécuriser une entrée, un chariot récupéré regroupe jeux et outils, des chaises de bureaux et de cuisines, des fauteuils de salon disparates sont laissés là. Ils témoignent des petits groupes de discussion qui ont, pendant la nuit ou la journée, animé le terrain. Un grand sécateur et un râteau sont cachés dans les buissons pour, le moment venu, contenir la végétation. Une porte est devenue banc. Si ce « caniparc » devait s’épanouir en une subculture urbaine, écouter, observer et maintenir en seraient les fondements, la lenteur son rythme et les ruines son lieu.

Il y a quelques jours, une masse d’hommes en gilets fluo perce à travers les buissons. « Nous sommes là pour nettoyer ». Nettoyer quoi ? « Nettoyer tout. » Rabattre les arbres, couper les herbes, enlever les ordures. « On fait le propre. Ça va être pour les enfants ici. » Puis en désignant les trois habitations de fortune qui depuis presque deux ans se sont consolidées. « Et ça, ça dégage. » Les herbes ont été coupées, les arbres taillés. Le terrain est toujours là ; les cabanes aussi.

Quelques jours après ce « coup de propre », tout le monde est revenu, fédéré.es par l’inquiétude de voir disparaître cet endroit. Un autre matin, un géomètre était là. Un projet se prépare. Le terrain, liminal, laissé à toute fin utile, devra se rattacher à la carte. Pour le moment, celles et ceux qui, guidé.es par leur téléphone, cherchent un raccourci sont encore accueilli.es dans ce pli, cette impasse au milieu des chiens.

Je me suis longtemps posé la question de savoir ce qu’était cet endroit. Comment nommer, désigner ce qui n’a pas encore de mot qui convient. L’expérience de ce terrain relève en partie de l’hétérotopie dans son sens élargi : un espace autre à la fois au cœur de la société et en marge qui constitue pour un groupe de personnes une centralité tandis qu’il reste inaperçu pour d’autres[5]. Le concept de TAZ, de Zone d’autonomie temporaire, de Hakim Bey permet aussi de comprendre la discrétion d’une communauté d’intérêt qui prend place, établit des rituels dans la ville au plus près des faits urbains conventionnels et normatifs, tout en s’attachant à ne pas être vue.

Ce qui se déroule sur le terrain est à la fois plus vulnérable et moins intentionnel. S’il s’agit d’une communauté, c’est avant tout une communauté de chiens qui, par opportunisme, fédère quelques humains. S’il s’agit de s’éloigner de la ville, nous n’en restons pas loin, à portée de vue. Si bien qu’à la manière d’une haute marée, la ville « imbibe » de temps à autre, de façon régulière, ce que nous fantasmons comme un île.

Un « terrain », ce mot simple pourrait convenir. Un espace limité compris dans un système de propriété. Un bout de ville sans projet, à peine déterminé par des usages fugaces et momentanés. Non pas un terrain de foot ou un terrain de loisir, juste un terrain. Un terrain comme un endroit pour considérer le « si peu » qu’il s’y passe. Un terrain qui contient une communauté d’attention plus que d’intérêt. Un terrain trouvé sans le chercher. Un terrain à entretenir, sans autres promesses que de maintenir l’équilibre des diplomaties qui s’y instaurent.

C’est là, dans cet en-deçà de la ville, que se réalisent les promesses conviviales d’une ville hors des gestes, hors des formes, hors des temps humains.

Cet article a été publié pour la première fois le 4 novembre 2024 dans le quotidien AOC.


Sébastien Martinez-Barat

Architecte, Architecte chez MBL architectes, maître de conférence à L\'École Nationale Supérieure d’Architecture de Saint-Etienne, commissaire d\'exposition indépendant