Société

L’École : un colosse aux pieds d’argile

Philosophe, psychanalyste

Nulle part ailleurs qu’en France la fonction, structurante pour nos sociétés occidentales, de différencier les individus de sorte que les inégalités paraissent légitimes et absolument indiscutables, autrement dit que l’égalité de droit ne soit jamais une égalité de fait, n’est le monopole d’une seule institution, en l’espèce l’École. Comment sortir de l’emprise scolaire, fabrique incessante de la domination sociale interiorisée ?

Comment ne pas se réjouir en lisant le titre d’une récente publication dans les colonnes d’AOC : « Emprise scolaire : le grand vide politique » ? Le terme d’« emprise » est d’une grande pertinence et les deux auteurs de l’article, Marie Duru-Bellat et François Dubet, justifient ce choix par une analyse précise et détaillée de la situation de l’École en France, analyse qui retrace l’histoire récente (dans la deuxième moitié du XXe siècle) de ce processus de « massification » qui a, en effet, caractérisé l’évolution de nos établissements d’enseignement depuis les années 1960 jusqu’à aujourd’hui.

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On ne répètera pas ce qui est dit dans cet article, il faut le lire tout entier. Le terme d’emprise vient ici désigner ce singulier « monopole » de l’École française sur la formation des enfants, des adolescents et des étudiants, monopole qui ne porte pas seulement sur le registre des apprentissages (lire-écrire-compter) ainsi que sur le tri hiérarchisant opéré sur cette « masse » d’enfants (comme c’est bien connu depuis les analyses de Bourdieu et de Baudelot et Establet), mais aussi et surtout sur la « définition du mérite des personnes », définition qui envahit la vie scolaire, la vie familiale, la vie professionnelle à venir (qui dépend de l’acceptation à la fois de cette hiérarchisation et de ces habitudes acquises à l’École), bref toute la vie du citoyen, de la citoyenne française, et notamment sa vie psychique (dont les auteurs ne parlent pas, s’épargnant une analyse critique des « pathologies scolaires » spécifiques, réelles et imaginaires, sur lesquelles il faudrait revenir).

Mais, de même que nos deux sociologues soulignent à juste titre la « déception » permanente engendrée par le fonctionnement permanent de cette institution aux promesses non tenues, de même le bel élan de leur analyse entraîne à son tour une légère déception, se brisant en plein vol sans tirer les conclusions qu’elle appelle et auxquelles on pourrait s’attendre.

Et ceci pour une raison e


[1] Bertrand Ogilvie, Inclassable enfance, La Tempête, 2024.

[2] Sur la question des véritables finalités de l’École, on lira l’excellent article de Roger-François Gauthier, paru le 2 septembre 2024 dans les colonnes d’AOC : « On ne se rend pas toujours compte à quel point cette fascination pour les résultats entre bien dans la folie mondiale de la compétition scolaire, mais dispense en France plus qu’ailleurs de se poser la question des finalités de l’École. »

[3] Selon des formules d’Andrea Cavazzini dans les Cahiers du GRM, le 28 novembre 2024, à propos de l’eurocommunisme en Italie.

[4] Voir En rachâchant (1982), film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, inspiré du livre de Marguerite Duras, Ah ! Ernesto (1971).

[5] Dans l’un des épisodes de la très intéressante série britannique Black Mirror, on assiste à la généralisation de cette interévaluation instantanée de tous à l’égard de tous via les smartphones. Version contemporaine de la « guerre de tous contre tous ».

[6] L’écolier est maintenu à l’écart du monde du travail : on pourrait discuter de la pertinence de cette césure, avec laquelle Marx exprimera toujours son désaccord (voir la Critique du programme de Gotha, 1875), mais on peut aussi profiter de la présence de cette pratique désormais établie dans les sociétés industrialisées en la retournant contre elle-même.

[7] Livre de Daniel, 2, 31-35 et 37-45, traduction de la Bible de Jérusalem.

Bertrand Ogilvie

Philosophe, psychanalyste, Professeur émérite de l'université Paris VIII Vincennes – Saint-Denis

Rayonnages

SociétéÉducation

Notes

[1] Bertrand Ogilvie, Inclassable enfance, La Tempête, 2024.

[2] Sur la question des véritables finalités de l’École, on lira l’excellent article de Roger-François Gauthier, paru le 2 septembre 2024 dans les colonnes d’AOC : « On ne se rend pas toujours compte à quel point cette fascination pour les résultats entre bien dans la folie mondiale de la compétition scolaire, mais dispense en France plus qu’ailleurs de se poser la question des finalités de l’École. »

[3] Selon des formules d’Andrea Cavazzini dans les Cahiers du GRM, le 28 novembre 2024, à propos de l’eurocommunisme en Italie.

[4] Voir En rachâchant (1982), film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, inspiré du livre de Marguerite Duras, Ah ! Ernesto (1971).

[5] Dans l’un des épisodes de la très intéressante série britannique Black Mirror, on assiste à la généralisation de cette interévaluation instantanée de tous à l’égard de tous via les smartphones. Version contemporaine de la « guerre de tous contre tous ».

[6] L’écolier est maintenu à l’écart du monde du travail : on pourrait discuter de la pertinence de cette césure, avec laquelle Marx exprimera toujours son désaccord (voir la Critique du programme de Gotha, 1875), mais on peut aussi profiter de la présence de cette pratique désormais établie dans les sociétés industrialisées en la retournant contre elle-même.

[7] Livre de Daniel, 2, 31-35 et 37-45, traduction de la Bible de Jérusalem.