L’École : un colosse aux pieds d’argile
Comment ne pas se réjouir en lisant le titre d’une récente publication dans les colonnes d’AOC : « Emprise scolaire : le grand vide politique » ? Le terme d’« emprise » est d’une grande pertinence et les deux auteurs de l’article, Marie Duru-Bellat et François Dubet, justifient ce choix par une analyse précise et détaillée de la situation de l’École en France, analyse qui retrace l’histoire récente (dans la deuxième moitié du XXe siècle) de ce processus de « massification » qui a, en effet, caractérisé l’évolution de nos établissements d’enseignement depuis les années 1960 jusqu’à aujourd’hui.
On ne répètera pas ce qui est dit dans cet article, il faut le lire tout entier. Le terme d’emprise vient ici désigner ce singulier « monopole » de l’École française sur la formation des enfants, des adolescents et des étudiants, monopole qui ne porte pas seulement sur le registre des apprentissages (lire-écrire-compter) ainsi que sur le tri hiérarchisant opéré sur cette « masse » d’enfants (comme c’est bien connu depuis les analyses de Bourdieu et de Baudelot et Establet), mais aussi et surtout sur la « définition du mérite des personnes », définition qui envahit la vie scolaire, la vie familiale, la vie professionnelle à venir (qui dépend de l’acceptation à la fois de cette hiérarchisation et de ces habitudes acquises à l’École), bref toute la vie du citoyen, de la citoyenne française, et notamment sa vie psychique (dont les auteurs ne parlent pas, s’épargnant une analyse critique des « pathologies scolaires » spécifiques, réelles et imaginaires, sur lesquelles il faudrait revenir).
Mais, de même que nos deux sociologues soulignent à juste titre la « déception » permanente engendrée par le fonctionnement permanent de cette institution aux promesses non tenues, de même le bel élan de leur analyse entraîne à son tour une légère déception, se brisant en plein vol sans tirer les conclusions qu’elle appelle et auxquelles on pourrait s’attendre.
Et ceci pour une raison essentielle : le présupposé de toute leur description est que l’École faillit à ses promesses, alors qu’ils viennent de montrer l’incontestable réussite de sa logique profonde. Que l’École produise de l’échec et de l’inégalité, ce n’est pas là un accident de parcours, mais sa fonction depuis toujours (depuis qu’il y a de « l’École », c’est-à-dire depuis l’achèvement d’un processus historique chaotique qui va de la Révolution française, moment de sa conception, à la Troisième République, moment de sa stabilisation[1]).
Et les deux auteurs ont bien raison de souligner la singularité de cette institution par rapport aux autres pays : nulle part ailleurs cette fonction, essentielle à nos « démocraties », qui est d’opérer et d’énoncer la différenciation entre les statuts individuels de telle manière qu’elle apparaisse comme légitime et indiscutable, c’est-à-dire faire que l’égalité de droit ne soit jamais une égalité de fait, n’est confiée à une seule institution, sur laquelle « elle pèse » tant, comme le disent si justement les auteurs à la fin de leur article, qu’elle en devient intransformable, irrespirable, toujours au bord du burn out.
Les autres sociétés industrielles ont disséminé cette fonction et l’ont déléguée à d’autres acteurs en quelque sorte moins repérables : le plus souvent à l’idéologie diffuse des Églises et à la factualité des rapports sociaux inégalitaires vécus comme une fatalité naturelle, sans qu’il soit nécessaire d’en inscrire la genèse, comme le fait de la Loi sur le corps du condamné, le personnage imaginé par Kafka dans « La Colonie pénitentiaire », dans la chair même des enfants, dans le jour-après-jour de leur parcours scolaire où ils se démontrent à eux-mêmes leur mérite – ou leur absence de mérite –, se contemplant dans le miroir des « devoirs » et autres exercices scolaires.
On comprend mieux alors ce qu’il faut entendre par massification : il ne s’agit pas seulement d’une dimension démographique, mais du fait que la société française ne peut pas se passer de faire transiter tout le monde par l’École, qui est le lieu unique de sa reproduction sociale et de sa politique inégalitaire et invisibilisée (d’où le monopole, d’où l’« emprise »). Le problème étant que massification veut dire aussi hiérarchisation de plus en plus visible bien qu’elle ait toujours été là. De plus en plus visible, excluante, humiliante et suscitant la lassitude, le désintérêt, le dégoût, la rancœur, du moins pour le plus grand nombre.
Citons encore : « Mais alors que les difficultés engendrées par l’emprise scolaire sont analysées et dénoncées dans bien des pays, ce n’est guère le cas en France tant la croyance scolaire reste forte malgré les constats et les déplorations. Aussi, le débat politique qu’exigerait cette situation n’émerge pas ou, plus exactement, il est abordé de biais sans que la question de l’emprise elle-même soit posée. » Qu’est-ce que cette « croyance scolaire » dont parlent si bien les auteurs ? C’est la conviction institutionnalisée que dans l’École seule les enfants trouveront la place, ou plus précisément l’identité qui leur permettra de prendre place dans l’existence sociale qui les attend. Sur cette idée, la France entière, du moins celle des institutions, s’accorde. Mais le point de vue des concernés, les enfants, n’est pas ou peu connu, en tout cas pas reconnu explicitement, sinon au travers de leurs comportements, au sens où l’on parle d’un « vote avec les pieds » : « phobie scolaire », ennui, refus, absentéisme, forme juvénile de l’abstention électorale.
Comme le soulignent les auteurs, les clivages politiques ici s’estompent, ou se brouillent, et c’est la gauche qui se présente souvent comme un rempart contre les atteintes portées à l’École par une droite qui ne peut s’en passer (puisqu’elle est l’opérateur de la reproduction invisible qui la fait vivre) mais ne cesse d’en remanier les contours afin qu’elle lui coûte le moins cher possible.
Ne résistons pas à l’envie de citer intégralement l’un de ces passages qui touchent si juste : « Mais [la gauche] ne touche ni à l’architecture du système scolaire, ni aux pédagogies et aux curricula qui s’avèrent indéniablement favorables aux favorisés. Surtout, comme la droite, elle ne met pas en cause l’hégémonie du mérite scolaire qui est, à ses yeux, toujours plus vertueux que d’autres figures du mérite toujours soupçonnées de participer du triomphe du néolibéralisme et de faire le jeu des entreprises. À l’horizon, elle propose d’en faire toujours plus, de scolariser plus encore et plus longtemps afin que les effets négatifs et paradoxaux de l’emprise scolaire finissent miraculeusement par se résorber quand tous les élèves accèderont aux formations les plus valorisées. Mais, nettement plus sympathique que celle de la droite, cette vision des choses n’est pas plus convaincante. »
En effet, c’est une longue histoire… c’est notamment celle de la « remédiation », du soutien scolaire, mais aussi de la revendication permanente d’un surcroît de « moyens ». Il faut ici distinguer soigneusement les moyens matériels et financiers (postes, crédits de fonctionnement et de construction), qui sont effectivement la condition de possibilité du fonctionnement d’une institution de cette importance, revendication parfaitement légitime face à la pingrerie des gouvernement successifs qui obligent les enseignants et les élèves à vivre des situations irrespirables, et les moyens, si l’on peut dire, pédagogiques, qui consistent à rajouter, pour lutter contre l’échec scolaire, une couche de ce qui le produit. Étonnant paradoxe, difficile à dénoncer sans se faire vigoureusement attaquer par les organisations politiques et syndicales qui ne font pas toujours la distinction entre le « ce sans quoi » et le « pour quoi », comme le dirait le Socrate du Phédon[2].
Il est frappant en effet que la gauche n’ait jamais vraiment réussi à dessiller le regard qu’elle porte sur les valeurs fondamentales de l’École bourgeoise, dont elle s’est contentée de vouloir croire qu’on pouvait en inverser le signe, ou le sens, sans y toucher : elle s’en tient à l’idée que l’important est que les enfants d’ouvriers lisent Flaubert (ou Molière, ou Proust, etc.) eux aussi, mais sans s’interroger sur la signification de cette inculcation tout sauf neutre des grandes valeurs de l’esprit qui reproduit les grandes différenciations (manuel/intellectuel, savant/ignorant) propres au fonctionnement de notre genre de société.
En réalité, on peut lire Flaubert autrement, en découvrant par exemple ce qu’est l’écriture (l’analyse et la production de l’écriture), sans que la moindre ligne ne fasse aussitôt l’objet d’une évaluation hiérarchisante, autrement dit sans en récolter aussitôt une bonne, ou une mauvaise, note.
Quand, du côté de la gauche, une proposition tout autre surgit, c’est de son propre camp que viennent les anathèmes. Et si Gabriel Péri, dont toutes les municipalités de gauche ont donné le nom à des rues, avenues, écoles, alors qu’il est mort dénoncé à la Gestapo par son propre camp, a été l’un des soutiens les plus actifs de Freinet à ses débuts, il n’en a pas été de même dans le cadre du plan Langevin-Wallon d’après-guerre.
Et tout à sa préoccupation d’occuper une place dans le jeu démocratique finalement consenti et d’organiser son appareil dans la perspective d’une position électorale, le Parti communiste, pour ne parler que de lui, a fini par oublier que son véritable salut, le sens même de son combat, ne pouvait résider que dans l’approfondissement « d’un maillage social “moléculaire”, d’un système complexe de formes de vie, d’apprentissages et d’expériences collectives pleinement en mesure de rivaliser avec les structures bien plus anciennes de l’Église catholique »[3] et, surtout, avec les structures à venir toujours possibles d’autres religions, d’autres Églises, sectes ou partis « proches du peuple et de ses préoccupations ». Il en va de même à l’École : si l’on cesse de s’intéresser à ce que sont, veulent et peuvent les principaux intéressés, ce sont eux qui un jour ou l’autre se détournent « en masse » de l’institution, pour se tourner vers autre chose…
Mais il n’est pas facile d’accepter une révolution copernicienne : on préfère y voir des querelles de méthodes. Une autre pédagogie, une école autrement revient souvent à enseigner autrement aux mêmes. Inépuisable querelle de méthodes, comparaisons, conflits entre les chapelles. Si cet affrontement est un peu lassant, il n’est pas toujours sans profit empirique. L’enseignement est un métier exigeant qui requiert des savoir-faire ingénieux ; on peut parfois être à court d’idées sans le soutien d’un collectif, d’un réseau. Mais l’essentiel est ailleurs, dans l’invention des moyens qui permettent que les enfants ne soient plus « les mêmes », qu’ils soient confrontés à d’autres dynamiques, à d’autres devenirs, que le fait de devenir savants ne porte pas atteinte à leur ignorance et que leur ignorance soit celle de vrais savants.
L’École, en France, est le haut lieu, la boîte noire de la production de ces différenciations, ou de ces identités différentielles, sur lesquelles reposent le fonctionnement des sociétés et qui prétendent répondre à la question fondamentale qui se pose à tout nouvel arrivé sur le territoire (les enfants, première catégorie d’immigrés) : qu’est-ce qu’être humain (et non « qu’est-ce qu’un être humain ») dans cette société-ci ? Manuel/intellectuel, ignorant/savant, normal/anormal, sain/malade, mais aussi homme/femme, ou fille/garçon, adulte/enfant, homo/hétéro, et même vivant/mort : multiples gradations où des formes de vie se rapprochent de la mort et la côtoient de plus en plus près, se déployant sur le large spectre qui va de la domination triomphante aux derniers degrés de la misère et de la souffrance.
Des enfants ayant eu le temps de s’autonomiser et de savoir jouer de leurs appartenances multiples et changeantes ne sont plus si faciles à intégrer dans des fonctions prédéfinies.
Ces différences, toujours dissymétriques, structurent le psychisme et l’organisation matérielle de la vie des écoliers, à l’occasion et sous couvert de l’ensemble des contenus des savoirs qui leur sont proposés comme tests identitaires (« être bon en… » : plutôt en sport qu’en maths, plutôt en math qu’en français, plutôt le français pour les filles et les maths pour les garçons, etc.). Ces « préjugés », maintenant inlassablement dénoncés, ont néanmoins la vie dure et, surtout, une infinie plasticité, une capacité à se reconfigurer et à retrouver partout de nouvelles niches. Ils structurent ensuite toute la vie sociale, politique, économique et psychique, fondée sur la domination, la compétition et la rivalité (avec ses effets délétères, depuis le « plafond de verre » jusqu’à la « culture du viol »). Ils structurent primordialement l’articulation des individus à l’existence sociale.
Sans doute l’École n’est-elle pas la seule à fabriquer ces différenciations identitaires, moteur du processus fractal qui dissémine la hiérarchie des compétences. Mais la précocité et la longue durée de son intervention dans la vie des individus ainsi que son emprise psychique sur les familles lui donnent quand même une fonction matricielle. On trouve toujours, en dessous de soi, un être inférieur à dominer. Il n’y a pas là une loi psychologique, mais un dispositif institutionnel mis en œuvre systématiquement par nos sociétés industrielles capitalistes qui élit dans la diversité du réel des éléments susceptibles d’être associés de façon binaire et les transforme en machine à dominer, immobilisant, naturalisant et essentialisant ce qui se présente d’abord comme moments de multiples processus.
Un exemple parmi tant d’autres possibles : le harcèlement scolaire, dont il est tellement question depuis quelques mois (alors qu’il existe depuis plusieurs décennies), n’est-il autre chose, pour une grande part, que l’ombre portée de l’emprise de l’évaluation, la subdivision fractale du rapport de domination spécifique à l’univers scolaire ? De part et d’autre de la barre qui sépare le monde des dominants et des dominés (les identités différentielles et dissymétriques, professeur/élève, savant/ignorant, cultivé/inculte), prolifèrent de multiples rapports de pouvoir, de domination, de discrimination qui créent ces chaînes de tyranneaux dont La Boétie, dans le Discours de la servitude volontaire, a été l’un des plus perspicaces phénoménologues. La cour de récréation peut devenir un champ de bataille ou une jungle où règne la loi du plus fort, figure inversée du « fort en thème ».
Donnons des exemples. Au-dessus de la barre, on trouve une floraison de couples bien connus : agrégés/certifiés, lycée/collège, enseignement général/enseignement technique, enseignement supérieur/enseignement secondaire, professeurs/maîtres de conférences, universitaires/enseignants, professeurs (terme qui change sans cesse de sens selon que l’on se situe à l’université ou dans le secondaire, et de même dans le secondaire ou le primaire : professeurs/instituteurs qui est devenu professeurs/professeurs des écoles), toutes ces distinctions n’étant pas seulement de nom ou de prestige, mais aussi, très concrètement, de salaire…
En dessous de la barre, on ne trouvera évidemment pas d’appellation institutionnellement reconnue, et il faudra fouiller dans le riche vocabulaire de la culture underground des établissements d’enseignement, mouvante et infiniment créative : « polar, bolos, gros nul, ringard, chouchou, bouffon, pigeon, victime, vicos », à mettre en couple d’opposés avec tous les termes qui peuvent désigner la maîtrise, termes qui apparaissent et disparaissent d’une année à l’autre et d’une ville ou même d’un établissement à l’autre (on a conscience que les exemples évoqués sont par force complètement dépassés, faute de l’enquête exhaustive d’un nouveau Victor Hugo).
Qu’est-ce qu’être ou devenir humain sinon s’affronter à cette série d’alternatives identitaires différentielles, et toujours paradoxales, car normes à la fois rigides et aux contours incertains et sans cesse redessinés. C’est le contraire de la recherche d’une définition de « l’être humain » qui s’engage, depuis Aristote jusqu’à Lacan compris, depuis l’animal politique jusqu’au « parlêtre », dans la recherche d’un « propre de l’homme » qui occupe les anthropologies philosophiques dont Lévi-Strauss en son temps a rappelé la dimension d’exclusion, porteuse de toutes les dérives exterminationistes. Ces différent/ciations identitaires font entrer en crise l’idée d’anthropologie en ouvrant sur une analyse historique des normes sociales différentielles et individualisantes qui constituent l’étonnante mosaïque des formes de l’humain traversée d’une violence continuelle.
Derrida avait eu l’idée astucieuse et poétique d’introduire un « a » dans le mot différence pour faire voir (sinon entendre) qu’une différence n’est jamais un état ou une essence, une nature, mais un moment dans un mouvement de différent/ciation, obéissant à des temporalités spécifiques : une différance, donc, est une identité affectée d’une altérité et d’une temporalité qui la rend rebelle à toute assignation substantielle. De même Deleuze théorise la distinction entre différentiation et différenciation afin de souligner le caractère multiple des conditions de possibilité de la formation d’un concept arrêté sous lequel s’agite une multitude de cas, un drama sous tout logos…
À l’École, où les populations, les ethnies, les classes, les singularités se côtoient et se mélangent, l’intersectionnalité est en jeu à chaque instant : c’est l’occasion de ne pas la représenter, et par là la vivre, individuellement et collectivement, comme un empilement de « propres », de traits identitaires essentialisés pris dans des alternatives binaires rigides (riche/pauvre, blanc/noir, homme/femme, handicapé/normal…), mais comme des devenirs explorant les limites et les apories de leurs différent/cialités.
À la différence de la vie sociale (les relations familiales, de travail, de voisinage…) où les assignations identitaires peuvent être brutales et rigides, plus sujettes à affrontements, conflits qu’à négociations, le lieu et le temps de l’École sont propices à une investigation collective de la porosité des cernes identitaires et à la mobilité des frontières, à condition qu’ils ne deviennent pas l’otage des conflits politiques et sociaux, familiaux ou religieux, qui n’attendent que l’occasion de s’immiscer dans cet espace qui doit être protégé par son statut clairement explicité de « maison des enfants », espace dévolu à la construction de leur autonomie, non imposée d’en haut mais élaborée pas à pas par eux-mêmes. Si l’idée de laïcité a un sens intéressant, c’est dans une telle perspective, et non comme système d’exclusion focalisé sur l’absurde question du « voile ». Aucun voile n’a jamais empêché personne d’entendre un cours ou de participer à une discussion ou à une réflexion.
Ce que l’existence sociale, collective peut et doit permettre, c’est, outre la reconnaissance des différences, le fait de pouvoir différer non seulement des autres, et de soi-même, mais aussi de sa différence même. L’École, espace ouvert, non soumis aux contraintes du travail, et temps très long, coïncidant avec celui de la formation et de la transformation des identités, peut permettre de desserrer les pressions identitaires et de faire l’expérience des frontières de ces identités, non pas en prêchant la tolérance ou la bienveillance qui laissent les individus face à face campant sur leur singularité ou leur différence, mais en leur permettant d’échanger leur place et de découvrir dans leur normalité de l’anormal et dans leur anormalité de la normalité.
C’est ce qui permet d’ouvrir l’espace pour une dénonciation de l’injustice et de la violence qui caractérisent les assignations institutionnelles toujours normatives qui fabriquent les identités sur lesquelles les rôles sociaux et les rapports de domination, politiques et économiques viennent s’agripper. Des enfants ayant eu le temps de s’autonomiser et de savoir jouer de leurs appartenances multiples et changeantes ne sont plus si faciles à intégrer dans des fonctions prédéfinies.
Comme tout le monde le sait sans jamais l’énoncer sous la forme explicite d’une articulation indissociable, l’aboutissement du parcours scolaire consiste finalement en un bagage de connaissances plus ou moins assimilées associé à une identité, elle, indélébile, cette seconde caractéristique étant la raison d’être dominante du processus. Jusqu’à la touche « d’esprit critique », sorte d’onction terminale que le professeur de philosophie est censé déposer sur le front des élèves au sortir de la classe du même nom.
Produire des ignorants, produire des cancres et quelques « forts en thème », qui sont ainsi disposés à accepter les uns la posture de l’obéissance, de la subalternité, de la servitude salariale, les autres celle de la « maîtrise », cette maîtrise relative de valet, qui se répartit sur les échelons de la chaîne de servitude du capital. On ne trouve ni ignorants ni cancres dans la nature, ou dans « l’état de nature » comme diraient Hobbes et Rousseau. C’est ce que sait le gamin Ernesto du roman de Marguerite Duras, qui ne veut pas aller à l’École car on lui « apprend ce qu’il ne sait pas » : il faut comprendre qu’il a bien saisi qu’à l’École, on lui apprend avant tout qu’il ne sait pas, qu’il est un ignorant, fabriqué de toutes pièces, d’un seul coup au moment où il franchit la porte de l’École[4].
L’article se conclut sur une formule particulièrement heureuse suivie d’un tournant inattendu : « Débarrassée du poids qui l’écrase l’école se porterait mieux. Elle éduquerait plus et mieux si […] nous cessions de tout en attendre, quitte à être toujours déçus. » Après le « si », on attendrait : si elle était débarrassée de cette fonction politique cruciale qui est la sienne en France. C’est bien là le problème : en France, on ne voit pas bien quelle autre institution pourrait remplir cette fonction par ailleurs inévitable dans le système où nous nous trouvons. Cette déception est naïve : on ne peut attendre d’une institution qu’elle fasse autre chose que ce pour quoi elle est faite. Autant attendre du Vatican qu’il prêche pour la liberté de conscience. « Tout en attendre », c’est en attendre que l’institution soit elle-même et son contraire.
Dans le cas de l’École (peut-être en est-il de même du Vatican ? ce serait une autre étude), la difficulté vient de l’ambivalence profonde de sa fonction : émanciper tout en asservissant, donner à l’émancipation la forme de la servitude : on s’y perdrait à moins. Mais ce qui domine, ce qui surdétermine l’alliance chimérique (au sens littéral) de ces deux tendances, c’est la dimension de l’obéissance (c’est bien l’aspect souligné en 1971 par Ivan Illich dans Deschooling Society, qu’on pourrait traduire par Défaire l’emprise de l’École sur la société, et non par Une société sans école : l’article se termine sur l’évocation discrète de ce nom), et c’est d’elle qu’il est naïf d’attendre l’espoir d’une liberté.
Mais il se trouve que cette institution est structurée de telle sorte qu’elle est habitée par une réelle ambivalence qui est au fond analogue à celle qui a résulté de la formation des manufactures, remplaçant le travail à domicile : on s’est mis à rassembler les ouvriers dans un même lieu, dans des usines où ils avaient alors la possibilité de se parler, de discuter, de s’entendre, de former des syndicats : le vers était dans le fruit, et la lutte ouvrière a commencé.
Il en va de même des écoles. Il serait presque impossible de rassembler tous les enfants qui courent dans les rues et dans les champs : l’État le fait pour nous. Mais, de même que les patrons n’ont cessé de se battre contre l’auto-organisation ouvrière au sein des entreprises, de même l’École est un lieu sous haute surveillance, dans lequel règne une architecture de la séparation et une discipline du silence et de l’interdit de communication.
C’est pourquoi les écoles sont à ce point cloisonnées. Tous les élèves y entrent « en masse », mais aussitôt ils sont répartis dans des petites cases, le corps orienté dans le bon sens, vers la « voix de son maître » : classes, cloisons, couloirs, bancs, tables, estrades, bureaux, tableaux, tout est fait pour canaliser le regard des enfant dans une seule direction, pour maintenir leurs corps séparés et parallèles, pour les empêcher de se parler les uns aux autres… Importance capitale de l’architecture scolaire, de la normalisation de son mobilier, symbole, à l’inverse, de la destruction de l’estrade et des tables en rond…
C’est un échec quotidien bien entendu, la discipline ne cesse de s’époumoner et de rappeler vainement à l’ordre une masse en ébullition, mais peu importe là encore : dans cette ambivalence, comme à l’usine, la surdétermination l’emporte : à l’usine la production, à l’École l’évaluation. Cette évaluation qui envahit la société entière et devient l’ordinaire des réseaux sociaux et de consommation où tout s’évalue par des « like »[5].
Mais l’École n’est pas une institution tout à fait comme les autres : elle est, en France en tout cas, de manière massive, la matrice de toutes les autres, et il est important d’y voir se préparer la logique sociale des hiérarchisations différentielles et des rapports de domination. Alors qu’elle peut être au contraire, par excellence, en tant que moment de suspension du temps social[6], un espace et un lieu qui permettent aux enfants de trouver le temps, pourrait-on dire, de différer de leurs différences.
Elle n’est pas une institution tout à fait comme les autres également parce qu’elle est le seul lieu sans doute dans l’espace institutionnel dans lequel règne un certain coefficient de liberté, c’est-à-dire qui permet aux enseignants comme aux enfants d’échapper, s’ils le veulent, au contrôle panoptique et au pointage. Car une fois refermée la porte de l’École, on peut bien se livrer à des activités dont le rapport administratif qui en sera fait n’est pas obligé de correspondre aux norme exigées : qui empêche un enseignant d’énoncer oralement toutes les critiques qu’il juge nécessaire de faire sur un travail rendu tout en attribuant par écrit une note qui permette à l’élève d’échapper au radar stigmatisant de l’évaluation ? Personne.
Certes il faut le vouloir, d’une volonté qu’on pourrait bien qualifier d’éthique. Mais il y a des gens instruits, qui ont passé des agrégations, soutenu des thèses, qui se livrent encore à ce jeu puéril de la note, de l’évaluation, et qui croient ou font semblant de croire à la pertinence et à la valeur de cette activité (non seulement puérile d’ailleurs, mais malhonnête et hypocrite car, au-delà des travaux d’écriture visés et évalués, ce sont toujours les personnes qui sont en fin de compte jugées). Il y a là une énigme.
L’existence de l’École est d’une tout autre portée. Certains de ses ennemis, dont un ministre de l’Éducation nationale, l’ont comparée à un « mammouth ». Il est plus judicieux de se souvenir du rêve de Nabuchodonosor qui, dans la Bible, évoque son empire non comme un Léviathan, mais comme une « statue dont la tête était d’or pur ; sa poitrine et ses bras étaient d’argent ; son ventre et ses cuisses étaient d’airain ; ses jambes, de fer ; ses pieds, en partie de fer et en partie d’argile. Tu regardais, lorsqu’une pierre se détacha sans le secours d’aucune main, frappa les pieds de fer et d’argile de la statue, et les mit en pièces. Alors le fer, l’argile, l’airain, l’argent et l’or, furent brisés ensemble, et devinrent comme la balle qui s’échappe d’une aire en été ; le vent les emporta, et nulle trace n’en fut retrouvée. Mais la pierre qui avait frappé la statue devint une grande montagne, et remplit toute la terre »[7]. Daniel, ce psychanalyste branché sur l’absolu (c’est Dieu qui lui permet de reconstituer et d’interpréter le rêve du roi), analyse alors ce rêve en y déchiffrant l’histoire de cette institution destinée à laisser la place à « un autre royaume ».
L’histoire de l’École républicaine, laïque et obligatoire ressemble au colosse du rêve de Nabuchodonosor, elle n’a cessé de se fragiliser sous les coups redoublés et non concertés de la ladrerie de son propre parti, de l’hostilité des franges les plus réactionnaires dont elle n’a pas été protégée, de l’évolution historique, économique et politique d’un capitalisme de plus en plus radicalisé et d’un épuisement interne entraînant la lassitude de ses enseignants comme de ses élèves.
En sommes-nous aux pieds d’argile, et la pierre qui vient mettre fin à l’édifice est-elle prête à partir ? Certes notre histoire ne connaît pas cette belle progression linéaire. Les grandes initiatives contestataires en pédagogie sont presque contemporaines de l’âge d’or de l’École, ou le suivent de près, et la vague internationale anti-autoritaire de l’année 1968, si elle a marqué une rupture, a été suivie de multiples retours à la norme, en dents de scie. Mais on peut se demander quand même, pour en revenir à l’article dont nous étions partis, si les retombées de la « massification » ne nous ont pas finalement menés à l’âge de cette pierre destructrice.
Dans de nombreux lieux, dans de nombreuses écoles disséminées sur notre territoire, discrètement, elle a déjà frappé, renvoyant au pays des mauvais rêves l’univers carcéral qui empêche tant d’enfants de devenir ces chercheurs infatigables et ces puits de science qu’ils méritent d’être. Mais nous ne sommes pas dans l’univers eschatologique du Livre de Daniel. Dans le nôtre, rien n’est garanti ni certain et il y a loin, comme on sait, du local au global, du jet de la pierre à la grande montagne. Mais cela n’empêche pas de continuer à travailler, comme une taupe poursuivant imperturbablement son travail de sape.
NDLR : Bertrand Ogilvie a récemment publié Inclassable enfance aux éditions La Tempête.