International

Non, l’Europe n’est pas seule !

Économiste

On aurait tort de penser l’actualité internationale comme un affrontement binaire entre l’Europe et un bloc cohérent de « nationalismes-capitalistes autoritaires », guidé par les USA, la Chine et la Russie. Parce que ces nouveaux adversaires sont loin de former un ensemble unifié, mais aussi et surtout parce que l’Europe n’est pas fondamentalement isolée. Pour sauver la démocratie et le droit international, de nouvelles alliances sont possibles.

Ce que j’annonçais dans mes précédents articles publiés dans AOC est arrivé : l’élection de Trump aux USA s’est traduite, en un mois d’exercice, par la fin de l’aide américaine à l’Ukraine et la rupture entre les USA et ses alliés traditionnels. C’en est fini d’un schéma simpliste, hérité des années 1960, opposant « l’Occident » aux puissances communistes ou « ex », et à un « Sud global » penchant pour les secondes.

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Il n’y a qu’un camp constitué, politiquement, militairement, idéologiquement dans cette guerre : celui que, dans un petit livre prémonitoire Ahmet Insel et Pierre-Yves Hénin, ont appelé Le National-Capitalisme Autoritaire [NaCA], une menace pour les démocraties. Ce camp idéologico-politique dirige aujourd’hui les plus grandes puissances mondiales, USA, Russie et Chine, il a de nombreux alliés parmi les puissances moyennes telles que l’Iran, et ronge les démocraties de l’intérieur.

À la conférence de Londres, la Grande-Bretagne a invité tous ceux qui, dans « l’OTAN moins les USA », disposent de quelques éléments d’armées et d’arsenaux encore susceptibles d’aider l’Ukraine à résister à l’invasion russe. Ce résidu de « monde libre », à supposer qu’il parvienne à s’unir sur une stratégie politico-militaire (et d’abord industrialo-militaire), comme il tente de le faire en catastrophe ces derniers jours avec une série de conférences, va devoir affronter le problème majeur : il est totalement encerclé par le « camp NaCA ». La situation est donc pire qu’en 1939, après le pacte Molotov-Ribbentrop scellant l’alliance provisoire entre l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne : il restait alors, en dehors du jeu, l’immense puissance des États-Unis restés isolationnistes. Et comme en 1939, cette situation résulte de décennies de libéralisme économique, auquel se sont ralliés cette fois les forces de la gauche institutionnelle.

Il est sans doute trop tard pour corriger cette faute monumentale, qui reste cependant l’enjeu d‘une troisième guerre mondiale larvée, qui se profile depuis la crise des subprimes (2007-2008). Reconstruire un monde solidaire est bien l’enjeu, à terme, mais nous n’avons plus beaucoup de temps : aujourd’hui, comme en 1939, les regroupements dont dépend l’avenir de l’humanité en sont à l’heure des choix diplomatico-militaires, à l’heure de la réalpolitique et de la précision. Réalpolitique, parce qu’il faut manœuvrer pour se ménager le maximum d’alliés, y compris ceux qui sont peu ragoutants. Précision, parce que la réalpolitique des adversaires du nouvel axe Trump-Poutine-Xi est tout de même subordonnée à un objectif stratégique : la reconstruction d’un monde réglé par la démocratie et le droit international, à même d’affronter la crise écologique globale qui menace de tout emporter.

Mais ne cédons pas à la panique.  Contrairement aux apparences, l’Ukraine et l’Europe ne sont pas seules, et l’adversaire n’est pas si unifié.

Mieux qualifier le camp agresseur

L’histoire a plus d’imagination que nous : c’est pourquoi il importe d’en retenir les leçons. Mais elle ne se reproduit jamais deux fois de la même façon. Il est donc essentiel d’en repérer les enchainements typiques, mais de savoir les adapter à la conjoncture présente. Si l’analogie avec les années 1960 (l’illusion d’un « Sud global tricontinental » opposé à l’Occident) est à rejeter (surtout quand la Chine s’en prétend le leader !), il serait tout aussi trompeur de réduire l’ensemble des dictatures et États illibéraux à un camp fasciste, voire nazi, comme l’Axe des années 1930.

Karl Polanyi pouvait, dans La Grande transformation, interpréter la seconde guerre mondiale comme la compétition entre trois réponses possibles aux dégâts et à la crise du « libre marché autorégulateur » (la Grande Dépression initiée par le krach de 1929) : stalinisme, fascisme ou social-démocratie. Si les régimes autoritaires actuels ressemblent par certains traits au fascisme, la réponse au National-Capitalisme Autoritaire – une éco-social-démocratie susceptible de rallier la résistance des peuples du monde ? – n’est pas du tout claire, et n’offre pas actuellement de récit mobilisateur à l’échelle mondiale. Mais on peut du moins en analyser l’adversaire et les enjeux immédiats.

Il faut pour cela résolument abandonner les catégorisations faciles héritées des années 1920-1930 telles que « nazi » qui, comme « Sud global » et autres mots-valises, obscurcit les choix. Un exemple : si l’on pense, sur la simple base d’un geste mal décrypté, que Trump et Musk sont des « nazis » (c.a.d. génocidaires), alors il faut se résoudre à chercher contre eux l’accord avec la Russie, par-dessus le cadavre de l’Ukraine, ou avec la Chine, par-dessus le cadavre de Taiwan, des Ouighours et des Tibétains, comme Roosevelt et Churchill n’ont pas hésité, dès qu’elle fut possible, devant l’alliance avec Staline contre Hitler, même sur le cadavre de la Pologne, en « oubliant » Katyn.

Je ne le pense pas. Il faut être précis : dans le vaste ensemble des « illibéralismes », ceux qui justifient un régime autoritaire, au nom d’une supposée majorité du peuple, acquise par plébiscite (ce dont Napoléon III fut le précurseur), le fascisme ajoutait les milices populaires violentes (les « faisceaux », phalanges, chemises brunes, noires ou vertes), et le nazisme ajoutait au fascisme l’objectif d’une pureté raciale génocidaire. Oublier cette caractéristique fondamentale du nazisme, c’est toujours banaliser la Shoah en en faisant un « point de détail » de la singularité nazie dans le massif illibéral. En avançant le concept de National-Capitalisme Autoritaire (NaCA), Ahmet Insel et Pierre-Yves Hénin ont justement pris soin de nous laisser mesurer les similitudes et les différences. Le terme de NaCA rassemble de plus (comme le fascisme, d’ailleurs) de nombreuses variantes, et ces nuances doivent guider les choix tactiques des démocraties.

Concept très englobant, le NaCA englobe en effet des partis au pouvoir ou dans l’opposition qui :

‑ Sont nationalistes, c’est à dire, plus concrètement, hostiles à la mondialisation libérale et à ses institutions régulatrices comme l’Organisation Mondiale du Commerce, les règles de l’Union européenne, le fameux « consensus de Washington » qui, des années 1980 à aujourd’hui, a rejeté sur le bas-côté des pans entiers des classes populaires, au Nord (Est et Ouest) comme au Sud. Une hostilité qui s’étend aux normes de l’ONU, héritées de la victoire sur le fascisme (Charte et Déclaration universelle des droits de l’homme), à ses agences (Organisation mondiale de la santé, Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient…) et à leurs prolongements (Traités sur l’environnement, Cour pénale internationale…).

– Sont capitalistes – contrairement aux fascismes, qui se déclaraient anti-capitalistes voire socialistes – puisqu’ils défendent la libre entreprise et cherchent à la libérer des contraintes (sociales, sociétales, écologiques) que des décennies de démocratie lui avaient imposées. Cependant, de par leur aspect autoritaire, ils ne respectent pas l’État de droit et se réservent la possibilité d’intervenir contre les oligarques passés dans l’opposition ; Ahmet Insel et Pierre-Yves Hénin consacrent beaucoup d’effort à mesurer les similitudes et leurs différences avec un « capitalisme d’État ». Ce contrôle de l’État sur l’économie privée passe par la subsistance d’un véritable secteur d’État (Chine, Russie, Corée du nord), ou par la création d’empires économiques liés au parti dominant (Iran, Turquie, Syrie, etc.).

– Sont autoritaires, c’est à dire à pour le moins illibéraux (Hongrie), notamment en étendant le contrôle social jusqu’à un niveau totalitaire orwellien (Chine), mais plus profondément, parce qu’ils rejettent les droits de l’homme comme le droit international, supposés émaner d’un Occident hypocrite qui, il est vrai, ne les a pas toujours respectés. Cependant, leur base sociale populaire étant hostile au libéralisme économique, ils doivent « faire semblant » d’être son défenseur, contre la corruption des élites et les dites pressions de l’étranger… à commencer par l’immigration.

Depuis la publication du livre d’Ahmet Insel et de Pierre-Yves Hénin (en février 2021, à la veille de la seconde phase de l’invasion russe), on mesure beaucoup mieux les différences entre les différents NaCA. Les auteurs cherchaient les points communs entre, à un extrême, la Chine, à l’autre, la Hongrie, et, entre les deux, la Turquie. Outre la différence évidente entre NaCA dans l’opposition (comme le Rassemblement National) et NaCA au pouvoir (PiS, Fidesz, PCC, etc), il faut distinguer entre « NaCA de pays dominant » – et impérialiste – et « NaCA de pays dominé » – simplement protectionniste. La Chine a soumis le Tibet et les Sinkiang avec un contrôle de fer, allant jusqu’au remplacement de populations, et construit une flotte immense pour reconquérir Taiwan ; la Hongrie d’Orban n’a nullement l’intention de reconquérir ce que le traité de Versailles a donné à la Roumanie. Mais ils ont tous un point commun : ils construisent leur hégémonie nationale en englobant les classes populaires victimes du libéralisme dominant le monde depuis les années 1980.

Ce n’est pas nouveau. Les victoires de l’illibéralisme sont souvent la sanction de la rupture entre la (petite) bourgeoisie républicaine progressiste et les classes populaires, rupture due aux excès du libéralisme économique. L’analyse par Karl Marx du 18 Brumaire de Louis Bonaparte en est le prototype, comme le livre de Polanyi sur les conséquences politiques de la crise des années 1930. Et aucun spécialiste de sociologie électorale ne conteste que la victoire de Trump ou les succès du Brexit, du Rassemblent National, de l’Alternative für Deutschland (AfD), sont liés au sentiment d’abandon (et à la réalité de celui-ci) des classes populaires dans la mondialisation libérale. Cela dit, encore une fois, le NaCA n’est pas la simple reproduction du fascisme. Le trumpisme, avec l’amnistie des milices qui prirent d’assaut le Capitole, se rapproche d’un fascisme, ce qui n’est pas le cas des Fratelli d’Italia (Fdl) de Meloni. La question de la réversibilité démocratique d’un NaCA au pouvoir va devenir centrale, et le cas turc sera paradigmatique, encore plus que le cas polonais.

Mieux qualifier les buts des uns et des autres

Comme dit Saint-Loup (un personnage de La recherche du temps perdu de Marcel Proust), « les batailles ont leur généalogie » : les guerres encore plus. La lecture de la conjoncture actuelle est profondément marquée par le souvenir des « marches à la guerre » des deux guerres mondiales, en particulier par le souvenir de cet enchainement : elles commencent (y compris la première) parce que la pusillanimité des uns a obscurci, pour le plus agressif des autres, « où était la Ligne rouge ». 30 millions de personnes sont mortes « pour Dantzig » parce que les démocraties ont laissé passer les coups de force antérieurs de Hitler, notamment le démantèlement de la Tchécoslovaquie. Cette leçon de l’histoire ne nous dispense pas d’une réflexion moins analogiste sur la conjoncture présente.

De même, la nécessaire précision en matière de réalpolitique ne s’arrête pas à la compréhension de la nature de l’agresseur. Il faut aussi être réaliste et précis en matière de lutte pour la paix. L’objectif de l’Union européenne est une paix durable rétablissant les normes onusiennes de souveraineté et d’intégrité nationale : un pays doit voir garanties ses limites territoriales et rester  libre de choisir ses alliances (contre la vieille doctrine des « sphères d’influence » ou « espace vital » héritées de l’Américain James Monroe au XIXe siècle, ou des penseurs nazis Karl Schmitt et Werner Best au XXe siècle). Le réalisme et la précision invitent à distinguer en Ukraine la notion de « cessez-le-feu », que cherchent à imposer Poutine et Trump, et celle de « trêve » proposée » par la France, la Grande-Bretagne, l’Ukraine…  et la Turquie.

Les déclarations stratégiques de Poutine depuis son discours de Vienne en 2007, encore rationnel, sont claires : elles affichent la volonté de reconquérir le territoire ou du moins la sphère d’influence russe de Catherine II et de Joseph Staline, une hostilité autant philosophique que stratégique aux « valeurs de l’Occident » et le désir de construire monde unipolaire centré sur lui. Un cessez-le-feu débouchant sur un accord de paix ratifiant la conquête des cinq oblasts (y compris ceux dont il n’a encore conquis que la moitié : Donetsk, Zaporija et Kherson) lui offrirait, comme les accords de Minsk, un répit pour préparer de nouvelles offensives, non seulement vers le reste de l’Ukraine, mais aussi vers l’ancien empire soviétique. Les discours pro-Trump des nationalistes français peuvent, avec quelque raison seulement, souligner que cela reste très loin des frontières de la France. Pour celles et ceux dont le sentiment patriotique s’étend à toute l’Europe (y compris pour la gauche portugaise), ne serait-ce que par des liens familiaux, la perte d’un morceau de l’Europe serait aussi grave que le fut pour la France celle de l’Alsace-Lorraine.

Plus profondément, la guerre moderne ne se réduit plus, ni quant aux moyens, ni quant aux buts, à l’occupation territoriale. Elle investit la sécurité cybernétique, les lignes d’approvisionnement, le système de normes défendues sur l’ensemble des questions humaines, et avant tout, sur les crises écologiques globales. La reconquête de l’Europe de l’Est par Poutine, allié à Trump, signerait cette fois une mise en tutelle de l’Europe occidentale. Et encore plus largement, une victoire de Poutine et Trump signifierait l’abandon de l’accord de Paris sur le Climat et une planète bientôt invivable pour tous les enfants du monde nés dans les années 2000.

A l’inverse, c’est actuellement l’Ukraine, à bout de souffle militairement, et l’Europe (qui se décide enfin à l’aider sérieusement sans le soutien des USA), qui ont besoin d’une trêve (n’entérinant aucune conquête), au moins aérienne, permettant de réparer les dégâts de l’hiver sur les services publics ukrainiens et de relancer les industries d’armements. La question se pose : l’Europe aura-t-elle la capacité, à moyen terme, de continuer à soutenir la résistance de cette première ligne que représente le peuple ukrainien, sans l’appui des USA ? La réponse négative, défaitiste, repose sur l’apparent « isolement de l’Europe », que je voudrais ici questionner.

Alliés potentiels, adversaire divisé

On l’a vu, le camp NaCA, qui semble aujourd’hui devoir tout emporter (jusqu’au cœur de l’Europe, avec le succès du RN et de l’AfD), est en fait fissuré. Et l’Europe n’est pas seule !

Je ne pense pas que le « Sud global » soit son allié à privilégier, ni même que le « Sud global » existe, surtout pas comme un bloc (il faudrait déjà choisir entre le Maroc et l’Algérie…). D’ailleurs, même en 1941, face à l’offensive dévastatrice du Japon fasciste et à leurs propres colonialismes, les nationalistes du Sud se sont profondément divisés : Mao Zedong avec les démocraties occidentales, Soekarno avec le Japon, Nehru hésitant… Cependant la situation est loin d’être désespérée. Je ne propose pas ici de parier sur la question du « qui fera partie du camp anti-NaCA », camp diplomatique, économique et s’il le faut militaire, mais plutôt une liste de questions, qui permettent d’orienter des recherches d’alliés.

Certes, Trump n’est pas dans le rôle du naïf Chamberlain, revenant de Munich après avoir cru acheter la paix au prix du déshonneur (céder les Sudètes à Hitler). Il est plutôt dans le rôle de Staline s’entendant avec Hitler pour se partager la Pologne et les Pays Baltes : les cinq oblasts à la Russie, le minerai du reste de l’Ukraine aux USA. Il n’empêche que rien n’indique que le peuple des USA, qui certes a donné à Trump la majorité absolue, ait vraiment donné à Trump le mandat de faire ce qu’il fait depuis son arrivée à la Maison Blanche. Rien n’indique d’ailleurs que sa politique se révèlera conforme aux intérêts du peuple américain, ni même du capitalisme made in USA. La confiance des consommateurs s’érode déjà, eux qui comprennent bien que le protectionnisme va relancer une spirale inflationniste, comme en a averti la Banque fédérale dès la mi-décembre – ce qui entrainera le maintien des taux d’intérêt à un niveau élevé. Déjà la bourse américaine, qui stagnait depuis cet avertissement, est partie à la baisse devant les premières mesures de Trump. Et il est fort possible que le tandem Trump-Musk s’achève comme le tandem Hitler-Röhm : SS contre SA, l’un accrochant finalement l’autre à un crochet de boucher dans une Nuit des longs-couteaux.

Il faut ici revenir sur le fameux salut de Musk, lors de l’entrée en scène du nouveau président : se frapper la poitrine de la main droite puis la dresser obliquement. On n’a retenu en France que la seconde partie du geste, salut clairement fasciste, plus précisément celui de Mussolini (Hitler saluait bras cassé, la paume en avant). Ce salut n’est pour les Américains que la synthèse du « salut de Bellamy » (le bras droit dressé), longtemps le salut au drapeau quotidien des petits Américains, et de celui qui l’a remplacé lors de l’entrée en guerre contre le camp fasciste : la main sur le coeur. Combiner les deux gestes est symbole de patriotisme : le très humaniste président de la série Designated survivor, incarné par Kiefer Sutherland, salue ainsi… mais gentiment. Ce qui frappe chez Musk, c’est le coup de menton mussolinien, qui renvoie aujourd’hui à un imaginaire pop : les peplum (Ave, Caesar !) et les films de science-fiction. Par exemple, pour les Français : le centurion Céplus dans Asterix, Mission Cléopatre, qui arbore le casque de Dark Vador et est interprété par… Dieudonné. Ce « salut Dark Vador » exprime l’ambition du personnage : l’esprit de conquête universel et galactique (au moins jusqu’à la planète Mars…). Rien à voir avec le mouvement populaire MAGA, base électorale de Trump, protectionniste et isolationniste. Ni a fortiori avec le nazisme, pas seulement parce que le projet de Musk n’est pas la destruction des Juifs, mais plutôt à cause du S du NSDAP, celui du national-socialisme. Musk n’entend pas construire des Tesla du peuple, ni suivre la politique keynésienne du Dr Schacht et son État-protecteur nazi réduit aux « aryens ». Il n’a que faire des « intérêts compensateurs » pour les travailleurs américains, à l’opposé du projet MAGA.

Bernie Sanders a justement souligné que, sous un discours populiste, Trump poursuivait les mêmes ambitions que Musk : ce couple de dirigeants expose au grand jour les intérêts strictement corporatistes du grand capitalisme américain. J’ajouterais : intérêts à courte vue. Il détruit les régulations montées pour faire barrage au retour de la crise des subprimes, il détruit l’USAid, instrument du soft power : son protectionnisme nuit d’abord aux chaines de valeurs déployées à l’échelle mondiale par les propres industriels qu’il prétend défendre… Mais plus profondément, comme l’ont montré Gramsci et quantité de politistes après lui, le pouvoir des dominants ne peut exprimer aussi crûment ses intérêts corporatistes, il lui faut s’enrober d’hégémonie : présenter ses intérêts comme ceux du peuple tout entier. Après l’inflation Trump et les licenciements Musk, que restera-t-il à offrir à la base MAGA ? La peau des latinos, des homosexuels, la religion… Pas sûr que cela suffise, surtout si les démocrates se ressaisissent et réinventent enfin le rêve américain.

Sous la contestation interne, et faute d’obtenir ce qu’il cherche fondamentalement (enrôler la Russie dans « sa » vraie guerre, contre la Chine), même Trump peut un jour rompre son pacte satanique avec Musk… et pourquoi pas avec Poutine.

Il ne faut d’ailleurs pas oublier les démocraties du Pacifique : l’Australie et la Nouvelle Zélande, la Corée du Sud (laquelle vient elle-même d’échapper à un coup d’État). Elles sont à la fois les possibles victimes collatérales de l’axe Trump-Poutine-Xi et les alliés indispensables de Trump dans une guerre hypothétique avec la Chine. Ils ont donc sur les USA d’importants moyens de pression.

Il ne faut pas non plus oublier les démocraties des Amériques, comme le Canada, le Mexique, la Colombie, qui sont directement attaquées par Trump. Et il ne faut ne pas tirer une croix définitive sur les pays du Sud qui, encore pris dans les vieilles alliances avec l’URSS contre l’impérialisme américain, ont initialement refusé les sanctions contre l’agresseur russe. Je pense évidemment à l’Afrique du Sud, et encore plus au Brésil du président Lula da Silva, qui eut dès l’origine contre Zelenski des mots aussi durs que Trump, à la grande déception des amis européens de la gauche brésilienne. Maintenant que ce sont les USA qui semblent diriger le camp NaCA, on peut espérer que leur anti-américanisme les poussera à une vue plus objective de la situation.

Jouer sur les contradictions de l’axe NaCA

La faiblesse du NaCA, c’est le Na de nationalisme. C’est un camp homogène dans sa haine de la démocratie et des conquêtes sociétales du XXe siècle, mais il est tout aussi miné que l’était le pacte Ribbentrop-Molotov par des rivalités nationales et par l’inévitable affrontement USA-Chine. L’idéal serait de rompre l’alliance Russie-Chine mais je n’y crois pas : la Chine a obtenu une sorte de vassalisation de la Russie (avec laquelle elle a rétabli le vieux schéma post-colonialiste économique : l’échange inégal de matières premières et d’énergie à bas cout contre la vente de machines-outils à usage militaire), en échange du soutien aux ambitions de Poutine en Europe de l’Est.

Quand le conflit USA-Chine éclatera, l’Europe sera devant un choix à la fois éthique et politique : avec la Chine ou avec Trump ? La réponse n’est pas simple… La Chine tenteratelle même le coup de séduire l’Europe, contre les USA, en se posant en championne de la stabilité (elle qui a répudié ses engagements du mémorandum de Budapest : garantir l’intégrité territoriale de l’Ukraine !) et du multilatéralisme commerciale (elle qui a pratiqué toutes les formes de mercantilisme depuis son entrée à l’OMC…) ? Mais le pardon de l’hypocrisie est de mise en réalpolitique : après tout, celle-ci n’est que l’hommage du vice à la vertu.

Il reste à l’Europe une marge de manœuvre en direction des « puissances intermédiaires », en particulier avec ce machin, jouant à la fois le rôle d’une coordination des NaCA et d’un relais vers le mythique « Sud global » : les BRICS, qui se posèrent d’abord comme une coalition visant à s’émanciper de l’hégémonisme des USA. Si les USA deviennent ennemis de l’Ukraine et de l’Europe, quelle position adopteront les BRICS (hors la Russie et la Chine) ? Militairement parlant, la question se réduit essentiellement à deux pays NaCA : la Turquie et l’Inde. Modi et Erdogan sont aussi antipathiques l’un que l’autre, mais sont ennemis de nos ennemis, l’Iran et la Chine…

La Turquie (comme je m’y attendais depuis le premier jour de la guerre, où elle a fermé les détroits à la flotte russe) a tranché dès le basculement pro-russe des USA : pour l’Ukraine et contre Poutine. Donc pour l’Europe et contre Trump. Car « la prochaine étape » pour Poutine après la capitulation de l’Ukraine serait, soit au Nord, en direction du corridor de Kaliningrad ou vers la Lettonie, soit au Sud, vers la Moldavie, puis, vers la Roumanie. La Turquie voit dès lors se réveiller le spectre de la guerre ancestrale du tsar et du sultan : comme lors de la guerre de Crimée, elle recherche l’alliance européenne. Oui, même la Turquie d’Erdogan. Et la diplomatie britannique l’a immédiatement compris, puisqu’elle a invité Ankara à la conférence de Londres.

Reste le très épouvantable et énigmatique Modi… La défaite du Congrès national indien et de la dynastie Nehru peut s’expliquer par la vague libérale des années 1980, mais le caractère religieux de la domination de Modi est une constante de tous les NaCA – expliquée partiellement par le livre d’Ahmet Insel et de Pierre-Yves Hénin, dans les cas des pays de l’ex-empire soviétique et des nationalismes décolonisés. Diplomatiquement, l’Inde est, depuis la rupture Moscou-Pékin de 1963, un très vieil allié de l’URSS contre la Chine, avec laquelle elle en conflit ouvert dans l’Himalaya, et tout son armement est russe. Modi observe avec effarement l’axe Poutine-Xi. Mais quelles conséquences en tirera-t-il ? C’est encore une question ouverte.

Le coming-out pro-Ukraine de la Turquie s’articule avec l’actualité du Moyen-Orient, où la situation évolue à toute vitesse, bousculant les problématiques du début du siècle : la question kurde, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) déposant les armes la même semaine où Trump insultait Zelenski et Erdogan choisissait Zelenski ; la menace djihadiste, qui, il y a à peine 20 ans, nous était présentée comme l’ennemi principal de l’Occident. La « dédiabolisation » d’une frange du djihadisme, avec la victoire de Hayat Tahrir el-Cham (HTC) sur le dictateur Bachar el-Assad, allié de Poutine et de l’Iran en Syrie, ouvre un champ immense de transformations possibles. Les services secrets ukrainiens sont déjà accusés par les Russes de l’avoir compris, après avoir soutenu au Sahel des groupes islamistes contre le groupe Wagner.

L’Europe, qui avait abandonné toute initiative pour se placer à la remorque des USA, a de multiples cartes à jouer… à condition de rompre avec l’alignement sur Benjamin Netanyahou, son gouvernement NaCA et certains de ses ministres génocidaires ; et à condition de condamner fermement les pratiques correspondantes à Gaza, ainsi que de reconnaître pleinement l’État palestinien. On ne peut invoquer le droit international et le droit d’Israël à l’existence en oubliant précisément que l’ONU, en 1947, a créé deux États sur le territoire du mandat britannique : l’État d’Israël et un État palestinien. L’un est aussi légitime que l’autre, et c’est la mission de l’Europe que de le rappeler. Maintenant.

L’Europe ne peut rompre son isolement qu’en démontrant au monde ce pour quoi elle se bat. Cela exige de renoncer au concept inhumain de « forteresse Europe » vis-à-vis des migrants fuyant les guerres et les catastrophes écologiques au Sud, et de prendre la tête du grand combat de toute l’humanité au XXIe siècle : répondre à la crise climatique.

 


Alain Lipietz

Économiste, Ancien député européen (Vert)