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Israël et la fin du sionisme d’origine

Écrivain, Journaliste

Quelques semaines après l’assassinat de Yitzhak Rabin, Sélim Nassib écrit sur l’échec des accords d’Oslo Vingt-huit ans plus tard, ce texte, précédé d’une introduction pour AOC, décrit ce que nous avons sous les yeux depuis le 7 octobre 2023.

Le 7 octobre 2023 marque la fin d’une période historique commencée trois décennies plus tôt par la signature des accords d’Oslo. À l’époque, en 1993, le compromis négocié sous l’égide des Américains par Yasser Arafat et Yitzhak Rabin laissait de côté les dossiers les plus difficiles (le statut de Jérusalem, le retour chez eux des réfugiés palestiniens) mais assurait le minimum : les Palestiniens reconnaissaient l’État d’Israël, les Israéliens s’engageaient à restituer les territoires occupés en 1967 en échange de la paix.

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Il y avait quelque chose de bancal dans cet accord, on s’en rendra compte assez vite. Mais le monde entier l’avait accueilli avec enthousiasme, tellement était grande l’envie de mettre un terme à cette guerre de près de quarante ans qui paralysait le Moyen-Orient. L’Occident avait généreusement délié les cordons de la bourse en faveur de l’embryon d’État palestinien – ce qui, soit dit en passant, nourrira une corruption à grande échelle. Mais là n’était pas la question.

Deux ans plus tard, l’assassinat de Rabin par un ultranationaliste juif menaçait sérieusement l’espoir qui était né. Dans la foulée, la victoire électorale de Netanyahou enterra ce qu’il en restait – car toute la campagne du nouveau Premier ministre avait été bâtie sur le rejet de la solution dite « des deux États ». Il faut s’arrêter sur cette séquence, l’échec des accords d’Oslo, parce qu’elle portait en germe l’évolution profonde, le glissement idéologique, la mécanique implacable qui conduiront au massacre du 7 octobre et à la guerre destinée à rendre Gaza inhabitable.

D’une certaine façon, il s’agit aujourd’hui d’un retour au ground zero du conflit. Toute idée de parvenir à une paix de compromis semble s’être écroulée, laissant face à face deux belligérants déterminés à foncer tête baissée jusqu’au bout. En matière de compromis, il ne s’agit pas seulement de politique : diplomates, penseurs, artistes, poètes, écrivains, tous ceux qui ont passé leur vie à essayer de réfléchir et de tisser des liens pour éviter le pire ont vu leurs efforts annihilés en quelques jours. En Israël, le « camp de la paix » n’existe apparemment plus – en tout cas pour l’instant. Quant aux Palestiniens, ni la voie du « processus de paix » prônée jadis par Arafat ni la guerre à outrance déclenchée par le Hamas ne leur laissent le moindre espoir. Pour Netanyahou, c’est : « Israël from the river to the sea » (un seul État du Jourdain à la mer) et pour le Hamas : « Palestine from the river to the sea ».

Ce qui fait mal au cœur, c’est qu’en dépit des apparences, une solution existe bel et bien, du moins sur le papier. Israël est en train de s’enfoncer dans une guerre sans issue au moment même où son objectif de toujours – être pleinement accepté dans la région – est à portée de main. L’Arabie saoudite dirigée par Mohamed Bel Salmane (MBS), tirant derrière elle l’essentiel du monde arabe, lui propose en effet une pleine reconnaissance pourvu qu’il accepte la présence d’un État palestinien à ses côtés. Non que la solution « des deux États » soit viable à long terme dans un espèce aussi étroit, mais c’est un arrangement transitoire en attendant que les haines s’apaisent et que l’on puisse envisager, dans quelques années, la création d’une sorte de fédération régionale permettant à tout le monde de vivre en paix et en sécurité. Un rêve, certes, qui a fort peu de chance de se réaliser – mais qui, paradoxalement, est le seul réaliste si l’on veut éviter l’apocalypse.

En son temps, Frederik de Klerk, le Premier ministre sud-africain, avait fait un pari audacieux en acceptant la loi de la majorité – ce qui avait mis fin à l’apartheid. En son temps, David Ben Gourion avait proposé, au lendemain de la guerre des Six jours, de rendre les territoires occupés en échange de la paix – mais il n’était plus au pouvoir. Hélas, Netanyahou n’est pas de cette étoffe-là. Avec ses acolytes d’extrême-droite et pour servir son intérêt personnel, il entraîne son peuple dans une folie sans issue, aussi meurtrière que suicidaire.

En fouillant dans ma cave à l’occasion d’un déménagement, je tombe sur un texte non daté que j’avais apparemment écrit quelques semaines après l’assassinat de Rabin. Il parle précisément de l’échec d’Oslo, de l’élection de Netanyahou et des conséquences que ces événements auront sur la suite de l’histoire. Ce texte que je redécouvre lisait l’avenir. Car les conséquences qu’il décrivait sont précisément ce que nous avons sous les yeux, vingt-huit ans plus tard.

Où serons-nous dans vingt-huit nouvelles années, au terme de la sombre époque qui s’ouvre aujourd’hui ? Nulle boule de cristal ne nous permet de le dire tant l’avenir paraît menaçant et hors de contrôle. Sauf miracle – car les grandes crises sont parfois l’occasion de grands retournements.

 

 

L’acharnement thérapeutique touche à sa fin : moribond depuis des mois, ce qu’on appelle « le processus de paix » au Proche-Orient est sur le point d’être déclaré officiellement mort. Mais quand il meurt, qu’est-ce qui meurt ?

On se souvient de l’hésitation d’Yitzhak Rabin au moment de la célèbre poignée de mains avec Yasser Arafat, un haut-le-cœur vite réprimé. Cette seconde a tout exprimé, le tremblement et l’acceptation, le nœud central qui se dénoue, l’entrée d’Israël au Moyen-Orient, le retour des Palestiniens dans la géographie. Quant au haut-le-cœur, il traduisait l’extraordinaire retournement de Rabin.

En saluant solennellement celui qu’il qualifiait la veille encore de « chef des terroristes », en admettant le principe de lui « rendre », en échange de la paix, une fraction de la Palestine historique (la « Judée- Samarie » qu’il avait lui-même conquise lors de la guerre des Six jours, en 1967), il reconnaissait implicitement la légitimité d’un autre peuple sur cette terre, et ce seul geste dynamitait l’un des dogmes fondateurs de la légende sioniste (« Une terre sans peuple pour un peuple sans terre »). Il l’a fait parce que le sabordage du mythe (sa mise à mort) était précisément ce qui réalisait, sous couleur de compromis historique, le projet sioniste : un État juif en Palestine, accepté par la région.

Arafat, lui, n’a pas hésité à tendre la main. Il avait le sourire de celui qui obtient quelque chose, alors que ça aurait tout aussi bien pu être rien. Lui aussi avait dû renoncer à la Palestine mythique, sacrifiant au passage les centaines de milliers de réfugiés palestiniens qui, dans les camps du Liban, de Syrie et de Jordanie, attendent depuis 1948 un improbable retour au pays. Mais il ne faut pas pousser trop loin la symétrie : là où l’un a dû apprendre à gagner, un autre devait apprendre à perdre. Car Oslo était assurément une défaite palestinienne, une défaite acceptée, dont le prix de consolation – la promesse d’un quasi-État désarmé, exsangue, sous tutelle – représentait néanmoins un retour sur terre.

Les deux hommes se sont donc résolus à conclure avant de mourir, car ils étaient les derniers représentants crédibles de la génération qui avait fait Israël et celle qui avait fait l’OLP. Malgré tout, le sionisme était une utopie de la fin du XIXe siècle, un projet de phalanstère juif plutôt laïc. Malgré tout, le nationalisme palestinien s’appuyait sur une idéologie tiers-mondiste et panarabe qui réunissait chrétiens et musulmans. Rabin et Arafat savaient que s’ils disparaissaient, la génération suivante prendrait le pouvoir sur de tout autres bases – une idéologie religieuse de part et d’autre – et mettrait des années de guerres et de conflits à admettre de nouveau l’évidence, à savoir qu’aucun des deux peuples ne peut avoir l’ensemble du pays pour lui tout seul. Oslo était donc la dernière tentative de tracer une frontière entre Israéliens et Palestiniens – et que chacun vive chez soi.

Rien ne garantissait le succès de cette option, mais rien ne la condamnait forcément. Ce qui est clair, c’est qu’une dynamique s’était mise en branle à partir de cette poignée de mains là. L’accord ayant symboliquement porté sur le cœur du problème, l’onde de choc positive s’est répercutée de proche en proche à une part significative du monde arabe, laissant croire (un peu tôt) que le processus serait désormais irréversible. La voie ainsi dessinée, difficile, injuste, réaliste, avait une certaine chance d’aboutir à un autre Israël – néo-sioniste – intégré dans un monde arabe qui aurait perdu le prétexte de la cause palestinienne pour justifier ses dictatures militaires et son mépris de la démocratie.

Il faut bien comprendre ce qu’on a raté là : une occasion unique de ramener le Proche-Orient dans le temps présent. Voilà précisément ce que le meurtrier de Rabin a tué. Il a supprimé la pierre angulaire et c’est tout l’édifice qui s’est progressivement démantibulé. Le meurtre a été l’acte par lequel la nouvelle génération, l’autre moitié d’Israël (religieux, Juifs-arabes, Russes) a pris le pouvoir.

La victoire de cette droite nationaliste-religieuse israélienne a rencontré des conditions exceptionnellement favorables. Non seulement « le camp de Rabin » était assommé par son invraisemblable défaite (Peres a réussi à se faire remonter quelque 20 points d’avance en trois semaines), mais le choc a tétanisé les Palestiniens et les Arabes qui n’avaient aucune stratégie de rechange, sinon celle des irréductibles. Même l’action de ces derniers a servi Netanyahou : chaque attentat des islamistes palestiniens a jeté les Israéliens dans ses bras. Et s’il combattait Oslo quand il était dans l’opposition, Oslo-signé-mais-très-partiellement-exécuté s’est révélé un cadeau inespéré pour lui.

Netanyahou est en train de rendre les deux peuples inséparables.

En échange de la reconnaissance d’Israël, les Palestiniens n’avaient reçu, essentiellement, que l’administration de leurs villes. Israël était donc débarrassé de la « gestion » d’une population hostile tout en gardant les terres. Les Palestiniens qui, avant Oslo, pouvaient circuler de part et d’autre des territoires occupés étaient désormais enfermés dans des cités dont chacune était encerclée par des barrages et des chars israéliens. Par-dessus tout, et pour des raisons essentiellement américano-américaines (la montée de la droite chrétienne traditionaliste, un Congrès à majorité républicaine plus pro-israélien que l’administration démocrate la plus favorable à Israël, les déboires sexuels du président Clinton), la seule puissance susceptible de faire pression sur Israël a été réduite à l’impuissance.

Caracolant dans les sondages, sans personne pour l’arrêter, Netanyahou n’avait aucune raison de se gêner. Il a donc foncé tête baissée, multipliant les provocations dans le but de faire tomber la direction palestinienne actuelle – bedonnante, corrompue, épuisée mais favorable au partage pacifique de la Palestine – et de favoriser l’accession au pouvoir des islamistes intransigeants. Dans le même temps, sur le plan intérieur, son action a poussé dans le sens d’un État d’Israël théocratique, de même nature – à la limite – que les régimes islamiques qui risquent de s’installer autour. Voilà ce qui ferait son affaire : intégrisme juif contre intégrisme musulman. Car dans ce cas, il escompte que l’Occident et l’Amérique, privés d’autre choix, préféreront toujours le premier au second.

Tout ce que Rabin avait craint – ce pour quoi il avait accepté, à son corps défendant, de serrer la main d’Arafat – est donc en train de se réaliser. Mais la conséquence la plus importante est pour le moment passée inaperçue. En agrandissant et en multipliant les colonies dans les Territoires, en y traçant des routes de façon à rendre un État palestinien impossible, Netanyahou est en train de rendre les deux peuples inséparables, et c’est précisément ce que Rabin avait essayé d’éviter in extremis. L’expérience d’une vie lui avait appris qu’il n’y avait pas moyen de se débarrasser des deux millions de Palestiniens vivant dans les Territoires ; et qu’en les gardant, avec le million de Palestiniens déjà citoyens d’Israël (les fameux « Arabes d’Israël »), le total aurait représenté plus du tiers de la population du pays.

Certes, ceux de Cisjordanie et Gaza ne sont pas (encore ?) Israéliens et ne veulent pas le devenir mais que fera-t-on d’eux à la longue ? Et comment maintenir un « État juif » dans ces conditions ? Si l’on exclut la « solution » de l’expulsion massive des Palestiniens, il n’en reste que deux autres : un régime d’apartheid sans autre perspective que de maintenir sous la botte une société palestinienne privée de droits – projet fort éloigné de l’utopie de départ ; ou alors un État binational qui serait celui de tous ses citoyens, Israéliens et Palestiniens – option évidemment contraire au projet d’un État juif.

Provoquée par Netanyahou, la mort du processus de paix n’annoncera pas seulement des conflits et des souffrances sans fin mais aussi, paradoxalement, la fin du sionisme d’origine.


Sélim Nassib

Écrivain, Journaliste