Écologie

Programme pour le temps présent (2/2)

Directeur de l'École nationale supérieure des arts décoratifs

La culture et l’éducation peuvent et doivent être l’instrument d’un nouveau rapport au monde, alors que notre rapport au temps, à la modernité et à l’autorité est renversé par l’événement Anthropocène. Y faire face demande de réactiver l’origine agricole et terrestre de la culture tout en faisant appel à de nouvelles autorités aux marges de la modernité. En un mot, de ré-articuler l’autorité défaillante du passé et l’autorité incertaine du futur pour faire société, faire monde et faire école.

Former de nouvelles subjectivités habitantes : telle est l’ambition qui doit être la nôtre, si nous voulons nous donner les moyens de sortir de l’engrenage fatal dans lequel nous sommes embarqués depuis les temps modernes. Une telle ambition suppose que l’on commence par prendre acte de l’événement Anthropocène, sans céder sur sa complexité stratifiée. Notion inventée du point de vue universaliste des sciences de la Terre, celle-ci a ensuite été complexifiée par l’approche déconstructiviste et pluriversaliste des sciences humaines.

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Il y a là une première leçon à en tirer du point de vue de la culture et de l’éducation. Dès lors que l’on considère que le grand événement de l’époque se construit à la croisée de deux approches antagonistes, il appartient à nos établissements de formation de les articuler étroitement. C’est-à-dire de promouvoir conjointement, en assumant toutes les tensions qui en résultent, les points de vue universaliste et pluriversaliste, les sciences de la Terre et les travaux de déconstruction des grandes puissances de l’anthropocène, soit les pensées et pratiques écologistes, postcoloniales et décoloniales, féministes et queers.

Au-delà de l’événement Anthropocène en tant que tel, il faut que nos établissements de formation se donnent les moyens d’intégrer chacun des trois éléments de l’engrenage qui lui est coextensif : la crise de la modernité, le renversement de perspective temporelle et l’émergence d’une autorité du futur.

S’agissant de la modernité, nous ne manquons pas d’outils et de penseurs contemporains pour analyser sa situation critique. De Bruno Latour à Philippe Descola et Augustin Berque, en passant par Baptiste Morizot ou Estelle Zong Mengual, c’est un même paradigme qui est mis au jour, celui de l’arrachement et de la séparation : arrachement de l’être humain à sa condition terrestre et séparation d’avec les autres vivants.

Ce paradigme commande toute une série d’oppositions hiérarchisées, qui forment le champ polarisé de la métaphysique occidentale : entre l’humain et l’animal, la culture et la nature, l’intelligible et le sensible, la science et l’art, la théorie et la pratique, la forme et la matière, l’abstrait et le concret etc. Comment désactiver ce système dans ce qu’il a de mortifère ? C’est là l’un des enjeux majeurs de nos établissements de formation pour les prochaines années.

Un tel travail ne passe évidemment ni par l’inversion ni par la fusion des polarités, mais par l’articulation, la déhiérarchisation et l’activation conjointe : ne pas lâcher la proie pour l’ombre mais tenir ensemble chacun des termes. Ce qui implique néanmoins, dans un premier temps et dans une logique de rattrapage ou de compensation, un investissement plus fort des polarités mineures : le vivant, la nature, le sensible, l’art, la pratique, la matière, le concret etc.

Faire revenir tout ce versant obscur de la modernité dans notre système de formation est un préalable au dépassement des oppositions. De nombreuses initiatives de ce genre commencent heureusement à voir le jour : jardins et vivariums scolaires, éducation artistique, matériauthèques, écoles de la transition, approche écologique des arts et de la culture etc. Encore minoritaires, ces expériences montrent le chemin.

Culture et souci de la Terre

S’il faut évidemment regarder devant nous, il est également essentiel de revenir sur la généalogie de la modernité du point de vue de la culture et de l’éducation. Un moment en particulier doit retenir notre attention, c’est celui où apparaît pour la première fois, dans la langue latine, l’usage métaphorique du mot « culture ». Cet emploi, qui deviendra courant à partir du XVIIIe siècle, au point qu’on en oubliera son caractère métaphorique, trouve son origine chez Cicéron, dans les Tusculanes, en 45 avant notre ère[1].

Alors qu’il s’interroge sur la capacité du philosophe, qui se « dit spécialiste en l’art de vivre », à mettre sa vie en conformité avec ses principes, Cicéron en vient à établir l’analogie suivante : « Un champ, si fertile soit-il, ne peut être productif sans culture – sine cultura –, et c’est la même chose pour l’âme sans enseignement — sine doctrina.[2] » C’est en poursuivant cette comparaison que Cicéron forge l’expression cultura animi, pour « culture de l’âme », qu’il identifie à la philosophie et qui inaugure l’emploi métaphorique de la culture entendue comme activité de l’esprit.

L’intérêt de cette forme latine est de poser un lien essentiel entre la culture, la pédagogie, l’art de vivre et le souci de la terre. Ce n’est cependant pas cette conception qui s’imposera dans la modernité, mais celle de la paideia, entendue comme actualisation du potentiel propre de l’homme, dans une logique de séparation et d’exception du vivant. C’est du reste à la notion d’humanitas, plus qu’à celle de cultura, qu’il reviendra de porter les valeurs de la paideia grecque dans le monde romain[3]. Comme si, en même temps que l’origine de la métaphore, on avait effacé l’ancrage terrestre de la culture.

Ce geste est précisément celui auquel procède Hannah Arendt dans son analyse de « la portée sociale et politique » de « la crise de la culture ». Sans même prendre la peine d’argumenter, la philosophe y évacue sèchement l’hypothèse d’un art soucieux de la condition terrestre de l’homme : « Selon les Romains, l’art devait naître aussi naturellement que la campagne : il devait être de la nature cultivée ; et la source de toute poésie était vue dans “le chant que les feuilles se chantent à elles-mêmes dans la verte solitude des bois”. Mais, bien que cela puisse être une pensée éminemment poétique, il est improbable qu’elle soit jamais la source du grand art. Ce n’est pas la mentalité des jardiniers qui produit l’art[4]. »

Si l’on veut former des subjectivités habitantes, il nous faudra rouvrir ce moment romain de la cultura que la modernité a fermé, c’est-à-dire réactiver l’origine agricole et terrestre de la culture et dresser l’oreille à la possibilité que le chant de la nature se fasse poème. Là encore, un mouvement se fait jour en ce sens, qui indique la voie à suivre.

À des échelles diverses, on le voit à l’œuvre dans l’influence croissante de penseurs jardiniers comme Gilles Clément, qui invite dans son Manifeste du Tiers Paysage à penser la culture non plus contre mais à partir de la nature ; dans les expérimentations artistiques et éducatives qui essaiment en milieu rural, sous forme de tiers lieux, d’écoles du dehors ou de terrain ; dans le regain d’intérêt pour des figures comme William Morris ou Hölderlin, qui placent l’un et l’autre, sous le genre des arts décoratifs pour le premier, de la poésie pour le second, l’art à l’écoute de la nature ; ou encore dans la splendide retraduction que Frédéric Boyer a récemment livrée des Géorgiques de Virgile, sous le titre Le Souci de la terre[5].

Time is out of joint

Rouvrir ce qui a été fermé, réactiver ce qui a été éteint, revenir sur les angles morts : ces opérations, qui portent sur des lieux, aussi bien réels et concrets qu’imaginaires et symboliques, que nous pouvons appeler, avec Gilles Clément, les délaissés de la modernité, impliquent également un certain rapport au temps. Dans la perspective renversée qui est désormais la nôtre, la seule position conséquente pour nos établissements de formation est de se placer sous l’égide de la fameuse formule d’Hamlet, « Time is out of joint », « le temps est hors de ses gonds », et d’admettre qu’en régime de récession l’innovation peut être rétrograde et le passé devant nous.

Ce qui signifie aussi s’autoriser à réactiver des formes de pensée et des arts de faire jugés anachroniques ou intempestifs. C’est du reste ainsi, selon une logique littéralement régressive, que procédèrent en leur temps certains des auteurs évoqués plus haut. Hölderlin remonte par exemple jusqu’à la Grèce antique, William Morris jusqu’au Moyen Âge, pour déceler dans le passé la possibilité d’un autre monde, qui serait non pas derrière mais devant nous.

Si un tel geste peut se rattacher au romantisme, il excède les bornes historiques entre lesquelles on enferme généralement le mouvement, soit la fin du XVIIIe et le milieu du XIXe siècle. On verra par exemple la même puissance critique de l’anachronisme à l’œuvre chez des auteurs comme Breton, qui cherchera toujours à penser le surréalisme comme une catégorie transhistorique, Bataille, qui remontera jusqu’à Lascaux, ou Pasolini, qui se définira lui-même comme « une force du passé[6] ». L’intérêt de ces figures, qui se situent du côté de l’art, de la poésie et d’un exercice hétérodoxe de la pensée, c’est qu’elles proposent une critique de la modernité depuis l’intérieur même de la modernité – une forme d’auto-critique de la modernité[7].

La grande force d’une telle opération est d’ouvrir une brèche, de nous permettre de nous décoller d’une histoire et du destin qu’elle construit. Pour le dire avec François Jullien, elle nous aide à « décoïncider », c’est-à-dire « tenter de défaire modestement, du dedans même de la situation engagée, les formes d’adaptation et d’adhérence qui l’enlisent et l’immobilisent »[8]. À ce titre, ces auteurs forment littéralement des autorités pour notre temps. Comme l’indique le verbe latin augere, dont sont issus ces deux termes, ils nous élèvent et nous augmentent : ils nous élèvent au-dessus de notre propre histoire et nous augmentent d’une vision critique.

L’émergence d’une nouvelle autorité

Avec la modernité et l’expérience du temps, la question de l’autorité est au cœur des bouleversements induits par l’Anthropocène. Dès lors que nous considérons que les modernes ont dégradé les conditions de la vie sur Terre, nous ne pouvons que prendre acte de leur défaillance. Aussi s’agit-il de mobiliser d’autres autorités pour notre temps, non pas à la place, mais aux côtés des autorités anciennes : ce n’est pas en niant notre histoire que nous infléchirons son cours, mais en la reconsidérant à l’aune des enjeux contemporains.

Il y a là évidemment un enjeu de taille pour nos établissements de formation. Aux côtés des critiques de la modernité que nous avons évoquées, il s’agit désormais de faire place à l’autorité des générations futures.

En plus de l’impératif éthique qui est le nôtre au titre du principe responsabilité, une autre raison doit aujourd’hui nous conduire à tenir le plus grand compte de cette autorité nouvelle. C’est que la génération née au début du XXIe siècle est la première à être venue au monde au temps de la conscience de l’Anthropocène. Aussi se trouve-t-elle dépositaire d’un savoir et d’une expérience uniques, qu’elle doit au fait d’être née dans un monde promis à la dégradation si rien n’est fait pour en infléchir le cours.

Il ne faut pas sous-estimer la puissance d’un tel savoir. Il s’agit pour une part de celui qui, à disposition de tous, se diffuse à longueur de rapports, d’images et de chiffres : le savoir scientifique et médiatique de l’Anthropocène. Mais c’est aussi celui de qui est concerné en propre par ce qu’il sait, le savoir vécu, le savoir affecté de l’urgence et de la détresse du temps. En forçant un peu le trait, on pourrait dire que la position des jeunes générations est celle du personnage de la tragédie, quand celle des générations plus âgées, qui se sentent riches d’une histoire au moins aussi longue que leur avenir, est celle du spectateur.

Si nous sommes de plus en plus nombreux à être affectés par la tragédie de l’Anthropocène, en particulier par les deux grands affects tragiques que sont la terreur et la pitié, le degré d’affection reste variable, en fonction notamment de l’âge que l’on a, c’est-à-dire de la part d’avenir à laquelle on estime pouvoir prétendre. Quand les uns peuvent encore s’abandonner à la nostalgie, les autres ne la connaissent déjà plus que sous la forme paradoxale du rapport à un avenir perdu.

On ne fonde cependant pas une autorité sur des affects, dira-t-on. Telle est en effet la conception moderne, qui considère qu’il n’est d’autorité que rationnelle et scientifique. Mais c’est précisément cette façon de raisonner qui nous a conduit en pleine tragédie – aussi est-ce depuis la tragédie elle-même qu’il nous faut trouver les ressources pour en sortir. Pas plus que nous ne saurions renoncer aux données de la science et à la voix de la raison, il ne faut négliger l’efficacité des affects.

D’autant que les deux grands affects tragiques sont très exactement ceux dont nous avons besoin. De la peur, nous pouvons attendre, selon le mot de Jonas, qu’elle « obtienne ce que la raison n’a pas obtenu[9] », c’est-à-dire une transformation radicale de nos modes de vie. Quant à la pitié, elle est un autre nom pour l’empathie, qui est la forme affective de la conscience de nos relations d’interdépendance avec le vivant.

L’inquiétude et l’empathie sont les deux affects dominants de la jeunesse occidentale d’aujourd’hui. Formes contemporaines de la frayeur et de la pitié, elles contribuent à fonder son autorité, en ceci qu’elles nous élèvent dans l’ordre affectif et nous augmentent de la conscience sensible de l’événement Anthropocène.

Composer les autorités

On mesure alors le défi que doivent relever nos établissements de formation. Quand ils sont traditionnellement conçus comme des lieux de transmission ordonnés à l’autorité du passé, voilà qu’il leur faut aussi intégrer l’autorité du futur. Nous n’avons à la vérité pas d’alternative : sur quelle autre institution pourrions-nous miser pour réarticuler le passé à l’avenir ?

Si l’on a longtemps pu penser la culture et l’éducation sous l’angle exclusif de la conservation et de la transmission, comme des opérations uniquement orientées du passé vers le présent, le moment est venu d’apercevoir que l’une et l’autre tiennent leur spécificité du dialogue transhistorique et intergénérationnel qu’elles rendent possible : les établissements de formation – école, université, musée, théâtre etc. – sont les seules institutions dont l’essence est d’instituer une telle relation. Voilà pourquoi leur rôle est décisif aujourd’hui.

Une telle pensée est cependant loin d’aller de soi s’agissant de l’éducation. S’il est globalement admis que la culture ne saurait se réduire au patrimoine, qu’elle est une articulation dialectique et dialogique entre patrimoine et création, on a encore tendance à penser l’école sur un modèle unilatéral et asymétrique, à la façon de Durkheim, pour qui l’éducation est « l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale[10] ».

Même si, depuis Rousseau déjà, qui le premier entreprit de déplacer le centre de gravité de la pédagogie du savoir du maître à l’expérience de l’enfant, ce modèle aura pu être remis en question, notamment par la pédagogie critique de Paulo Freire ou la pédagogie institutionnelle de Fernand Oury et Aïda Vasquez, il reste très largement dominant[11]. L’enjeu n’est évidemment pas de confier à l’élève la tâche de faire l’école, mais de soutenir qu’il appartient aujourd’hui à l’école de prendre acte du caractère défaillant de l’autorité des modernes et de composer avec au moins deux autres autorités supplémentaires : l’autorité minoritaire des critiques de la modernité et l’autorité immature de la jeunesse.

C’est précisément à l’absence de prise en compte de ces deux autorités que répond le mouvement récent de désaffection de l’école par la jeunesse occidentale. Amorcé par la grève scolaire et étudiante pour le climat lancé en 2018 par Greta Thunberg, celui-ci s’est poursuivi en France à travers les appels à déserter ou à bifurquer lancés depuis les grandes écoles. Greta Thunberg le rappelle avec la force et la simplicité de l’évidence : « Et pourquoi au juste est-ce que je devrais étudier pour un avenir qui pourrait bientôt ne plus exister parce que personne ne fait rien pour le sauver ? Quel est l’intérêt de suivre les enseignements du système scolaire quand les plus grands scientifiques issus du même système scolaire ne sont pas écoutés par nos politiques et nos sociétés ?[12] »

À côté des recherches qui, dans le champ des sciences humaines et sociales, se poursuivent sur la transformation de l’école ou se sont récemment engagées sur l’éducation en anthropocène[13], nous pouvons là aussi compter sur les écrivains pour nous accompagner dans la réflexion. Deux livres au moins gagnent à être relus en ce sens, qui s’inscrivent dans le même mouvement d’auto-critique de la modernité que nous avons identifié. Le premier est une fiction épistolaire de Virginia Woolf publiée en 1938, Trois Guinées, dans laquelle, sous l’effet du choc provoqué par « les images de cadavres et de maisons en ruine » en provenance de la guerre d’Espagne, elle se demande ce que serait une école capable de « produire le modèle de société et le type de personne qui nous aideront à empêcher la guerre » [14]. Le second est un livre pour la jeunesse de Marguerite Duras publié en 1971, Ah Ernesto, qui met en scène un enfant refusant d’aller à l’école au motif que « à l’école on m’apprend des choses que je ne sais pas »[15].

Politiser la question de l’éducation comme le fait Virginia Woolf, penser la place du savoir de l’élève à la façon de Marguerite Duras : telles sont les deux orientations qui doivent aujourd’hui nous guider si nous voulons que l’école ne soit pas totalement déconnectée du temps présent et qu’elle contribue à la formation de nouvelles subjectivités habitantes.

Faire école : vers une écologie

À être pensé sous l’angle de la composition des autorités du passé et du futur, le dispositif que je propose d’appeler encore école excède l’institution scolaire. Il excède même l’établissement de formation au sens large, tel que nous l’entendons ici. Il dessine une configuration, à la fois formatrice et transformatrice, qu’il faut imaginer pouvoir se déployer dans des contextes et sous des formes variables.

Cette configuration suppose que soit composée une assemblée permettant d’intégrer l’autorité défaillante du passé et l’autorité incertaine du futur. Sont appelés à y prendre part des voix d’outre-tombe et d’ailleurs ; des voix d’ici, de maintenant et de demain ; des voix d’occident et d’orient, du Nord et des Suds ; les voix universelles et pluriverselles ; les voix du patriarcat, du capitalisme, du rationalisme, de la science et de l’industrie ; les voix des artistes, des narrateurs, des dramaturges et des poètes ; les voix écologiques, décoloniales, féministes et queers – autant de voix que possible pour autant que l’on puisse se parler et s’entendre.

Sans doute y aura-t-il d’abord un sacré brouhaha – ce brouhaha qui est le bruit même du contemporain[16] – mais il faut imaginer celui-ci comme un prélude à la transformation.

Si le dispositif évoque celui du parlement, dans le sillage d’un format qu’on a vu émerger ces dernières années dans les milieux artistiques et intellectuels écologistes[17], il en est plutôt l’envers : chacun de nous est si peuplé, qu’une même personne pourra représenter plusieurs voix. Aussi s’agit-il moins d’imaginer une école en forme de parlement qu’un parlement comme une école : une école qui saurait accueillir la diversité des voix de l’époque et prendre la mesure de ses grands renversements.

Si la crise est bien ce moment identifié par Gramsci où coexistent un monde ancien qui meurt et un monde nouveau qui ne peut pas naître[18], nous avons besoin d’une école pour aider le monde ancien à mourir et le monde nouveau à naître. Il y a toujours quelque chose de terrible dans la fin d’un monde, mais plus terrible encore serait la fin de tout monde possible. Une telle configuration n’est pas seulement apocalyptique, elle est aussi politique. Elle vise à faire entrer l’humanité dans un monde déserté par le progrès, que les valeurs modernes ne savent plus irriguer.

Nous devons pouvoir, d’un même geste, faire société, faire monde et faire école. Si ce geste doit assurément porter une dimension critique, au sens actif du terme, c’est-à-dire une forme de jugement, rien ne serait pire qu’un tribunal – le tribunal du vieil homme blanc occidental. Ce n’est pas de tribunaux dont nous avons besoin, mais d’une école pour nous apprendre à vivre dans le monde de la perspective renversée. D’une école qui vienne faire sa place à l’autorité du futur. Une école dans laquelle l’enfant ne précède plus l’adulte mais lui succède. Où l’immaturité n’est plus un manque ou un défaut, mais la forme même du devenir et de l’inscription de l’avenir dans le présent. Où la figure achevée de l’adultus, celui qui est formé, qui littéralement a grandi, s’estompe au profit de l’adolescens, toujours en formation.

Imaginer une école pour un monde en formation et devenir à soi-même une école : voilà finalement ce que nous pourrions appeler une écologie.


[1] Cf Denis Kambouchner, « La culture », Notions de philosophie, III, sous la direction de D. Kambouchner, Paris, Folio Essais, Gallimard, 1995, p. 455.

[2] Cicéron, Tusculanes, II, 13, traduction Jules Humbert, Les Belles-Lettres.

[3] Voir notamment Werner Jaeger, Paideia, Paris, Gallimard, 1964, réédition collection Tel, 1988, p. 21 et D. Kambouchner, op. cit., p. 458.

[4] Hannah Arendt, « La crise de la culture : sa portée sociale et politique », La crise de la culture, Paris, Folio Essais, 1989, p. 272. Je souligne.

[5] Paris, Gallimard, 2019.

[6] « Poésies mondaines », in Poésie en forme de rose (1964), Rivages/Poche, 2015.

[7] Sur la conception transhistorique du romantisme comme « auto-critique de la modernité », voir Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992.

[8] François Jullien, Politique de la décoïncidence, Paris, Ed. de L’Herne, 2020, p. 10

[9] Hans Jonas, « Au plus proche d’une issue fatale », op. cit., p. 39.

[10] Émile Durkheim, Éducation et sociologie, PUF, coll. « Quadrige », Paris, 1985, p. 51

[11] Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, 1762 ; Paulo Freire, La pédagogie des opprimés, 1968 ; Aïda Vasquez et Fernand Oury, Vers une pédagogie institutionnelle, François Maspéro, 1967.

[12] Greta Thunberg, Rejoignez-nous, Paris, Kero/Calman Levy, 2019, p. 12

[13] Sur ce dernier point, cf. notamment Nathanaël Wallenhorst et Jean-Philippe Pierron (dir.), Éduquer en anthropocène, Editions Le Bord de l’eau, Lormont, 2019 ; Daniel Curnier, Vers une école éco-logique, Editions Le Bord de l’eau, Lormont, 2021 ; Pédagogie de la transition, ouvrage collectif, Les Liens qui libèrent, Paris, 2021.

[14] Virginia Woolf, Three Guineas, 1938, trad. Trois guinées, Ed. Payot & Rivages, Paris, 2020, p. 80.

[15] Marguerite Duras, Ah Ernesto, Paris, Harlin Quist/Ruy-Vidal, 1971.

[16] Cf. Lionel Ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, Paris, Verdier, 2016.

[17] Je pense par exemple au « Parlement des choses » de Bruno Latour, au « Parlement des liens », créé à l’initiative des éditions Les Liens qui Libèrent, aux auditions du « Parlement de la Loire », engagées par Camille de Toledo avec le POLAU, Pôle Arts et Urbanisme, ou encore au « Parlement des vivants » imaginé tout récemment dans le cadre du programme de commande Mondes nouveaux.

[18] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, tome I, Paris, Gallimard, Cahier 3, §34, p. 283 : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés ».

Emmanuel Tibloux

Directeur de l'École nationale supérieure des arts décoratifs

Notes

[1] Cf Denis Kambouchner, « La culture », Notions de philosophie, III, sous la direction de D. Kambouchner, Paris, Folio Essais, Gallimard, 1995, p. 455.

[2] Cicéron, Tusculanes, II, 13, traduction Jules Humbert, Les Belles-Lettres.

[3] Voir notamment Werner Jaeger, Paideia, Paris, Gallimard, 1964, réédition collection Tel, 1988, p. 21 et D. Kambouchner, op. cit., p. 458.

[4] Hannah Arendt, « La crise de la culture : sa portée sociale et politique », La crise de la culture, Paris, Folio Essais, 1989, p. 272. Je souligne.

[5] Paris, Gallimard, 2019.

[6] « Poésies mondaines », in Poésie en forme de rose (1964), Rivages/Poche, 2015.

[7] Sur la conception transhistorique du romantisme comme « auto-critique de la modernité », voir Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992.

[8] François Jullien, Politique de la décoïncidence, Paris, Ed. de L’Herne, 2020, p. 10

[9] Hans Jonas, « Au plus proche d’une issue fatale », op. cit., p. 39.

[10] Émile Durkheim, Éducation et sociologie, PUF, coll. « Quadrige », Paris, 1985, p. 51

[11] Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, 1762 ; Paulo Freire, La pédagogie des opprimés, 1968 ; Aïda Vasquez et Fernand Oury, Vers une pédagogie institutionnelle, François Maspéro, 1967.

[12] Greta Thunberg, Rejoignez-nous, Paris, Kero/Calman Levy, 2019, p. 12

[13] Sur ce dernier point, cf. notamment Nathanaël Wallenhorst et Jean-Philippe Pierron (dir.), Éduquer en anthropocène, Editions Le Bord de l’eau, Lormont, 2019 ; Daniel Curnier, Vers une école éco-logique, Editions Le Bord de l’eau, Lormont, 2021 ; Pédagogie de la transition, ouvrage collectif, Les Liens qui libèrent, Paris, 2021.

[14] Virginia Woolf, Three Guineas, 1938, trad. Trois guinées, Ed. Payot & Rivages, Paris, 2020, p. 80.

[15] Marguerite Duras, Ah Ernesto, Paris, Harlin Quist/Ruy-Vidal, 1971.

[16] Cf. Lionel Ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, Paris, Verdier, 2016.

[17] Je pense par exemple au « Parlement des choses » de Bruno Latour, au « Parlement des liens », créé à l’initiative des éditions Les Liens qui Libèrent, aux auditions du « Parlement de la Loire », engagées par Camille de Toledo avec le POLAU, Pôle Arts et Urbanisme, ou encore au « Parlement des vivants » imaginé tout récemment dans le cadre du programme de commande Mondes nouveaux.

[18] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, tome I, Paris, Gallimard, Cahier 3, §34, p. 283 : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés ».