Les nouveaux enjeux du savant et du politique

Historien, Historien

Et si la crise des démocraties, où le désenchantement politique s’ajoute à la progression des partis populistes, était avant tout le résultat du divorce entre le savant et le politique ? Un siècle après les deux conférences célèbres de Max Weber la question pourrait sembler épuisée, elle revêt pourtant aujourd’hui des traits en bonne part inédits, qui contribuent non seulement à lui donner une actualité particulière mais également à en déplacer profondément les termes.

Dans la chaleur de l’été, le 12 juillet, la modeste station balnéaire ligure de Montemarcello, connue surtout pour le calme de ses petites rues et la beauté de la côte, accueillait la première édition locale du festival culturel D’Autore. Dans un pays alors agité par les déclarations abruptes de son nouveau ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini, sur les questions migratoires et la crise de l’Aquarius, le thème de la soirée inaugurale de cette déclinaison régionale du projet fondé en 2009 par le journaliste Gianluigi Nuzzi  était sobrement intitulé Les invasions barbares : souveraineté et pouvoir.

Le plateau ne laissait guère de doute sur la teneur des propos qui allaient y être tenus. S’y retrouvaient Edoardo Rixi, vice-ministre des Transports et membre de la Lega (droite eurosceptique, parti de Matteo Salvini), Riccardo Molinari, député de la Lega empêtré le Rimborsopoli, une vaste affaire de fausses factures et de corruption de la région Piemont,  Vincenzo Sofo, figure montante de la Lega que la presse people (nous sommes en été) présente comme le nouveau compagnon de Marion Maréchal et, bien entendu cette dernière, guest star de la rencontre et objet d’un vif intérêt médiatique.

La soirée précédait de quelques semaines l’ouverture officielle de  l’Institut des Sciences Sociales Economiques & Politiques (ISSEP), l’école des cadres fondée par la petite-fille de Jean-Marie Le Pen à Lyon. Ce fut donc l’occasion pour l’ancienne députée Front National d’en dévoiler en partie les ambitions, au détour – quelle audace ! – d’une citation de Gramsci. Rassurons-nous tout de même : il ne s’agissait nullement d’attiser la lutte des classes et de travailler au renversement de l’hégémonie bourgeoise, mais plus concrètement de retenir du philosophe italien une « méthode de conquête du pouvoir » qui passe d’abord par la victoire culturelle. L’école lyonnaise sera donc, si l’on en croit sa fondatrice sur l’estrade de Montemarcello, « une réponse culturelle par des conservateurs » à « l’hégémonie intellectuelle de la gauche sur tous les grands leviers de pensée (…) la culture, l’Education nationale et les médias ».

C’est la question des relations entre intellectuels et politiques, entre professionnels du savoir et professionnels de la conduite des affaires de l’Etat qui est en jeu.

Cet entre soi estival des droites nationalistes italiennes et françaises ne mériterait sans doute pas de retenir l’attention, s’il ne s’y dévoilait, sous une forme caricaturale, un véritable problème politique, dont un long article du Monde s’est fait l’écho quelques semaines plus tard. Derrière le projet d’une école pour redonner quelque crédibilité à un parti sorti chancelant de la présidentielle et les cadres compétents qui lui manquent dans les élections locales et derrière l’ambition d’abattre une « hégémonie » culturelle de la gauche qui n’existe que dans l’esprit de penseurs de droite hostiles à l’école publique et à ses enseignants, à la presse d’investigation et aux avant-gardes culturelles, c’est en effet en partie la question des relations entre intellectuels et politiques, entre professionnels du savoir et professionnels de la conduite des affaires de l’Etat qui est en jeu.

Un siècle après les deux conférences célèbres de Max Weber (Wissenschaft als Beruf et Politik als Beruf ; en français Le savant et le politique), la question pourrait sembler épuisée par l’immense bibliographie qu’elle a suscité, recouverte par les interprétations et les critiques et surtout dépassée par les expériences militantes qui ont suivi la Première Guerre mondiale, la naissance  des partis communistes et l’invention des formes modernes de « l’engagement », de intellectuel organique de Gramsci à l’intellectuel spécifique de Bourdieu en passant par Jean-Paul Sartre, Maurice Blanchot ou Michel Foucault. Elle revêt pourtant aujourd’hui des traits en bonne part inédits, qui contribuent non seulement à lui donner une actualité particulière mais également à en déplacer profondément les termes.

Recul des organisations partisanes classiques et avec elles des structures de formation internes, externalisation croissante du travail de réflexion prospective et d’innovation à des think tanks et à des fondations de la part des partis qui deviennent dès lors avant tout des machines électorales et des clubs d’élus ; professionnalisation accrue du travail politique et du travail intellectuel qui contribue à rendre le passage d’un champ à l’autre plus coûteux et plus risqué ; désenchantement démocratique qui maintient à l’écart d’un engagement politique possible des détenteurs de compétences précieuses qui craignent de les voir dilapidées inutilement ; érosion de l’État providence dont les préoccupations rejoignaient en partie celles des sciences sociales au profit d’un alignement sur les exigences des marchés qui sont présentées comme une limitation de ce que peut la politique : le diagnostique est hélas connu.

Certes, il est toujours possible d’égrener les noms des grandes figures d’intellectuels engagés et de certains conseillers, de rappeler le rôle de tel économiste ou de tel philosophe dans l’entourage d’un chef de parti ou d’un candidat et dans la préparation d’un programme, quitte parfois à retomber dans le travers courant de ces palmarès ou de ces listes qui qualifient volontiers d’intellectuels des personnalités que les intellectuels ne reconnaissent pas nécessairement. Mais c’est répondre à une interrogation centrale sur la formation des idéologies et des projets politiques, sur l’infléchissement des formes de militantisme et le renouvellement des causes, sur la construction d’un espace public de débat délesté du discours d’autorité des « experts » et des marchés, par des exceptions, des parcours atypiques, des choix individuels qui ne disent finalement rien de l’éloignement actuel des savants et des politiques pour reprendre les termes de Max Weber.

Il ne faut sans doute chercher aucune intention explicite dans cette quasi-disparition de ceux qui détiennent les formes particulières d’information propres à l’univers savant, mais aussi des écrivains et des artistes.

De celui-ci, on peut pourtant prendre la mesure en observant quelques-unes de ses manifestations concrètes. Tous les soirs, à 20 heures, par exemple, une radio publique d’information en continu propose ainsi une émission « de débat et d’idées » qui réunit autour d’un animateur ou modérateur quatre intervenants désignés comme « informés ». Un simple regard sur la programmation  des dernières semaines et sur la liste des invités permet de constater qu’informé s’entend ici dans un sens bien particulier : sont « informés » essentiellement des journalistes et des porte-paroles de formations politiques, ce qui peut être légitime, mais aussi des dirigeants de think tanks, des communicants, des « experts » qui commentent l’actualité et assurent dans le même mouvement la promotion de leur propre cabinet.

Lorsque la question migratoire y est abordée, par exemple, le 21 août, le plateau ne comporte pas un seul chercheur, qu’il soit politiste, sociologue, juriste, historien ou anthropologue alors que les dernières années ont vu de nombreuses enquêtes être conduites sur ce terrain.  Même absence remarquable une semaine plus tôt, à propos de l’application Yuka qui permet aux consommateurs de scanner les produits alimentaires et d’en connaître la composition exacte : l’auditeur doit se passer de l’avis d’un nutritionniste ou d’un spécialiste de santé publique pour se contenter d’être « informé » par un journaliste et trois communicants et dirigeants d’associations au rapport vague avec la santé et l’alimentation. Et lors des cinq émissions successivement consacrées à l’affaire Benalla fin juillet, l’absence de pénalistes, de constitutionnalistes, de spécialistes de la police, de philosophes ou de sociologues – à l’exception une fois encore de « savants » qui sont avant tout des fondateurs et des dirigeants de cabinets de conseils – se confirme.

Bien sûr, les contraintes et les délais d’organisation des plateaux jouent ici à plein et il ne faut sans doute chercher aucune intention explicite dans cette quasi-disparition de ceux qui détiennent les formes particulières d’information propres à l’univers savant, mais aussi des écrivains et des artistes, dans une chaine qui leur est par ailleurs bien plus ouverte que d’autres. Cette disparition n’a pas besoin d’être voulue pour être en marche : elle va de soi, paraît s’imposer comme naturelle à tous ceux qui veulent pour leurs débats d’actualité de bons clients, des formulations simples et, si possible, quelques bons mots. Et c’est justement cette évidence de la disparition des savants qui doit nous préoccuper.

On la retrouve en effet ailleurs et notamment dans les stratégies des partis politiques eux-mêmes lorsqu’ils se dotent de pôles « études » ou « prospective » et organisent des ateliers et séminaires de réflexion : là aussi ce sont  les consultants, les communicants, les sondeurs qui se trouvent conviés à penser avec ou pour les politiques qui sont en fait leurs clients. C’est une personnalité venue du conseil (Ernst & Young, Havas) qui est ainsi directrice des études des Républicains lors de la campagne présidentielle de 2017.

Qui ne voit que ce confinement du débat à des cercles d’acteurs et d’experts qui ont partie liée et qui partagent sur l’essentiel les mêmes idées participe de l’épuisement démocratique

Même si ses intentions (participation citoyenne, ouverture à la société civile) et son architecture (site internet avec Mooc, microfiches téléchargeables, nombreuses formes d’évaluation) sont bien différentes, l’institut de formation de LREM (Tous Politiques !) ne déroge pas à cette règle tacite de l’absence – ou de la trop grande rareté – des chercheurs. Qui ne voit que ce confinement du débat à des cercles d’acteurs et d’experts qui ont partie liée et qui partagent sur l’essentiel les mêmes idées sans qu’il soit besoin de les porter à pleine explicitation participe de l’épuisement démocratique que l’on évoquait plus haut, du discrédit des formations politiques classiques qui ne semblent plus en mesure de porter de véritables projets et de saisir les changements du monde, de l’abandon de tout projet de long terme pour des manœuvres sur le champ de bataille électorale comme disait Max Weber ?

La question n’est donc pas de savoir à qui imputer la responsabilité de ce désintérêt mutuel, pour ne pas dire dédain : il ne fait que des perdants, à l’exception peut-être de ceux qui s’engouffrent dans l’espace indécis qui sépare savants et politiques, chercheurs et responsables en charge des politiques publiques, pour y vendre une « expertise » que nul n’évalue jamais. Elle n’est pas davantage dans la simple dénonciation de la triste reconstitution d’intellectuels de parti, imposant au débat public le ton partisan et querelleur et les « éléments de langage » répétés comme des mantras appris dans leurs écoles des cadres et dans celle de ces militants qui aggravent la simplification systématique des enjeux politiques en les réduisant à des alternatives grossières et sans issue, aidés en cela par des demi-maîtres qui se retrouvent dans ces confrontations à somme nulle où chacun campe sur des positions caricaturales : nationaux/patriotes contre mondialistes, républicains contre communautaristes, élites contre dominés…

La situation, qui conjugue désenchantement politique et progression des droites nationalistes en Europe, appelle d’autres réponses. Elles passent notamment par la création de nouveaux lieux d’échange, de confrontation, d’expérimentation, qui doivent conduire les organisations politiques à prêter attention à d’autres enjeux que ceux du champ de bataille électoral et du partage des dépouilles. De leur côté, les chercheurs devront prendre, un temps, congé des conseils de Maurice Blanchot qui invitait l’intellectuel à « un retrait du politique » pour agir « comme un guetteur qui n’est là que pour veiller, se maintenir en éveil » (Les Intellectuels en question, Éditions Fourbis, Paris, 1996).

Il ne suffit plus de s’indigner lorsque notre indignation elle-même nourrit et réjouit les adversaires de la démocratie qui se gaussent des « belles âmes », du « politiquement correct », des « droits de l’hommistes », et lorsque leurs partis tissent chaque jour un peu plus en Europe un discours commun qui impose ses catégories de pensée, ses invectives et ses raccourcis. Peu importe donc que ces lieux (collections d’ouvrages, journaux qui offrent aux intellectuels et aux acteurs publics de véritable espace de discussion récurrents et non de simples tribunes, séminaires de recherche ouvert aux politiques) soient divers, sans relation les uns avec les autres : ce qui compte aujourd’hui c’est de renouer avec l’idée d’un travail de la démocratie qui suppose de prendre au sérieux et de discuter ce que disent les autres.

 


Olivier Christin

Historien, Directeur d'études à l'EPHE et directeur du Centre européen d'études républicaines

Jérémie Ferrer-Bartomeu

Historien, DIRECTEUR DU CENTRE EUROPÉEN D'ÉTUDES RÉPUBLICAINES ET ATER à l'Université de Tours