Éducation

Réforme du Bac : le lycée en mal d’orientation

Politiste

S’attaquer aux inégalités scolaires en réformant le sacro-saint Baccalauréat, repenser l’articulation entre le lycée et les études supérieures. Voilà de quoi enflammer les esprits. Surtout lorsqu’on omet d’annoncer clairement, au-delà d’une vision technicienne, la philosophie générale qui préside à une telle réforme.

Pierre Mathiot a rendu le 25 janvier dernier un rapport sur la réforme du baccalauréat qui implique des changements substantiels au lycée : assouplissement des séries, semestrialisation, logique plus modulaire, ouverture pluridisciplinaire et préparation à l’expression orale, choix plus important pour les élèves, introduction de doses de contrôle continu… L’accueil plutôt favorable qu’il a reçu montre qu’il se situe dans l’épure des réflexions majoritaires de ces dernières années. On peine en revanche à distinguer, dans ce rapport, la conception du lycée qui organise ces propositions. Prudence politique bienvenue quand on touche à ce « monument national » qu’est le bac ? Peut-être. Il n’en reste pas moins que les réalités éducatives sont têtues : si l’on ne sait pas quel rôle on veut faire jouer au lycée au sein du système éducatif, il y a peu de chance que l’on inverse les logiques qui posent aujourd’hui problème.

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Comment ne pas rappeler en premier lieu l’importance prise par les stratégies sociales qui organisent une grande partie des parcours des lycéens ? La plupart des efforts pédagogiques et didactiques s’en trouvent aujourd’hui limités. De nombreuses recherches ont montré combien la massification de l’enseignement secondaire a pu être synonyme d’une démocratisation ségrégative. Du choix des options au collège à celui du « bon » établissement, en passant par les redoublements stratégiques en seconde, le système hexagonal est parcouru par des processus de différenciation. Il en est évidemment ainsi du choix des séries qui, pour les plus convoitées, fonctionnent comme un signal à l’intention des familles et des filières susceptibles de recruter les futurs étudiants.

La question que pose une nouvelle architecture en majeures et mineures est dès lors triviale : dans quelle mesure permettra-t-elle ou non la reconstitution de parcours à même de cultiver un certain entre-soi scolaire et social ?

Choisir la série S aujourd’hui c’est moins choisir une série scientifique que la filière qui accueille les lycéens scolairement les plus performants. C’est aussi celle qui concentre la majorité des lycéens issus des catégories sociales les plus favorisées dans cette France qui, aujourd’hui, pour reprendre les mots de François Dubet, semble témoigner d’une « préférence pour l’inégalité ». Qu’importe que près de la moitié des bacheliers scientifiques actuels ne poursuivent pas d’études supérieures scientifiques : accéder à la série S est avant tout une stratégie de distinction, identifiée au-delà même des cercles des initiés du système éducatif. Tout changement dans l’organisation du lycée sera saisi en fonction de ces stratégies indissociablement sociales et scolaires.  La traduction en euphémisme de ces stratégies est l’expression de sens commun d’un bac S qui « ouvre toutes les portes ». Nul besoin d’être grand clerc pour comprendre pourtant que ni à Sciences Po, ni en classes préparatoires aux grandes écoles littéraires, ni en droit ou en histoire, ni dans de nombreuses filières d’IUT, il n’est besoin de briller en mathématiques, en physique ou en SVT !

La question que pose une nouvelle architecture en majeures et mineures est dès lors triviale : dans quelle mesure permettra-t-elle ou non la reconstitution de parcours à même de cultiver un certain entre-soi scolaire et social ? Si l’ordonnancement des matières dominantes et des options permet, in fine, de retrouver l’équivalent des séries actuelles, la réforme aura permis que « tout change pour que rien ne change » selon l’adage du Guépard de Lampedusa. Pire : une nouvelle distribution des parcours qui ne serait que cosmétique mettrait en difficulté ceux qui sont les plus éloignés des codes implicites du système éducatif. Si chacun s’y retrouve plus ou moins aujourd’hui, pour le pire et le meilleur, on sait bien que les familles les plus éloignées du système scolaire accuseraient alors un certain retard à identifier les parcours les plus rentables dans une nouvelle organisation. Autrement dit, une réponse qui ne s’appuierait que sur une rationalité pédagogique et didactique, aussi généreuse soit-elle, court le risque de se fracasser sur les stratégies sociales qui sont déjà à l’œuvre aujourd’hui. Quelles sont, dès lors, les questions de fond à éluder pour restituer les enjeux d’une réforme du baccalauréat et donc du lycée ?

Dans tous les pays, l’enseignement secondaire supérieur est le produit d’une tension entre l’amont, ce qu’on appellera le socle commun de la scolarité obligatoire, et l’aval, les filières universitaires et l’enseignement supérieur. Certains pays, comme les Etats-Unis avec le système des High School, ont fait le choix d’un lycée qui soit plutôt un moment de réalisation personnelle et de maturation du jeune qui sort de l’adolescence. La remise du diplôme final est par bien des aspects un rituel qui marque l’achèvement de cette période de vie commune au sein d’une génération. La différenciation scolaire entre élèves et filières se déploie en parallèle (options et préparations spéciales) ou par la suite, lors de l’entrée dans l’enseignement supérieur.

Selon les latitudes, le lycée peut donc être considéré comme le couronnement de la scolarité commune, ou comme un temps de préparation à l’enseignement supérieur.

D’autres pays, par exemple dans l’aire d’influence germanique, privilégient une différenciation dès le début de l’enseignement secondaire, avec des filières séparées dès l’équivalent de notre collège. D’autres pays encore, comme l’Angleterre, ont un lycée tourné vers la sélection universitaire, avec un cursus organisé autour des évaluations de domaines disciplinaires correspondants à l’enseignement supérieur. Les notes ne sont pas compensées entre elles, puisque l’examen de sortie vise avant tout à montrer le niveau de performance dans les domaines ayant vocation à être poursuivis à l’université.

Selon les latitudes, le lycée peut donc être considéré comme le couronnement de la scolarité commune, ou comme un temps de préparation à l’enseignement supérieur. Une thèse comparative récente a distingué trois fonctions différentes à l’œuvre dans les lycées selon leur contexte national : une fonction de formation (prolongement des apprentissages fondamentaux), une fonction d’orientation (préparation de son projet personnel) et une fonction de sélection (préparation de la sélection des filières supérieures). Quel est le choix de la France ?

Le lycée tel que conçu par Napoléon a été à la fois le pivot et la pierre de touche du système méritocratique de sélection des élites françaises, en articulation avec les Grandes Écoles. Les classes préparatoires situées dans les lycées prestigieux de centre-ville en sont les témoins, de même que les concours de l’agrégation du secondaire qui ont régulé des pans entiers de l’enseignement supérieur. Cette place particulière du lycée en France explique une partie des difficultés rencontrées pour mettre en place un enseignement secondaire entre l’école primaire et le lycée. On a longtemps vécu dans la représentation d’un bloc du secondaire qui ne laissait au collège que la place d’un « petit lycée », comme l’a souvent dénoncé l’historien Antoine Prost.

Aujourd’hui, la mise en place d’un socle commun englobant l’école et le collège d’une part, et la perspective d’un continuum de Bac-3 à Bac+3 d’autre part, laisse le lycée écartelé entre plusieurs rôles possibles. On peut considérer que le baccalauréat couronne le parcours de la scolarité fondamentale et conclut un certain nombre d’apprentissages fondamentaux pour sa vie future de citoyen et de professionnel. Il faut envisager alors un lycée centré sur une culture commune à toutes les voies : la voie générale mais aussi la voie technologique et professionnelle.  Cela signifie des épreuves finales qui privilégient une évaluation « critériée » la plus explicite possible pour tous. Cela constituerait probablement la solution la plus équitable mais aussi la plus difficile au regard de nos traditions sociales et politiques. Il suffit de voir combien de voix influentes sont nostalgiques de l’ancien baccalauréat, qui mettait au centre des évaluation une certaine aisance intellectuelle des élèves, aisance qu’on apprenait tout autant dans la famille qu’au lycée !

On peut aussi considérer que le lycée est un moment d’expression, de découverte et de maturation de ses projets.  Il peut être aussi l’occasion d’une sorte de propédeutique à l’autonomie et aux méthodes de travail universitaires. Ce lycée-là devrait alors offrir de larges choix aux lycéens et permettre des parcours personnalisés, en tournant le dos aux parcours hiérarchisés et tubulaires. Il pourrait ménager une place importante à la réflexion sur les pratiques d’orientation, aujourd’hui socialement très clivantes. Il serait difficilement compatible avec le modèle dominant actuel qui privilégie la performance dans la série la plus valorisée. Pour ne prendre qu’un exemple, alors qu’il est d’usage dans certains pays de prendre après l’équivalent de notre baccalauréat une année pour explorer le monde, avoir une expérience de travail ou mener un projet social, l’étudiant d’excellence en France est en général un jeune qui non seulement n’a pas « traîné » pour accumuler les diplômes mais se différencie même souvent en ayant au moins une année d’avance sur les autres !

La mise en place du nouveau dispositif « Parcoursup » peut enfin inciter à faire du lycée une plateforme de tri et de pré-orientation vers l’enseignement supérieur, en généralisant ce qui est déjà le cas pour certaines filières sélectives, qui organisent la sélection de leurs étudiants à partir d’éléments du livret scolaire. On pourrait alors imaginer un lycée qui soit organisé en reflet des filières post-bac, avec des épreuves d’évaluation qui étalonnent les performances et distribuent les accès en conséquence dans les formations d’enseignement supérieur. Il s’agirait sans doute d’un lycée relativement pauvre en termes de savoirs et de situations d’apprentissages, mais relativement lisible pour tous en affichant des principes de sélection simples à défaut d’être pertinents.

Nous avons jusque-là entendu des controverses quasi « techniques » sur le bon dosage de tel ensemble de contenus ou sur la justesse de telle épreuve, sans oublier les revendications des groupes d’intérêts disciplinaires et professionnels. Ces discussions sont légitimes et nécessaires, mais à chercher toujours le point d’équilibre entre les acteurs, on peut se demander si des questions substantielles n’ont pas été imprudemment évacuées au prétexte de « refroidir » les débats plutôt que d’attiser les cendres. On peut se demander s’il est possible de déployer une politique publique sans que ne soit jamais mis à jour les conceptions et les choix de fond qu’on met en œuvre de façon implicite en privilégiant telle ou telle proposition. Outre le risque d’emprunter à des logiques contradictoires à terme, on peut nourrir, sous couvert de pragmatisme, une vision technicienne et positiviste de l’éducation, sans résoudre les problèmes qui seront de nouveau mis à nu lors de la prochaine éruption lycéenne et étudiante.


Olivier Rey

Politiste, Ingénieur de recherche, Chargé de mission à l'Institut Français de l'Education - Ecole Normale Supérieure de Lyon

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