Savoirs

La fin du relativisme (1/2)

Anthropologue

Pour aborder la notion souvent controversée de relativisme, il s’avère essentiel de clarifier ses différentes formes : morale, culturelle et anthropologique. Le premier volet de cet article retrace l’évolution du relativisme anthropologique, explorant son impact sur notre compréhension de la diversité humaine et ses racines historiques, qui influencent encore aujourd’hui notre manière de concevoir les valeurs universelles et les particularités culturelles.

Pour s’interroger sur la fin d’un phénomène, il faut bien savoir de quoi il s’agit exactement. Et si le phénomène en question est controversé, comme l’est la notion de relativisme, l’exercice est encore plus nécessaire. En effet, cette notion, depuis qu’elle a cessé d’être une simple idée-force de la pensée anthropologique pour devenir une arme de débat politique dans le contexte des sociétés multiculturelles, est devenue un concept compliqué à manier.

publicité

Le processus consistant à adopter une vision simpliste du concept et à le rendre anathème dans le discours politique a considérablement brouillé son sens lorsque ce relativisme transfiguré est accusé d’être la cause d’une forme de faiblesse de nos sociétés, incapables de tracer une ligne claire entre le bien et le mal.

À ce soi-disant « relativisme moral » s’opposerait frontalement un universalisme qui n’est rien d’autre que l’affirmation de valeurs d’application générale qui, en réalité, expriment un point de vue idéologique, ne sont pas permanentes, ni identiques selon celui qui les formule. Pour dissiper la grande confusion qui entoure ce concept, peut-être devrions-nous essayer de faire une distinction claire entre, au moins, le relativisme moral, le relativisme culturel et ce que j’appellerai le relativisme anthropologique.

En bref, si le relativisme moral tel qu’il est utilisé dans le débat politique actuel se résume à ne pas juger le comportement d’autrui, renonçant ainsi à toute valeur universelle, le relativisme culturel serait celui selon lequel les valeurs établies par une culture ne peuvent être évaluées qu’en fonction de cette même culture. Le relativisme anthropologique, quant à lui, postule que les différences entre les cultures seraient relatives à une nature unique, et procède donc à une division de l’approche du phénomène de la diversité humaine en deux instances distinctes mais articulées : la nature et la culture.

Au sein du relativisme anthropologique, nous avons tout au long de l’histoire des approches plus ou moins relativistes culturelles, d’autres très universalistes, qui défendent une forte détermination de la nature par rapport à la culture, bien qu’elles supposent toutes la division bipartite classique dans laquelle l’humanité évolue. C’est sur ce dernier relativisme, le pilier qui soutient l’émergence et le développement de l’anthropologie en tant que discipline académique dédiée à la compréhension de la diversité humaine, que je voudrais retracer quelques indices de son origine, car l’une des meilleures façons de cerner une construction intellectuelle est d’en examiner la généalogie.

L’une des premières fois où le relativisme anthropologique est formulé dans toute sa complexité se trouve dans l’œuvre de Wilhem von Humbolt lorsque, à l’action de comparer et de classer la diversité des langues dans l’espace afin de connaitre « l’étendue et des développements de l’esprit humain[1] », il a ajouté deux notions fondamentales pour la mener à bien, celle d’innere sprachform (forme intérieure du langage) et celle de weltansichten (vision du monde) qui se manifestent différemment dans chaque langue et dans chaque culture. En d’autres termes, pour lui, la tâche fondamentale de l’anthropologie est de décrire la diversité linguistique afin de définir les caractéristiques fondamentales du langage en tant que faculté de l’esprit.

Cette conception bipartite du phénomène entre le langage comme faculté mentale universelle et les langues comme concrétisations culturelles plus ou moins contingentes constitue les fondements du relativisme anthropologique qui a été approfondi par la suite, chacun à sa manière, par Boas, Sapir, Whorf, Chomsky, et beaucoup d’autres[2]. Par exemple, Lévi-Strauss, lorsqu’il décrit l’articulation complexe entre les caractères universels inscrits dans la biologie de notre espèce, et l’émancipation culturelle de ces contraintes par les sociétés humaines grâce à la possibilité offerte par le langage de créer un plan différent, bien qu’articulé avec la réalité physique. En effet, le propre du relativisme anthropologique est d’opérer à deux niveaux, celui des facultés générales et celui des expressions particulières. Si, en ce sens, Whorf et Chomsky sont tous deux des relativistes anthropologiques, le premier est un relativiste culturel et le second ne l’est pas, ou très peu.

Pour mieux comprendre le sens de ce relativisme anthropologique, nous pouvons continuer à remonter dans l’histoire et, si elle fait appel à diverses sources dont le détail dépasse le cadre de ce texte, il en est une qui est en tout cas importante pour la formation de la pensée de Humbolt : la ligne de réflexion qui découle des premières réflexions suscitées par la découverte de la diversité culturelle et linguistique du Nouveau Monde par les penseurs européens à partir du XVIe siècle.

Le linguiste allemand s’est familiarisé avec cette filiation intellectuelle lorsque, en tant qu’ambassadeur de Prusse à Rome au début du XIXe siècle, il a pu rencontrer les jésuites expulsés des territoires de l’empire hispanique, qui avaient convergé en Italie des années plus tôt avec toutes les connaissances acquises lors de leurs séjours dans les endroits les plus variés et les plus éloignés de la planète. Surtout, il avait côtoyé Lorenzo Hervás y Panduro, chef des Jésuites expulsés et précurseur de la thèse relativiste, selon les spécialistes de la question qui s’accordent à dire que si le Jésuite en est venu à la théoriser, c’est seulement Humboldt qui construira un concept avec une théorie bien fondée à cet égard[3].

Si nous suivons l’histoire à rebours de cette filiation intellectuelle, nous trouvons la longue liste des grammairiens et des lexicographes qui ont participé au cours des siècles précédents à l’étude des langues non européennes, ce que Wilhem von Humbolt reconnaît lui-même dans la mesure où il demande à son frère Alexander de lui apporter d’Amérique les lexiques et les grammaires qu’ils ont publiés et qu’il étudiera en détail lorsqu’il les recevra[4].

La division entre le langage comme faculté naturelle et les langues particulières comme construction humaine reconstruit l’universalité perdu.

Et si l’on poursuit vers les sources de cette filiation intellectuelle, on trouve l’œuvre du latiniste italien Lorenzo Valla, peut-être le premier à considérer la langue comme une construction éminemment humaine, puis celle de son disciple Antonio de Nebrija, créateur de l’un des premiers dictionnaires de la lexicographie européenne moderne (tous bilingues), le Lexicon hoc est Dictionarium ex sermone latino in hispaniense, publié à Salamanque en 1492 et également connu sous le nom de Dictionnaire latin-espagnol, dont la liste alphabétique des termes servira de matrice à la création de dizaines de lexiques des langues du monde alors connu.

Le maillage que créera cette entreprise lexicographique en référant les lexiques de toutes les langues connues à une même liste de termes constituera une manière de recomposer l’unité de l’espèce humaine à partir de la découverte de la formidable diversité linguistique américaine et de l’effondrement consécutif de la thèse biblique de l’origine du langage comme don divin et des soixante-douze langues post-babyloniennes qui régissaient jusqu’alors la connaissance du monde en Europe.

La division entre le langage comme faculté naturelle et les langues particulières comme construction humaine – que nous devons entre autres au philosophe et pédagogue Lluís Vives – reconstruit l’universalité perdue en divisant le phénomène linguistique en deux facettes, ce qui permet l’avènement d’un début du relativisme auquel je me réfère.

Dans cette même tradition intellectuelle, nous trouvons également une source de la dimension politique de ce relativisme dans un texte crucial dont le titre étrange ne nous permet pas de deviner : De la temperantia[5]. Cette conférence prononcée en 1537 n’est importante ni parce qu’elle est peut-être la première, ni pour ses qualités rhétoriques. Ces dernières ne sont en effet pas du tout recherchées par son auteur, puisqu’il les considère comme superflues face à ce qui lui importe vraiment en tant que bon scolastique : construire une argumentation d’une logique parfaite.

Cette leçon est importante surtout parce que son auteur, Francisco de Vitoria, en plus d’occuper la chaire de théologie-juridique la plus importante de l’Université de Salamanque, dite Cátedra de teología prima (la première parce qu’elle était enseignée le matin et parce qu’elle était la plus prestigieuse), a été le conseiller le plus influent de Charles Quint en ce qui concerne la construction de l’ossature juridique, théologique et morale du premier grand empire des temps modernes, qui allait intégrer en son sein les expressions les plus lointaines, les plus incompréhensibles, voire les plus scandaleuses de la condition humaine, jusqu’alors inconnues de ceux qui le gouvernaient.

Les recommandations de ce dominicain formé à Paris – toujours Paris –, où il vécut vingt ans au collège de Saint-Jacques, et où il obtint son doctorat à la Sorbonne en suivant les cours du maître écossais John Mair – le premier à remettre en cause la légitimité de la conquête de l’Amérique au début du XVIe siècle –, furent non seulement écoutées par le monarque, mais aussi transcrites dans les normes juridiques impériales. En tant qu’architecte juridique de la première expansion de l’entreprise coloniale à l’échelle mondiale, on peut dire que les formes prises par le colonialisme européen au cours des siècles suivants, et le monde tel qu’il est compris aujourd’hui en termes de droit international, sont en grande partie dus à sa plume.

Face au problème posé par les nouvelles provenant de l’Amérique qui commençaient à se répandre à cette époque sur les coutumes de ses habitants considérées comme sauvages ou contre nature, telles que l’anthropophagie et les sacrifices humains, Vitoria considère dans De la temperantia que l’on ne peut, en vertu de principes moraux supérieurs aux droits coutumiers, ni manger de la chair humaine, ni la donner aux bêtes, ni pratiquer des sacrifices humains. Il se demande ensuite si ces fautes justifient la guerre contre les autochtones, c’est-à-dire si des coutumes barbares peuvent justifier l’intervention d’une autre nation, en se référant vraisemblablement à la puissance coloniale qui avait la capacité de le faire à l’époque.

Pour répondre à ces questions, la méthode de Vitoria s’inspire de la célèbre Questione deliberata de la scolastique médiévale, où un problème était examiné en répondant à une question extrême qui obligeait à tester la solidité des arguments. L’idée est que les résultats de cet examen, en raison de la nature exorbitante de ses prémisses, se traduiront par un argument solide applicable à tous les cas possibles. La réponse de Vitoria établit ce qui deviendra plus tard le cœur de sa proposition juridique à partir de l’analyse de ce cas extrême : les pratiques contre nature, y compris le sacrifice humain ou le cannibalisme.

Quel est le résultat de l’analyse de Vitoria ?  Tout d’abord, il considère qu’en vertu du pouvoir qui leur est conféré par les nations elles-mêmes, les princes (comme il appelle les souverains), qu’ils soient infidèles ou non, peuvent contraindre leurs sujets à renoncer à ces pratiques exécrables. Cela signifie que si, pour quelque raison que ce soit, ils les autorisent, une certaine légitimité doit leur être conférée, même s’il s’agit d’actes de cannibalisme, par exemple. Le pouvoir du prince étant un pouvoir légitime, il n’est pas acceptable que des princes chrétiens puissent combattre des infidèles, sujets d’un autre pouvoir, pour les fautes supposées contra naturam qu’ils commettent, même s’ils ont l’autorisation du pape.

Cependant, les princes des autres nations peuvent intervenir dans le cas de cannibalisme ou de sacrifices humains, non pas parce qu’ils jugent ces coutumes en elles-mêmes, mais pour tenter de défendre des innocents dont la vie est protégée par un droit naturel supérieur, au même titre que la vie des missionnaires qui, si elle était mise en danger, justifierait également une intervention, donne-t-il en exemple.

Dans cette leçon, Vitoria avance ainsi une différence fondamentale dans sa proposition entre ius naturalis (droit naturel) et ius gentium (droit des gens). Le premier est inspiré par une raison supérieure qui dicte des lois naturelles à ne transgresser en aucun cas. Le second est constitué par la coutume, qui est légitime tant qu’elle ne dépasse pas le cadre établi par la loi naturelle universellement applicable. Mais comme la souveraineté – qui n’a dans le prince qu’un délégué et qui est réellement détenue par le peuple – est aussi un droit naturel, les relations entre les peuples doivent être régies par le droit et pas seulement par la loi du plus fort. Ainsi, dans le cas du cannibalisme, on peut intervenir sur la base du droit universel à la vie, mais en sachant que la souveraineté d’une nation permet une telle pratique, au moins dans l’abstrait.

Cette leçon et la distinction qu’elle opère entre le droit naturel et le droit des gens préparent la voie à la célèbre leçon prononcée en 1539, De indis[6], où Vitoria examine, comme le titre l’indique, les relations de l’Empire avec les Indiens d’Amérique, une partie de l’humanité non prévue par l’ancienne jurisprudence européenne. Composée de trois parties, cette leçon qui, par son importance dans l’histoire du colonialisme occidental et la notion de relativisme anthropologique, mérite qu’on s’y attarde un instant, commence par se demander si les Indiens disposaient avant la conquête espagnole d’un pouvoir public et privé, appelé dominium dans le langage thomiste, une notion fondamentale dans tout le dispositif conceptuel du théologien de Salamanque. Dominium pourrait être traduit par pouvoir légitime et se réfère en bref au le droit à la liberté et à la propriété[7].

Pour Vitoria, cette interrogation n’était pas seulement une question de jurisprudence. Dans la mesure où il s’agissait de réfléchir aux relations entre les personnes et entre les personnes et la nature, il s’agissait d’une question théologique aussi bien qu’anthropologique. En ce sens, il procède à une définition des limites de ce que l’on pourrait appeler la catégorie de l’anthropos, incluant les populations d’Amérique, mais excluant ce qu’il appelle les brutes, c’est-à-dire les animaux.

Vitoria clôt l’histoire séculaire d’une définition gradualiste de la différence entre les formes de vie.

En effet, il conteste l’affirmation selon laquelle les autochtones ne devraient avoir aucun droit car ils correspondraient, de par leur mode d’être, à ce qu’Aristote appelait des esclaves par nature. Vitoria considère au contraire que, dans les faits, les Indiens possédaient un dominium car ils jouissaient de leurs biens tant en public qu’en privé avant l’arrivée des Européens. On pourrait alors soutenir que le dominium quils possédaient n’était pas vrai en raison de leurs péchés, de leur infidélité ou de leur faiblesse mentale.

Il considère cependant qu’aucun de ces trois extrêmes n’est susceptible de causer la perte du dominium, et que leur faiblesse mentale provient, en tout état de cause, de leur éducation. Il conclut donc que l’argument de l’esclavage naturel – défendu plus tard par Gines de Sepúlveda contre Bartolomé de las Casas lors de la célèbre Controverse de Valladolid qui eut lieu au Collège de Saint Grégoire de cette ville en 1550 – doit être abandonné et que, s’il existe une différence entre Européens et Amérindiens, elle n’est pas d’ordre ontologique.

Une fois défini le critère d’inclusion dans la catégorie anthropos, il procède à la définition du critère d’exclusion. Pour ce faire, il affirme que si le dominium n’est rien d’autre que le droit d’utiliser une chose pour son propre usage, il s’applique également à la créature irrationnelle, c’est-à-dire à l’animal. Mais en réalité, le dominium est un droit, et comme les êtres irrationnels ne peuvent pas subir de préjudice, il s’ensuit qu’ils n’ont aucun droit à la jouissance d’une telle chose. En d’autres termes, Vitoria clôt, presque imperceptiblement, l’histoire séculaire d’une définition gradualiste de la différence entre les formes de vie pour établir une catégorie différenciée d’êtres, les humains, les seuls à posséder le dominium, devenu une forme de conscience de soi, comme attribut général de tous les membres de notre espèce.

Dans la deuxième partie, il évoque les raisons qui ne peuvent justifier la conquête de l’Amérique, comme le pouvoir universel de l’empereur ou du pape. La soi-disant découverte d’un territoire, lorsqu’il est déjà occupé, ne peut pas non plus justifier la conquête. Il ne pense pas non plus qu’il soit légitime de justifier la conquête des Indiens sur la base de leur comportement contra naturam, comme manger de la chair humaine, commettre l’inceste, l’homosexualité ou l’idolâtrie, ainsi que tout ce qui pourrait être considéré comme des fautes contre la loi naturelle, car cela nécessiterait une démonstration. On ne peut pas non plus prétendre que les autochtones ont librement accepté la domination espagnole, car cette décision pourrait être motivée par la peur ou l’ignorance, et devrait en outre impliquer un accord entre les gouvernants et le peuple[8].

En d’autres termes, si dans la première partie il fait référence à la culture comme critère d’inclusion au genre humain, dans cette deuxième partie il se réfère aux caractéristiques culturelles particulières de chaque groupe humain comme critère de relation entre les collectifs. En d’autres termes, comme je l’ai indiqué précédemment, le fait d’avoir des valeurs particulières et un système d’organisation sociale propre, une loi intra gentes, confère à une collectivité humaine son existence légitime. Par conséquent, les relations entre les collectivités de cette nature doivent être régies par le droit, le droit inter gentes. Cette scission du droit des gens en deux, que nous ne devons pas à Vitoria mais à ses disciples, à côté d’un droit naturel englobant, a sans doute précédé ce qui deviendra, des siècles plus tard, le relativisme anthropologique.

Dans la troisième et dernière partie, il aborde le côté opposé de la partie précédente, c’est-à-dire les arguments qui justifient la domination des Espagnols sur les Indiens. Le premier et le plus important pour Vitoria, puisqu’il lui consacre presque la moitié de la partie, est le droit des Espagnols à parcourir librement le territoire en vertu de leur appartenance à la communauté universelle des hommes, le ius peregrinandi. Ce n’est que si les autochtones les empêchent de circuler que les Espagnols peuvent attaquer, toujours avec modération.

Vitoria décrit d’autres droits, qui semblent d’ailleurs être les opposés complémentaires de ceux décrits dans la deuxième partie de sa leçon[9] avant de se référer à un dernier titre juste : le droit d’intervention en raison de la faiblesse d’esprit (amentes) des Indiens, même si, comme il le reconnaît dans la première partie, ils sont des hommes libres, dotés d’un pouvoir public et privé. En fait, il adopte une position quelque peu ambiguë car il pense que l’éducation des Indiens doit être autorisée et que l’Église doit s’occuper de cette mission, voire de leur tutelle temporelle si nécessaire, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faille les considérer comme étant d’une autre nature, comme certains ont tenu à le faire pour justifier leur domination.

Pour illustrer sa position, Vitoria utilise la métaphore de l’enfant, adulte potentiel doté de toutes ses capacités s’il est correctement éduqué. Les Indiens doivent être traités « de la même manière que s’ils étaient des enfants[10] ».  Comme les enfants, ils doivent être protégés parce que c’est mieux pour eux, mais pas pour toujours, car ils grandiront s’ils reçoivent une bonne éducation.

De là à établir un système de classification des sociétés en fonction de leur degré d’approche potentielle de la perfection, comme le fit peu après son compagnon dans l’ordre des dominicains Bartolomé Las Casas dans son magnum opus Apologetica Historica[11], il n’y a qu’un pas. La langue est essentielle dans cette classification, non seulement parce que Las Casas considère, comme beaucoup d’autres après lui, que le développement de la langue d’une collectivité d’hommes est le reflet le plus précis de son degré de civilité, mais aussi parce que c’est à travers la maîtrise de la langue que sont formulés la loi écrite universelle et l’ensemble des arguments juridiques qui doivent organiser les sociétés et leur bien-être.

Et parce que la maîtrise de la langue est perfectible, toute communauté humaine est potentiellement capable de se hisser au sommet de la hiérarchie. Progressivement, une construction intellectuelle d’une grande puissance pour légitimer et organiser l’entreprise coloniale est générée.  D’un côté, les lois de la nature, de l’autre, les mœurs légitimes des peuples toujours sous la tutelle des premières.

L’idée d’une nature universelle à laquelle seule la culture dominante a accès, et de cultures particulières, fait en effet son chemin, sous la distinction d’une aptitude humaine naturelle au langage d’une part, et de la variabilité des langues existantes d’autre part, comme système de garantie d’un rapport de domination de ceux qui dictent les préceptes de l’universalisme sur les groupes dominés, tout en respectant leurs particularismes s’ils ne contredisent pas la prétendue loi naturelle. C’est dans ce contexte que l’entreprise de grammaticalisation et de lexicalisation des langues du monde, à partir de la matrice latine, commence avec une vigueur surprenante, ce que j’appelle la « raison lexicographique » dans laquelle l’anthropologie et son relativisme trouvent indubitablement leur origine.

NDLR : Alexandre Surrallés a récemment publié La raison lexicographique chez Fayard


[1] Wilhelm von Humbolt, Essai sur les langues du nouveau Continent, GS V, 1812, p. 312.

[2] Sur la nature de la proposition de Wilhelm von Humboldt et son impact sur les sciences humaines ultérieures, voir Jürgen Trabant, Traditions de Humboldt, Maison des Sciences de l’homme, Paris, 1999, p. 47-67, et Anne-Marie Chabrolle-Cerretini, La vision du monde de Wilhelm von Humboldt : histoire d’un concept linguistique, Lyon, ENS Éditions, 2007

[3] Voir, par exemple, Klaus Zimmermann, « Hervás’ contributions to linguistics and their reception by Humboldt », in Manfred Tietz et Dietrich Briesemeister (ed.), The Expelled Spanish Jesuits. Su imagen y su contribución al saber sobre el mundo hispánico en la Europa del siglo XVIII, Frankfurt / Madrid, Vervuert / Iberoamericana, 2001, pp. 647-668.

[4] Avec Wilhelm, Friedrich Schlegel attendait également ces livres, qui l’ont aidé à proposer une linguistique comparative des grammaires, une nouveauté à l’époque, qui a donné naissance à une partie de la linguistique scientifique d’aujourd’hui, puisque ce qui avait été comparé jusqu’alors n’était que des vocabulaires.

[5] Francisco de Vitoria, Relectio de usu ciborum, sive de temperantia, 1537. Pour une analyse détaillée, voir Anthony Pagden , « The forbidden food : Francisco de Vitoria and José de Acosta on cannibalism »,in The Uncertainties of Empire : Essays in Iberian and Spanish-American Intellectual History, Londres, Variorum, 1994, pp. 17-29.

[6] Francisco de Vitoria, « Relectio De Indis », in Relectiones theologicae. Relecciones teológicas, édition critique avec fac-similé des codex et des éditions princières, variantes, version espagnole, notes et introduction de Luis G. Alonso Getino, Publications de l’Association Francisco de Vitoria, Madrid, 1539, 1933-35.  Pour une étude approfondie voir Anthony Pagden, The Fall of Natural Man: The American Indian and the Origins of Comparative Ethnology, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.

[7] Sur la notion de dominium, voir Annabel S. Brett, Liberty, right, and nature : individual rights in later scholastic thought, Cambridge ; New York : Cambridge University Press, 1997, pp.10-48.

[8] Il s’oppose également à ce que la domination soit justifiée par l’idée que Dieu a donné les Indiens aux Espagnols, car cette idée est sans fondement et, même si c’était le cas, si Dieu voulait leur ruine, il ne permettrait pas qu’ils soient exterminés.

[9] Selon Vitoria, les Espagnols ont également le droit de propager la religion chrétienne en Amérique, sans toutefois l’imposer, et le droit de commercer. D’autres titres justes seraient : la protection des indigènes convertis au christianisme lorsqu’ils sont persécutés par d’autres peuples païens ; si les Indiens sont déjà chrétiens, le pape peut leur attribuer un prince chrétien ; le droit d’intervention pour des raisons d’humanité, non pas pour punir des crimes « contranatura », mais pour protéger les innocents des effets de ces crimes ; Les Indiens prennent librement pour roi le roi d’Espagne, mais seulement si le choix a été fait en plein consentement et par la majorité de la population ; défense des alliés des Espagnols en guerre, à condition que la cause de la guerre soit juste et qu’on leur demande d’intervenir.

[10] Dans l’original « sicut, si omnino essent infantes », Francisco de Vitoria, 1539, op. cit. III, 18, p.378.

[11] Bartolomé de las Casas, Apologética historia sumaria. Universidad nacional autónoma de México, Mexico, 1967 [1536].

Alexandre Surrallés

Anthropologue, Directeur de recherche au CNRS

Notes

[1] Wilhelm von Humbolt, Essai sur les langues du nouveau Continent, GS V, 1812, p. 312.

[2] Sur la nature de la proposition de Wilhelm von Humboldt et son impact sur les sciences humaines ultérieures, voir Jürgen Trabant, Traditions de Humboldt, Maison des Sciences de l’homme, Paris, 1999, p. 47-67, et Anne-Marie Chabrolle-Cerretini, La vision du monde de Wilhelm von Humboldt : histoire d’un concept linguistique, Lyon, ENS Éditions, 2007

[3] Voir, par exemple, Klaus Zimmermann, « Hervás’ contributions to linguistics and their reception by Humboldt », in Manfred Tietz et Dietrich Briesemeister (ed.), The Expelled Spanish Jesuits. Su imagen y su contribución al saber sobre el mundo hispánico en la Europa del siglo XVIII, Frankfurt / Madrid, Vervuert / Iberoamericana, 2001, pp. 647-668.

[4] Avec Wilhelm, Friedrich Schlegel attendait également ces livres, qui l’ont aidé à proposer une linguistique comparative des grammaires, une nouveauté à l’époque, qui a donné naissance à une partie de la linguistique scientifique d’aujourd’hui, puisque ce qui avait été comparé jusqu’alors n’était que des vocabulaires.

[5] Francisco de Vitoria, Relectio de usu ciborum, sive de temperantia, 1537. Pour une analyse détaillée, voir Anthony Pagden , « The forbidden food : Francisco de Vitoria and José de Acosta on cannibalism »,in The Uncertainties of Empire : Essays in Iberian and Spanish-American Intellectual History, Londres, Variorum, 1994, pp. 17-29.

[6] Francisco de Vitoria, « Relectio De Indis », in Relectiones theologicae. Relecciones teológicas, édition critique avec fac-similé des codex et des éditions princières, variantes, version espagnole, notes et introduction de Luis G. Alonso Getino, Publications de l’Association Francisco de Vitoria, Madrid, 1539, 1933-35.  Pour une étude approfondie voir Anthony Pagden, The Fall of Natural Man: The American Indian and the Origins of Comparative Ethnology, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.

[7] Sur la notion de dominium, voir Annabel S. Brett, Liberty, right, and nature : individual rights in later scholastic thought, Cambridge ; New York : Cambridge University Press, 1997, pp.10-48.

[8] Il s’oppose également à ce que la domination soit justifiée par l’idée que Dieu a donné les Indiens aux Espagnols, car cette idée est sans fondement et, même si c’était le cas, si Dieu voulait leur ruine, il ne permettrait pas qu’ils soient exterminés.

[9] Selon Vitoria, les Espagnols ont également le droit de propager la religion chrétienne en Amérique, sans toutefois l’imposer, et le droit de commercer. D’autres titres justes seraient : la protection des indigènes convertis au christianisme lorsqu’ils sont persécutés par d’autres peuples païens ; si les Indiens sont déjà chrétiens, le pape peut leur attribuer un prince chrétien ; le droit d’intervention pour des raisons d’humanité, non pas pour punir des crimes « contranatura », mais pour protéger les innocents des effets de ces crimes ; Les Indiens prennent librement pour roi le roi d’Espagne, mais seulement si le choix a été fait en plein consentement et par la majorité de la population ; défense des alliés des Espagnols en guerre, à condition que la cause de la guerre soit juste et qu’on leur demande d’intervenir.

[10] Dans l’original « sicut, si omnino essent infantes », Francisco de Vitoria, 1539, op. cit. III, 18, p.378.

[11] Bartolomé de las Casas, Apologética historia sumaria. Universidad nacional autónoma de México, Mexico, 1967 [1536].