Littérature

Boucle romanesque – sur Léna d’Alain Veinstein

Écrivain

Dans Léna, Alain Veinstein tisse une trame narrative où les fantômes du passé émergent à travers la relecture d’un roman perdu. Le livre oscille entre introspection et critique littéraire, posant un regard sur la création artistique et ses échos dans la vie de l’auteur. Une œuvre qui défie le temps, jouant sur la mémoire et l’oubli, et où le silence parle aussi fort que les mots.

Par tout ce qui reste tu des secrets qui le trament, Léna rappellera à nombre de ses lecteurs la couleur profonde des silences d’Alain Veinstein, lorsqu’en homme de la nuit, sur France Culture, il laissait ses invités chercher leurs phrases plutôt que de leur ouvrir le boulevard radiophonique où dérouler l’ordinaire d’un argumentaire sans faille. Les failles avaient de fait sa préférence, réveillant sa curiosité sensible, tandis que les écrivains invités qui prétendaient se maintenir sur les rails de la représentation auraient pu l’entendre bâiller intérieurement, dessous le casque qui ne quittait pas ses oreilles. C’était une présence, pas une représentation, qu’il cherchait en guise d’échange, et s’il n’évoquait jamais ses propres failles, les vibrations de sa voix suffisaient à en prédire les profondeurs.

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De même que s’ouvre un ailleurs romanesque dans ses récits embarquant une poésie plus sombre qu’obscure, il y avait un véritable ailleurs radiophonique, dans l’émission quotidienne Du jour au lendemain. Enregistrée de jour en studio mais destinée à être diffusée de nuit, l’émission d’une heure s’en ressentait dès les premières minutes, une fois que l’interviewer l’avait signée avec sa très étrange manière de faire siffler le « s » au centre de son nom miroir, Veinstein aux lèvres effilées. Aussitôt sa voix « douce comme le ventre du serpent », ainsi qu’il a pu le dire, transformait le studio en véhicule aux feux allumés pour traverser l’opacité de la langue lorsqu’elle sort des rails de la communication ; la parole roulait, tanguait parfois – car s’il y avait dans la démarche d’Alain Veinstein la quête ouverte à la connivence d’une « parole qui fera céder la théâtralité de la radio », c’était sans complaisance.

On peinerait même à parler de bienveillance : en témoignent les plus cruels des portraits-robots de « l’écrivain invité » (et de ses éditeurs ou attachés de presse) qu’a brossés Veinstein à l’entrée de son récit L’interviewer (2002) – récit qu’on ne saurait pour autant limiter aux traits aiguisés d’un caricaturiste, puisqu’à passer à l’antenne pour un « orfèvre de la litote et de l’allusion destinées à laisser entendre qu’il en sait plus qu’il n’en dit », il en appelait en réalité à tout autre chose : « Si seulement je pouvais toujours vivre avec mes interlocuteurs ces moments où nous avons le sentiment de nous confondre avec ce que nous parvenons à dire… Je n’aime pas les fleurs séchées dans les herbiers… D’où ma propension à pousser ceux avec lesquels je suis censé parler vers ces silences qui me permettent d’entendre battre les cœurs à plein volume, dans mon casque (…). Je veux laisser parler l’impatience, l’attente, la peur… la difficulté que nous avons tous à mettre un mot devant l’autre. »

Entre deux phrases monogrammatiques, quand l’invité dénichait ses mots dans le studio traversant une nuit encore à venir, vous auriez pu entendre le ballet des essuie-glaces au rythme lancinant qui est le leur dans l’Accordeur, le premier roman du poète Alain Veinstein, paru en 1996 et actuellement introuvable mais dont il va être beaucoup question ici puisque le roman gigogne qu’est Léna, qui paraît ce printemps dans la collection de Martine Saada désormais hébergée aux éditions Albin Michel, en est tout à la fois une variation et une reprise. Tandis que la première partie du livre retrouve un quart de siècle plus tard les personnages ressortis de l’Accordeur, ou leurs doubles fantomatiques, la deuxième partie offre une version à peine remaniée de ce roman énigmatique, dont le narrateur cultivait tout ce qui peut sortir de terre avec le même soin maniaque qu’à la radio Veinstein aura cultivé les variétés de voix différentes, accordant bien plus de sens à leur couleur et leur profondeur qu’à la signification qu’elles prétendaient délivrer (il arrivait qu’il ne soit pas même question du « sujet » du livre dans l’émission qui lui était consacrée : là n’est pas la question).

Ce soin maniaque que le narrateur de l’Accordeur employait à faire sortir de terre de nouvelles formes de vie répondait lui-même, pelletée de terre après pelletée de terre, à l’obsession qui avait été, selon lui, celle de son grand-père. Ce dernier l’avait élevé seul et sans desserrer les lèvres, après la disparition de la mère puis du père dans des conditions vouées à demeurer inexpliquées : ce grand-père sans plus de nom que d’identité précise (bien qu’on apprenne dans Léna qu’il a manqué se nommer Isaac, « mais le prénom prête à confusion »), qui venait d’un ailleurs incertain et demeurait « l’habitant clandestin d’une langue à laquelle il aurait désiré se dévouer corps et âme », provoquant les rires « dès qu’il ouvrait la bouche », se débattait jour et nuit de la terre jusqu’au cou, ne lisant que des livres sur « l’art d’enterrer les morts », son métier de fossoyeur : il « s’était fait un devoir d’ensevelir tout ce qui mourait – comme un forcené tire sur tout ce qui bouge – pour que nul n’ait à douter de la beauté de la vie. »

Et cependant, à mener plus loin la comparaison entre l’art d’arracher des voix véritables au silence et celui du jardinier-paysagiste qu’est le narrateur de l’Accordeur, sans doute né durant la seconde guerre mondiale ou l’immédiat après-guerre (précisons que dans ce roman qui se déroule tout entier d’un soir au matin, aucune allusion n’en appelle explicitement à la Shoah, dans une épaisseur historique qui n’en est que plus saisissante), à mener donc au plus loin cette comparaison, sans doute vaudrait-il autant ne pas préciser que la formidable collection de végétaux rares du jardinier-paysagiste est destinée, dans la double déroute des généalogies impossibles qui est le leitmotiv du livre, à se consumer dans un gigantesque brasier final accueilli à bras ouverts – qu’il soit dit qu’il n’en demeure rien qui prétende faire sens.

Reste, pour y revenir une dernière fois, que la manière d’être au micro et la manière d’avancer sur la page (de lire autant que d’écrire) entretiennent d’évidentes parentés – ce que l’on avance, ici, non pas pour justifier une forme d’hommage au conducteur des nuits de France Culture que fut Veinstein trente-six ans durant (de 1978 à 2014), mais pour insister sur une conviction prégnante dans toutes ses activités : si la littérature a du sens, c’est assurément parce que le réel est irréductible au langage commun. Alors que les échanges humains en disent bien plus long par la façon physique de dire que par ce que les mots prétendent signifier, disons, si l’on ose le formuler avec autant d’ambivalence, qu’en poésie la langue parle d’elle-même plus qu’elle n’informe, autrement dit, la signification d’ordinaire première devient seconde, l’information aussi.

Et de fait, dans ses romans comme autrefois à la radio, Veinstein est d’abord poète. Premier roman, l’Accordeur était d’ailleurs loin d’être un premier livre : huit volumes de poésie l’avait précédé depuis Répétition sur les amas (1974), paru alors qu’il dirigeait avec Yves Bonnefoy la revue L’éphémère qui, une dizaine d’années durant, a publié quelques-uns de ses auteurs de prédilection, de André du Bouchet ou Jacques Dupin à Paul Celan, en passant par Louis-René des Forêts – auteurs qui sont également, avec quelques autres, ceux dont le narrateur de Léna se demande comment il aurait pu vivre sans fréquenter leurs livres (avant de morigéner l’édition contemporaine réduite au commerce d’objets de divertissement, avec la complicité de journalistes peu enclins à parler d’autres livres que ceux dont on ne sait quoi faire une fois qu’ils ne nous ont « donné à vivre que des aventures faciles et brèves » – tout ceci formulé comme si ces livres dans l’air du temps et destinés à passer avec lui comme feuilles mortes n’avaient pas de toujours fleuri au centre de la scène, cantonnant la littérature dans le renouvellement incessant de ses marges : sans doute faut-il accepter ce déplacement des marges pour éviter que la bibliothèque se transforme en herbier des temps autrement fleuris d’autrefois…).

Un livre de la paternité, en forme d’énigme à ressorts.

Mais, reprenons : car il faut bien ici convenir qu’aux yeux du lecteur, tout ce qui précède, pour être clair (du moins on l’espère), ne donne pas une idée des plus précises de l’étrange roman gigogne qu’est donc Léna. Il faut dire que le livre lui-même l’affirme dès sa toute première phrase : « Ça commence mal. » Il est d’autant plus difficile de décrire un livre qui s’ouvre sur une telle tonalité que le « ça » dont il est question n’est pas aisé à définir. Il ne saurait s’agir du livre lui-même. L’histoire alors ? Mais laquelle ? Celle du narrateur de l’Accordeur et de ses personnages, ou celle du narrateur de Léna et des fantômes de personnages qui se mettent à l’environner concrètement lorsque des années plus tard il est pris de la « mauvaise » idée de relire son tout premier roman, appelons-le l’Accordeur (puisque « il y a donc deux narrateurs dans l’histoire proposée ici, chacun se réservant un niveau de lecture et donc une part de l’action, quitte à ce que leurs rôles respectifs se rejoignent et finissent par se confondre ») ?

Précisons donc que la version très légèrement remaniée de l’Accordeur constitue la deuxième partie de Léna. Comme leurs narrateurs, les deux parties se rejoignent en une seule chambre d’échos mais sont clairement distinctes, et c’est l’auteur lui-même qui parle, aux premières pages, quand il précise qu’il ne saurait conseiller de lire d’abord l’une ou d’abord l’autre de ces deux parties, quand la première découle de la seconde. On pourrait d’ailleurs le soupçonner d’avoir prémédité l’une des grandes forces de ce livre de la paternité en forme d’énigme à ressorts : une fois terminé le livre, l’ayant lu dans l’ordre des pages, l’évidence impose de relire la première partie pour comprendre comment, l’anticipant, elle aura prolongé ou réinventé la seconde qui lui préexistait.

Et sans doute aurait-il été préférable de ne pas arrêter la deuxième lecture à cette seule première partie : car une fois reformulée l’articulation des deux parties, la seconde pourrait y trouver une dimension nouvelle, assurément. Ad libitum ? C’est le rêve de tout écrivain peut-être, rêve absurde et magnifique que Proust seul a transformé en réalité : enfermer un lecteur potentiel dans la relecture perpétuelle du même livre infini et toujours changeant.

Léna, pour le dire plus clairement, est donc aussi bien une façon de boucler la boucle romanesque de l’auteur, à bientôt trente ans de distance : mais alors, tout invite à parler d’une boucle qui se boucle à la façon du nœud coulant que père et fils n’en finissent plus de se passer ou repasser autour du cou. Renversant au passage la perspective ordinaire en épousant le point de vue, non pas du fils tel qu’il a dominé la littérature des cent cinquante dernières années, mais celui du père en souffrance, c’est bien ce qui fait de cette histoire des généalogies déchiquetées un grand roman de la paternité, paternité d’autant plus douloureuse qu’elle est hantée dans le récit d’aujourd’hui comme dans celui d’hier par la mort d’un enfant en bas âge – « seule une mère tenant son enfant mort dans ses bras peut témoigner de cette douleur. »

Là où les fils demandent des comptes, les pères que sont les narrateurs de Léna et de l’Accordeur les règlent – comme ils peuvent et, disons, non sans mal (expression ouverte à toutes les ambivalences). Ce basculement du point de vue n’est pas sans rapport, là encore, avec l’histoire non plus de corde, mais de fils ou de ficelles qu’invite la citation de Giorgio Manganelli placée en exergue : « Le monde est fait de ficelles écourtées, sans liens… ». (Rappelons le titre de l’un des livres les plus connus de Manganelli : La littérature comme mensonge, ou comment vouer la réalité à la mystification, ce qui offre une approche judicieuse au lecteur de Léna).

Reste que, en 1996, l’histoire de l’Accordeur pouvait encore se résumer, non sans qu’une forme de brutalité des faits s’invite aussitôt, estompant la cruauté interne au roman : tenant ferme son volant une longue nuit durant, le narrateur mutique conduit son fils tout aussi mutique vers la prison où ce dernier, libérant la place du mort qu’il occupe dans la voiture, entrera au petit matin pour y finir ses jours en raison d’un crime que rien dans le roman n’explicite – sauf à court-circuiter le livre et penser que ledit fils, à travers le tiers personnage mystérieux de Lune, associé du père dans sa pépinière, s’est inutilement vengé du narrateur après que ce dernier lui a volé son amour de jeunesse : du temps où les deux hommes partageaient encore le même toit, le narrateur est tombé éperdument amoureux de Léna, « maîtresse de mon fils mais amante de la vérité » et pianiste d’autant plus envoûtante qu’elle sait faire vibrer les silences aux portes de la musique.

Mais si l’Accordeur offrait encore la possibilité d’un pitch, comme disent les éditeurs contemporains, tout y était déjà sujet à caution, comme le confirme la manière qu’a Léna d’embrasser « ardemment ce qu’elle appelait (ma) vraie bouche de menteur » : « Léna était incapable de mentir. Il y avait des vérités que j’aurais préféré, certaines fois, ne pas entendre, mais rien d’autre que ce qui avait précisément eu lieu n’était à attendre de son récit. Tout ce que je racontais, en revanche, n’était qu’un tissu de mensonges, de l’affabulation bourrée de méchanceté. Ni pays ni enfance, c’était mon lot. Et pour en améliorer l’ordinaire, je m’étais inventé une mère absente, un père prisonnier, un grand-père fossoyeur, toute une généalogie abracadabrante, mais non dénuée de sens, plus vraie d’une certaine façon que la vérité. »

Sujets à caution, les personnages ne le sont pas moins dans la première partie de Léna que dans l’Accordeur : puisqu’ils en sortent, à la manière de revenants, à l’exception de Lou, la compagne du narrateur qu’il a rencontrée dans un « dancing d’autrefois, dont l’authenticité » est elle-même « sujette à caution » et qu’il redoute de trahir en retrouvant Léna devenue bibliothécaire après avoir abandonné le piano, sans avoir un instant vieilli – et pourtant « tout cela est si loin. Presque oublié. Aussi lointain que mon grand-père imaginaire qui maniait la pelle dans les carrés juifs des cimetières », lit-on à la fin de la première partie. Vingt-cinq ans après que les personnages de l’Accordeur ont pris leur autonomie, le narrateur les croise dans un restaurant où il se perd à patienter pour rien : son éditeur lui a bel et bien posé un lapin. Livré à lui-même, il remarque Léna, pas loin du comptoir, puis relève qu’elle l’observe décidément avec insistance. Elle est accompagnée de quelques amis, dont Lune, d’évidence son complice. Tout annonce que l’ancienne pianiste de renom, devenue bibliothécaire, se prépare à nouveau à l’embarquer en terres de destruction, enchanteresse, peut-être.

« Rouvrir un livre ancien dont on est l’auteur, c’est s’exposer à retrouver la voix des personnages, ou de certains d’entre eux, à condition de ne prêter attention qu’à ce qu’ils disent ou, si possible, qu’à ce qu’ils taisent. » Vérification faite, une phrase supplémentaire est apparue entre l’édition originale de 1996 et celle qui parait aujourd’hui à l’avant-dernier paragraphe de l’Accordeur (le tout dernier ayant également changé). Alors que le lecteur s’apprête à refermer Léna (aussitôt invité à mieux le rouvrir), le père et le fils arrivent devant la porte de la prison. La version originale se contentait de relever ceci : « Comme des oiseaux de mauvais augure flairant la catastrophe pour en tirer profit, un inconnu avait bombé en lettres rouges sur le mur géant : pour que se taise l’horreur. » L’édition définitive ajoute aussitôt : « Inutile de se demander de quelle horreur il pourrait s’agir. Personne ne l’ignore aujourd’hui, pas même les tout petits enfants. »

Alain Veinstein, Léna, Albin Michel, 260 pages, 20,90 €


Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

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