L’hymne à la joie – sur le Fanny et Alexandre de Julie Deliquet
Commémorations, centenaires de naissance, de mort, ces grandes célébrations officielles courent le risque d’une unanimité excessive et d’une forme de pétrification.
Et si c’était faux ? Ni le calendrier ni l’institution n’entravent la création, l’entrain et l’intelligence artistique, trois qualités qui caractérisent la dernière entrée au répertoire de la Comédie-française : Fanny et Alexandre, d’Ingmar Bergman. Confier à une jeune metteure en scène la reprise du film-testament d’un des plus grands maîtres du septième art était un pari fou.
Julie Deliquet l’a relevé, la jeune fille a défié la mort.
Ingmar Bergman est né le 14 juillet 1918, il est mort en 2007, à 89 ans, et il a laissé à tous une œuvre théâtrale et cinématographique immense, plusieurs livres et plusieurs scénarios. Il est à la culture suédoise ce que Fellini est à la culture italienne, un artiste qui a fixé sur la pellicule des images et des visages éternels, des couleurs et des noirs et blancs sublimes, ils sont très peu à atteindre à cette hauteur-là. Fellini a puisé dans le cirque pour nourrir son cinéma. Bergman a puisé dans le théâtre.
Du début à la fin, il a mis en scène des pièces, du début à la fin il a filmé des planches, des tréteaux, des rideaux, des roulottes, des comédiens et des baladins. Ses trois premiers films, de 1945 et 46, sont des adaptations de pièces de théâtre. La Nuit des forains date de 1953. La Flûte enchantée, opéra, date de 1975. Fanny et Alexandre date de 1982. Après la répétition date de 1984. Il a dirigé plusieurs grands théâtres suédois, dont le Théâtre royal dramatique de Stockholm, dit Dramaten, cousin germain de notre Comédie-Française.
S’il fallait encore souligner l’homme de théâtre qu’était Bergman, glissons un détail, une anecdote qui fera sourire. En 1951, déjà père de six enfants et à la tête de trois familles, Bergman a des difficultés financières et accepte de tourner neuf courts-métrages publicitaires pour un objet trivial aujourd’hui, mais précieux après la guerre, un savon nommé Bris. Nous en avons vu quatre récemment grâce à la piètre copie DVD d’une vieille cassette VHS. Une jeune comédienne à la peau fraîche et propre s’avance sur une scène après un lever de rideau, une caméra nous entraîne dans un studio où l’on enregistre un slogan pour ce nouveau savon… On remarque parmi les acteurs une certaine Bibi Andersson. Elle avait seize ans et étudiait déjà l’art dramatique.
Revenir à cet art ancien, délesté de l’appareillage technique et industriel que porte avec lui le cinéma.
Julie Deliquet a eu une idée aussi simple que juste, évidente, mais il fallait s’y tenir et l’exploiter : transformer le texte de Fanny et Alexandre, à l’origine un roman-scénario et une longe série télévisée, en un hommage au théâtre. Revenir à cet art ancien, délesté de l’appareillage technique et industriel que porte avec lui le cinéma. Dégager d’une œuvre que son auteur avait déjà exploitée sous de multiples formes une pièce simple, en deux temps, deux grands actes accompagnés de quelques tours de passe-passe.
La pièce que le spectateur voit à la Comédie-française, plus exactement le texte qu’il entend, est le fruit d’un fin travail de coupes et de montage pour lequel Julie Deliquet s’est associée à deux personnes, Julie André et Florence Seyvos. La première travaille avec elle dans le cadre de son collectif, nommé In Vitro, preuve que le travail de l’une et de l’autre se fait à quatre mains au moins. La seconde, Florence Seyvos, collabore avec Noémie Lvovsky et a écrit plusieurs livres pour les enfants ; pour qui tend l’oreille, on retrouve dans ce nouveau Fanny et Alexandre la note fantaisiste et drolatique de tous les films de Lvovsky, un timbre légèrement burlesque qui résonne discrètement quand les deux enfants jouent loin du regard des adultes et s’autorisent toutes les extravagances. C’est ainsi que des collaborateurs introduisent dans une nouvelle adaptation des notes qui n’étaient pas dans l’original et enrichissent une œuvre classique de quelques inflexions qui n’appartiennent qu’à eux.
La pièce retravaillée est donc un diptyque. Le premier volet met en scène la grande famille Ekdahl, dont le père, Oscar dirige un théâtre. Sa femme, Émilie Ekdhal, est comédienne. Leurs deux enfants sont Fanny, huit ans, et Alexandre, dix ans (un peu plus âgés chez Julie Deliquet). Enfants, parents, amis, comédiens, domestiques, tous se retrouvent une longue veillée de Noël et célèbrent le bonheur de jouer et d’être ensemble. Le second volet met en scène la même Émilie Ekdhal, veuve et remariée à un sinistre personnage, Edvar Vergerus, évêque luthérien en diable, dont l’univers et le tempérament sont en tous points opposés à ceux du premier mari d’Émilie : il est sévère, punitif, sec comme les coups de trique qu’il inflige à Alexandre, son beau-fils. Fouetté, sanglotant, celui-ci se réfugie avec sa sœur dans le jeu, l’imaginaire, et convoque les adultes d’antan pour se consoler : son père qui revient comme un spectre, suivi par tous les personnages aimants et vivants de la première partie.
L’opposition entre les deux volets est claire, facile à lire. Elle livre un message dont la transparence est salutaire : le théâtre est un espace de jeu, de joie, de liberté et d’inventivité totales. Les comédiens de ce premier volet transmettent aux spectateurs le sentiment de jouer, s’amuser, se délecter, rire et volontairement oublier tous les malheurs du monde. Ils y associent ces mêmes spectateurs en descendant parmi eux, en s’adressant à eux devant le rideau de scène, plusieurs fois, au début des deux actes et à la fin, en guise de clôture. Ils rient, boivent, mangent, dansent, chantent, pètent, racontent des plaisanteries grivoises ; les bourgeois troussent les servantes, les femmes sont jolies, les plus jeunes minaudent, la vie circule et les griefs semblent oubliés. Il faudrait citer tous les acteurs un par un, qui forment un magnifique échantillon des comédiens-français et rappellent le sens de ce qui s’appelle une troupe. De tous âges, de toutes tailles, de toutes couleurs, de toutes origines professionnelles (certains sont de jeunes élèves de l’académie de la Comédie-française), ils créent un tourbillon au sein duquel se jouent des drames dans le drame, ponctuant la représentation de bribes d’Hamlet ou de La Maison de poupée.
Théâtre dans le théâtre ? À peine. Joie de jouer, plutôt, de répéter les plus beaux dialogues que l’on a aimés, pour soi, si c’est un monologue, pour un camarade de troupe, si c’est un dialogue, pour le public, dans tous les cas. Au fond, Julie Deliquet aurait pu lester sa version de Fanny et Alexandre de vidéos reprenant des extraits des films de Bergman. Il est rare aujourd’hui de voir une pièce qui n’intègre pas d’écrans. C’est aussi ce que nous voulions signifier en soulignant la « simplicité » de sa mise en scène : le choix de se concentrer sur un seul médium, le théâtre, et d’oublier le cinéaste à la filmographie si pleine, si intimidante.
La représentation dure près de deux heures trente, avec un entracte. Les deux actes sont donc longs. Ils sont nourris par le texte, par le grand nombre de personnages qui vont et viennent, mais aussi par des éléments qui ont peu à voir avec le temps. La richesse des costumes, par exemple. On retrouve sur la scène parisienne les couleurs et l’épaisseur des étoffes qui illuminaient déjà le film suédois. Les matières sont belles, les tissus rougeoyants, chatoyants, ou blancs comme la mort quand les personnages vivent sous la férule puritaine de l’évêque. Tout est long, ample, les jupes, les manches, les blouses. L’ensemble est d’une grande beauté esthétique. L’histoire se déroule à une époque, 1907, où l’on habillait les corps avec générosité, ou, au contraire avec puritanisme. Le dos nu et ensanglanté d’Alexandre fouetté par son beau-père est d’autant plus marquant.
La scénographie contribue aussi à nourrir ces deux heures trente. Le premier volet de la pièce se déroule dans un salon-théâtre, sur le devant d’une scène dont le public voit toute la partie arrière où rien n’a lieu – seuls les comédiens s’y changent çà et là. On dirait un terrain abandonné, le ventre d’une baleine où traînent des objets, des accessoires, des ficelles. C’est l’envers du décor. Le théâtre permet de le montrer, Julie Deliquet et son scénographe, Éric Ruf, ont choisi ce parti pris : la mise à nu d’un fragment de la machinerie qui alimente l’illusion. Ce fut pour nous l’occasion d’apprendre qu’il existe à la Comédie-française un lieu proche de la scène, où les acteurs peuvent se poser, appelé le « foyer des travestissements », expression qui recèle plus que toutes les malles au trésor du monde.
Toute sa vie Bergman a vécu et œuvré entre ses deux pôles, le monde clos du théâtre et le monde ouverts à toutes les injustices, le chaud et le froid, le dedans et le dehors, le rassurant et le terrifiant.
La seconde partie, qui se déroule chez le beau-père sadique et contrit, est, à l’inverse, un espace plus restreint. Le sol n’est plus en bois, il est couvert de carreaux froids. Le lit central est en métal, de même que la table. Seul l’escalier de côté permettra aux revenants de venir consoler les enfants et leur mère, meurtris par l’homme d’église. Là encore, l’opposition entre le plaisir du théâtre et la violence de l’évéché est soulignée. On citera le jeu idoine de Thierry Hancisse dans le rôle du pasteur pervers, malheureux, détesté par lui-même, son épouse et ses beaux-enfants, finalement englouti et vaincu par la magie de l’illusion.
Le personnage est plus complexe que ce que l’opposition entre les deux parties laisse penser. Dans le roman original suédois, il était évidemment inspiré par le père de Bergman, pasteur rigide, heureusement moins cruel que son double fictif, cet évêque Vergelus. Mais qui sait si le rigorisme moral du père n’est pas à lier à l’extraordinaire rigueur formelle du fils qui a donné naissance à certains des plus beaux films de l’histoire du cinéma ? L’objet qui a permis de basculer de l’un à l’autre, de la vie réelle, dure, à la vie rêvée, enchanteresse, était un petit appareil de projection que l’enfant Bergman acheta à son frère contre quelques soldats de plomb. Dans le film, l’appareil est devenu la lanterne magique qu’Alexandre actionne sous les yeux de sa petite sœur : aujourd’hui, le regard émerveillé du garçon appartient à la mémoire cinéphilique collective. Julie Deliquet, elle, ne montre ni appareil de projection, ni lanterne magique, elle met simplement en scène les deux adolescents improvisant un théâtre d’ombre avec un grand drap blanc. Le jeu est suffisant pour que réapparaissent le fantôme de leur père et sa troupe d’amis bienveillants.
Toute sa vie Bergman a vécu et œuvré entre ses deux pôles, le monde clos du théâtre et le monde ouverts à toutes les injustices, le chaud et le froid, le dedans et le dehors, le rassurant et le terrifiant. Fanny et Alexandre a été écrit à l’origine à Farö, une île petite, où l’artiste avait acheté une maison dans laquelle il avait aménagé un cinéma à échelle personnelle. Là, au milieu de la mer de la Baltique, loin des hommes, sur cette terre rocheuse et sauvage, il s’isolait avec quelques-uns, écrivait, filmait, concevait des mises en scène et organisait des projections pour les siens et pour ses équipes. De cette nature, on ne retrouve rien sur le plateau de la Comédie-française. En revanche, on retrouve cette opposition, cette bipolarité essentielle, le besoin de s’enfermer dans un espace protecteur et de fuir, travailler l’imagination, inventer, projeter.
« Le théâtre, nous nous en enveloppons comme d’une cape protectrice. À peine si nous remarquons que les années passent. Que la vie s’écoule, c’est bien comme ça qu’on dit ? Les loges sont chaudes, claires, la scène nous entoure d’ombres bienveillantes. […] Les gens sont assis là-bas dans le noir et ils nous aiment, ils sont extraordinairement fidèles, bien que nous offrions souvent des pierres au lieu de leur donner du pain. Pour nous justifier aux yeux du monde qui nous entoure, nous prétendons que notre métier est difficile. C’est un mensonge que le monde accepte […] Nous jouons parce que nous trouvons ça amusant. » C’est Émilie Ekdahl qui parle. Elle est comédienne, veuve, fatiguée du théâtre, prêtre à rencontrer le triste évêque, son futur époux, sa tombe. Sa confession est à la fois un hymne au théâtre et à sa fragilité, son caractère éphémère et illusoire. Le monde là-bas ne change pas, il faut y vivre.
À Paris, en 2019, le spectateur verra sur la scène un spectacle dont la tonalité dominante est gaie, légère. En filigrane, libre à lui d’y identifier tous ces éléments bergmaniens que Julie Deliquet a délicatement minorés ou réinterprétés. Libre à lui aussi de ne pas les reconnaître et de s’en remettre au simple plaisir de voir devant lui ses comédiens éternellement répéter. Julie Deliquet n’a pas quarante ans, elle a signé une joyeuse version d’Oncle Vania en 2017, avec les comédiens-français, déjà.
Cette année, avec elle, un vent frais souffle dans l’auguste salle Richelieu de la maison de Molière. Il faut vite réserver, on dit que le spectacle plaît, de 7 à 77 ans.