Société

Le grand écart de l’automobilisme contemporain : un incontournable terrain sociopolitique

Sociologue, Sociologue

Routes et modèles mythiques, culte de la liberté ou contraintes à désormais oublier, l’automobile provoque les passions autant que les controverses. S’il paraît politiquement consensuel de prôner aujourd’hui la sortie de l’automobilisme, reste que les trois quarts des ménages français utilisent quotidiennement leur voiture, et que celle-ci demeure un objet socialement très signifiant.

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Depuis ses origines, l’automobilisme est imparfaitement politique. Mais il fut toujours massivement plébiscité. Désormais, le vent tourne : sortir de l’automobilisme est devenu un projet consensuel et entretenir des liens de dépendance à l’automobile est devenu aveu suspect, bien que trois quarts des ménages en France roulent tous les jours en voiture. Retour sur un paradoxal retournement des cadres de pensée qui, malgré son caractère rapide et radical, peine à faire entrer l’automobilisme en politique.

La motorisation : une œuvre de mise en forme du monde

De nombreux observateurs, tout comme les hauts responsables de l’État, se sont étonnés de l’importance de la mobilisation des gilets jaunes, à la fois spontanée et sans encadrement préexistant. Mais les gilets jaunes eux-mêmes furent étonnés de monter ainsi en politique, comme l’exprime ce slogan écrit à la main sur une vareuse fluorescente : « Le jaune ne me va pas, mais je le porte pour montrer ma colère ». La réalité de l’automobilisme serait-elle rétive à l’initiative politique ? Si l’on regarde l’histoire de l’automobile, on constatera qu’il en était, jadis, bien autrement.

Tous les grands acteurs des premières phases de la « motorisation de la société », qu’ils soient des industriels ou des responsables étatiques, concevaient leur œuvre comme une mission politique. Henry Ford, qui développa le montage à la chaîne pour baisser le prix des voitures et ainsi permettre à tous les Américains de devenir automobiliste, se présenta aux élections présidentielles, mais sans succès cette fois. Dans les projets d’Adolf Hitler, le dictateur absolu, il y avait aussi la motorisation de tout le peuple allemand grâce à la « Volkswagen » et l’équipement de son pays par un large réseau d’autoroutes, entreprise poursuivie et amplifiée par la République Fédérale Allemande après la guerre. En France, l’État prit lui aussi en charge la motorisation de la société à travers la nationalisation des usines Renault et la modernisation des villes et des réseaux routiers dont Georges Pompidou fut le moteur emblématique. Ce populisme automobile – le projet politique d’équiper l’entièreté de la nation en automobiles – fut massivement plébiscité, même si la direction suivie manquait cruellement de prises démocratiques. Redingotes noires, bleus de travail, chemises brunes, cols blancs, bandanas bariolés et pantalons pattes d’ef : des origines aux Trente Glorieuses, tous les groupes sociaux ont exprimé leur attachement à l’automobile.

Le développement ultérieur du phénomène automobile, dont les propriétés systémiques ont été utilement identifiées par Gabriel Dupuy,en a fait oublier le caractère socialement et politiquement construit. Comme l’écrit l’anthropologue britannique Daniel Miller, l’automobile « est devenue une part intégrale de l’environnement culturel au sein duquel nous nous percevons comme humains. De nos jours, la voiture est saisie comme un élément d’un vaste agrégat de routes et d’équipements qui constitue l’environnement dans lequel nous évoluons quotidiennement, et simultanément la possession et l’usage des automobiles se présentent comme des dimensions proprement personnelles et intimes de notre existence ». La gestion politique de cet automobilisme implanté est devenue exclusivement technocratique, le droit à la « libre utilisation de l’automobile » ayant muté du statut de projet étato-industriel à celui d’évidence partagée. Ce qui signifie aussi la disparition de « prises » politiques sur l’automobilisme du côté tant des citoyens ordinaires que de nombreux responsables publics.

Un monde parfait ?

Parallèlement au développement et à l’approfondissement de la dépendance automobile, s’est néanmoins développée une critique de l’automobilisme. Depuis les années 1960, une « psychologie » prolixe et protéiforme n’a eu de cesse de démasquer les mécanismes mentaux qui biaiseraient le rapport à l’automobile. Cette approche à la fois universalisante, pathologisante et moralisante fait percevoir l’automobiliste comme un être en défaut : un individu en manque de limites (dans les versions les plus psychanalytiques), de contrôle (dans les versions les plus behavioristes) ou d’information (dans les versions les plus cognitivistes), ou encore un individu engoncé dans des habitudes et des attitudes motivées avant tout par le souci d’un bien-être personnel plutôt que collectif, bref un être en manque de civilité. Ce discours, omniprésent dans la vulgate médiatique, a pour effet de désocialiser et dépolitiser les structures de l’automobilisme, laissant planer sur ceux qui se mobilisent pour l’automobilisme une présomption de carence de rationalité, voire d’attachement pathologique, sans lien avec des positions sociales et politiques[1].

Il existe néanmoins une critique proprement politique de l’automobilisme, portée par les « sans-auto volontaires », majoritairement des individus vivant dans les hypercentres, diplômés, engagés dans le secteur socio-culturel et militants de la cause environnementale. Néanmoins, numériquement marginaux, ces adeptes du « sans-voiture » ont été longtemps perçus comme des utopistes, des rétrogrades et des amateurs, ne faisant pas le poids face aux savoirs, aux moyens et aux valeurs des experts-aménageurs de la mobilité. Désormais, le vent a tourné, et promouvoir une modération généralisée de la pression automobile est devenu un projet consensuel. Ce faisant, la critique que portait ce mouvement a perdu sa charge politique pour revêtir un aspect de plus en plus « technocratique » (le pouvoir de changer la situation est confié aux innovations technologiques et à des mécanismes marchands novateurs), comme si la question des objectifs et des moyens ne méritait plus débat. Peu de réflexions sont menées, dans ce cadre, sur la force d’inertie du système automobile, dont l’effet de dépendance au sentier est si fort, ou sur le fait que les volontés individuelles de conversion se trouvent confrontées à des contraintes spatio-temporelles rédhibitoires aux changements.

Le traitement politique de l’automobilisme aujourd’hui : entre incitations ‘soft’ et confrontations ‘hard’

Le renversement de perspective qui s’opère aujourd’hui au sujet de l’automobilisme (à savoir, le consensus sur le principe d’en sortir), malgré son caractère révolutionnaire (au sens astronomique du terme), reproduit largement la difficulté à politiser la question automobile. En effet, les débats autour de l’automobilisme sont traversés par un malaise certain. D’un côté, tous les acteurs disent soutenir la volonté de réduire l’emprise de l’automobilisme, dont le poids semble désormais insoutenable, au regard de préoccupations de durabilité et de qualité de la vie. Autorités publiques de tous niveaux, industriels de l’ancienne comme de la nouvelle économie, associations d’automobilistes, militants écologistes, simples citoyens, c’est la nation tout entière qui appelle à une mobilité « intelligente » et « verte », bref à une sortie du « tout-à-l’automobile » tel qu’il a régné en France, comme ailleurs, depuis trois quarts de siècle. Mais, d’un autre côté, tous partagent également le constat du caractère incontournable de l’automobile dans la vie quotidienne du pays. Les actions des gilets jaunes ont, à leur manière, confirmé cet état de fait.

Ce double consensus a alimenté, jusqu’à présent, des mesures « softs », de nature principalement incitative : il s’agit d’inviter les citoyens à utiliser moins la voiture, mais sans les contraindre. Primes de différentes natures (primes à la casse, primes à la conversion…), soutiens aux startups offrant de « nouvelles solutions de mobilité », réaménagements localisés de voiries, innovations technologiques, transformation de la mobilité en « service », libéralisation des transports censée alimenter le libre choix des citoyens devenus consommateurs, autant d’initiatives visant à sortir progressivement de l’emprise automobile mais sans affecter frontalement l’usage de la voiture. Largement consensuel, ce modèle incitatif a néanmoins pour revers de rendre invisible et indicible l’existence à la fois de divergences profondes dans le rapport à l’automobile et d’écarts insatisfaisants, pour certains, entre leurs aspirations à et les possibilités réelles de réduire leur usage de l’automobile.

Car en effet, cette atmosphère générale de « désamour » automobile fait oublier que, pour certains groupes, la voiture reste une évidence, à la fois pratique et symbolique, tandis que, pour d’autres, elle constitue un des rouages essentiels d’un mode de production et de vie qui doit être urgemment transformé ; et que pour une partie des ménages sensibles aux coûts environnementaux de l’automobilisme, les voies alternatives en matière de déplacements quotidiens restent, à ce jour, irréalistes, pour gérer l’équation spatio-temporelle à laquelle ils sont confrontés, et dont les paramètres concernent bien d’autres aspects que le seul « choix modal » en matière de déplacements quotidiens. En d’autres mots, l’écart n’a jamais été aussi grand entre ce qui peut être dit et ce qui peut être fait.

C’est ce dont témoignent également les réactions très virulentes face à des mesures et des positions plus « hard ». Qu’il s’agisse de mesures gouvernementales ou municipales taxées de duplicité politicienne et critiquées au nom d’une (introuvable) efficacité technique, ou des revendications de ceux désignés comme « autophobes » (masses critiques organisées par les militants cyclistes, appel à la gratuité des transports publics, dénonciation du dispositif des voitures de société, etc.) taxées de radicalisme et d’irréalisme, c’est à chaque fois le caractère « dur » de ces positions qui est dénoncé : de l’argent, du temps ou de l’espace est pris aux automobilistes, atteints sur des dimensions d’une configuration dont la composition semble naturelle.

Remettre la voiture sur la route du débat

Il serait bon d’admettre que notre époque fait le grand écart entre une dépendance généralisée à l’automobile (intégrée au quotidien au même titre que l’électricité ou les télécommunications), donc vécue comme condition commune, et l’indiscutable nécessité de son élimination, dont il est dit qu’elle ne fait plus discussion. Entre les deux, aujourd’hui, c’est un no man’s land politique, dans lequel ceux qui s’avancent apparaissent comme fous ou suicidaires. Or, c’est précisément la manière d’articuler concrètement ces deux évidences qui constitue le vrai problème. Par conséquent, plutôt que de dénoncer le caractère politique des mesures prises sur ce terrain (et des réactions qu’elles ont suscitées), il s’agit de l’admettre pleinement. Ce n’est pas moins de politique qu’il faut à l’automobilisme, mais plus. Comment pourrait-il en aller autrement, puisque l’enjeu est bien la mise en forme du monde commun ? C’est ce que nous rappellent les gilets jaunes, dont l’action démontre que l’automobilisme, loin d’être une affaire purement individuelle, est une réalité sociale et politique à part entière. Que les plumes de l’élite sociale préfèrent exprimer la chose dans un registre esthétique ne change rien à l’affaire.

Il est évident qu’il faudra mettre autant de moyens (et de temps) pour sortir de l’automobilisme généralisé qu’il n’en a fallu pour le développer. Les voies pour y arriver sont à inventer et à débattre. Il faudra trouver les modalités au moyen desquelles partager tant nos connaissances que nos ignorances en matière de mobilités. Et le chemin sera inévitablement marqué par des conflits. L’enjeu est de faire de la sortie de l’automobilisme un processus pleinement démocratique, et non technocratique. Ce n’est qu’à cette condition qu’il sera possible et légitime de donner attention aux différenciations et interdépendances sociales dont les territoires de l’automobile sont tissés.

Yoann Démoli et Pierre Lannoy, Sociologie de l’automobile, Paris, La Découverte, coll. « Repères », n°718, 2019.

 


[1]Pour deux enquêtes qui explorent les « fous » d’automobiles sans tomber dans ce travers, voir Stéphanie Maurice, La Passion du tuning, Paris, Seuil, 2015, ou Cornelia Hummel et David Desaleux, Mustang. La mécanique de la passion, Paris, Libel, 2018.

Yoann Demoli

Sociologue, Maître de conférences à l'Université de Lille

Pierre Lannoy

Sociologue, membre du centre de recherche METICES

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Notes

[1]Pour deux enquêtes qui explorent les « fous » d’automobiles sans tomber dans ce travers, voir Stéphanie Maurice, La Passion du tuning, Paris, Seuil, 2015, ou Cornelia Hummel et David Desaleux, Mustang. La mécanique de la passion, Paris, Libel, 2018.