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Confort matériel, confort intellectuel : retour sur la débâcle démocrate aux États-Unis

Philosophe

Un regrettable sentiment de déni prédomine parmi les opposants à Donald Trump suite à sa large victoire. Quand parviendront-ils à sortir de leur confort, matériel pour les uns, intellectuel pour d’autres ? Libéraux et progressistes réaliseront-ils qu’ils n’ont pas de réserve dans les rangs de MAGA et qu’ils doivent ajuster leurs priorités ? Pour l’heure, les récriminations mutuelles n’offrent guère d’espoir.

On a pu croire que la légende du « fâché pas facho » était passée de mode. Même Jean-Luc Mélenchon, qui avait pourtant introduit l’expression dans le débat public, s’est récemment repenti d’y avoir cru. Les électeurs du Rassemblement national, a-t-il reconnu, ne sont pas égarés par la colère : ils savent parfaitement pour qui ils votent, et pourquoi.

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Mais voilà que le thème du « vote protestataire », quelque peu délaissé par les observateurs agréés de la politique française, fait son grand retour à la faveur du scrutin étatsunien. À l’exception d’une minorité d’extrémistes, nous expliquent un grand nombre d’experts – des deux côtés de l’Atlantique –, les quelques soixante-quinze millions d’individus qui viennent d’offrir un second mandat à Donald Trump, ne l’ont fait que pour exprimer leur rage ou leur désarroi.

Si tous les commentateurs hostiles au nouvel élu se retrouvent pour dénier que celui-ci ait bénéficié d’un vote d’adhésion, c’est d’abord parce qu’une telle éventualité est trop terrifiante pour être contemplée. Il était déjà insoutenable, dans les deux sens du terme, d’envisager que les treize millions de personnes qui ont donné leur voix à Marine Le Pen en 2022 partagent sa conception de la préférence nationale. Alors comment admettre qu’aux États-Unis, elles sont près de six fois plus nombreuses à se réjouir par avance de la déportation massive d’immigrés dépourvus de titres de séjour ?

Sans doute est-il avéré que, dans ses meetings de campagne, Donald Trump ne parlait guère d’autre chose : une fois son administration en fonction, promettait-il inlassablement, tant la police des frontières que les milices citoyennes disposées à la seconder traqueraient sans répit ces millions d’étrangers qui empoisonnent le sang des natifs et dévorent leurs animaux de compagnie. Pour autant, dans leurs analyses des résultats de l’élection, les critiques du vainqueur s’accordent à minimiser l’incidence de cet engagement dans son succès.

Les uns soutiennent que le magnat de l’immobilier l’a emporté en dépit de ses outrances ; les autres concèdent que sa hargne et ses invectives ont bien résonné avec l’exaspération des Américains, mais seulement à la manière d’une bande-son dont on apprécie le rythme et la tonalité sans véritablement écouter les paroles. Dans les deux cas, Donald Trump ne serait au fond que le véhicule des frustrations et de la détresse suscitées par une société en crise – même si, une fois ce diagnostic posé, la nature de ladite crise va considérablement varier selon la sensibilité politique de ses interprètes.

À en croire les médias libéraux et la direction du parti démocrate, les États-Unis seraient avant tout en proie à une redoutable polarisation culturelle. Car sur le plan économique, soutiennent les apologistes de l’administration Biden, le bilan est plus que satisfaisant : confronté aux ravages de la pandémie de Covid-19, le président désormais en fin de mandat est successivement parvenu à relancer l’activité, à assurer le plein emploi et même à résorber l’inflation. Les fidèles de la candidate vaincue admettent sans doute qu’une majorité d’Américains tarde à percevoir les effets de cette triple prouesse. Reste qu’à leurs yeux, Kamala Harris doit moins sa défaite à l’inévitable délai entre le retour de la prospérité et son impact sur le pouvoir d’achat qu’à une exploitation éhontée de l’impatience par les protagonistes d’un conflit idéologique mortifère.

Pour les héritiers de la « troisième voie » tracée par Bill Clinton, la redoutable machine à désinformer qu’est devenue le parti Républicain sous l’emprise du culte MAGA trouve les aliments dont elle nourrit sa propagande dans les outrances de la gauche – celle-ci n’est-elle pas à la fois hostile aux forces de l’ordre et favorable à l’écologie punitive, coupable d’étouffer la liberté d’expression en instaurant une censure woke mais aussi de la dévoyer en apportant un soutien objectif aux terroristes du Hamas ?

Les conspirationnistes de droite sont en effet passés maîtres dans l’art de confondre les malheureux démocrates avec les irresponsables qui s’en prennent à la police, aux automobiles, au droit de porter des armes, à la famille traditionnelle, à la liberté de parler et de commercer ou encore à l’indéfectible alliance entre leur pays et Israël. Aussi n’est-il pas surprenant que le parti du juste-milieu ne parvienne pas à faire entendre son raisonnable message.

Dans les cercles que l’on appelle progressistes, et qui se sont retrouvés dans les campagnes pour l’investiture démocrate du sénateur Bernie Sanders en 2016 et 2020, on considère que c’est avant tout d’une crise sociale que souffrent les États-Unis. Car même si les chiffres de la croissance, de l’emploi et même de l’inflation sont bons, pour une part considérable de la population, tant les loyers que le coût de l’accès aux soins et les prix des produits de première nécessité demeurent beaucoup trop élevés. En l’absence des subventions octroyées lorsque l’économie était à l’arrêt mais désormais supprimées, le creusement des inégalités inhérent au néolibéralisme et les faiblesses structurelles de l’État providence étatsunien concourent au basculement dans la pauvreté des classes ouvrières et moyennes déjà précarisées.

Or, pour sa part, accusent les porte-voix de la gauche, la vice-présidente s’est contentée de vanter le statu quo – en ne parlant ni de santé publique, ni de logement, ni des frais d’inscription à l’université mais aussi en entérinant le soutien apporté par son administration à la politique criminelle de Benyamin Netanyahou. Pis encore, la candidate appelée à suppléer un président à bout de souffle s’est permise d’appeler les électeurs aux abois à partager sa joie. L’arrogance et l’aveuglement de l’appareil démocrate – dont les priorités sont largement dictées par les riches donateurs qui financent ses campagnes – seraient donc responsables de la défaite cinglante essuyée par le « ticket » Harris/Waltz. Comme l’a aussitôt déclaré Bernie Sanders, il n’y a pas à s’étonner qu’une formation politique qui néglige sa base populaire se retrouve abandonnée par elle.

L’indifférence de la perdante à la crise sociale a certainement joué un rôle plus important dans la démobilisation des anciens électeurs de Joe Biden que l’implication dans les « guerres culturelles » des militants antiracistes, féministes, écologistes ou propalestiniens. Pour autant, la détermination de la gauche et des libéraux à s’imputer mutuellement la responsabilité de la déroute traduit bien une obstination partagée, sinon à dédouaner les électeurs de Trump, du moins à dénier la profondeur de leur attachement à la lettre et à l’esprit du discours de leur champion.

Comme l’a bien souligné le sociologue Éric Fassin, les carences de la campagne menée par les démocrates expliquent qu’ils aient perdu huit millions de voix par rapport au scrutin précédent. En revanche, elles ne rendent aucunement compte de l’engouement des électeurs républicains pour l’homme qui leur annonce à la fois une épuration sans précédent de la population et la répression féroce des citoyens qui tenteraient de s’y opposer.

Comment expliquer ce déni ? Il y a certes la peur, que le pire advienne et, face à lui, de ne pas avoir le courage de résister. Mais il y a aussi l’illusion tenace que le salut viendra de la défection d’une portion de l’électorat trumpiste.

Dans les semaines qui ont précédé l’élection, les conseillers du futur vainqueur ont vainement tenté de le convaincre qu’il était temps d’infléchir un peu son discours. Les Américains, ont-ils plaidé, veulent qu’on leur parle de leurs difficultés économiques : se borner à agiter la peur des immigrés prédateurs, ou à la coupler avec la menace que le wokisme fait peser sur les valeurs familiales, ne suffira pas à gagner les cœurs et les esprits des gens ordinaires, avant tout préoccupés par leur quotidien. Mais Donald Trump n’a pas seulement ignoré leurs mises en garde : il a moqué l’inquiétude de ses spin doctors au cours de ses meetings et n’a cessé de renchérir dans la virulence raciste, xénophobe et sexiste. Or, loin d’avoir eu à s’en repentir, c’est bien parce qu’il a tenu son cap que le führer orange a recueilli soixante-quinze millions de voix.

Si, au vu des résultats du scrutin, l’équipe de campagne et les cadres du parti Républicain se sont immédiatement rendus à l’évidence, il n’en va pas de même de leurs adversaires. Quelle que soit leur position dans l’espace politique, les réfractaires à la vision du monde portée par le mouvement MAGA s’accrochent à l’idée que la majorité des électeurs de Donald Trump n’adhère pas réellement à son projet d’expulsion des parasites allochtones et de traque des ennemis intérieurs. D’aucuns, on l’a dit, continuent d’invoquer une forme d’égarement – favorisé par l’irresponsabilité de la gauche pour les libéraux, par l’aveuglement des libéraux à la crise sociale pour la gauche – tandis que d’autres se contentent de rapporter le résultat de l’élection à une tendance générale, et internationale, à sortir les sortants.

Comment expliquer cette communion dans le déni ? Il y a certes la peur, bien compréhensible : peur que le pire advienne et, face à lui, de ne pas avoir le courage de résister. Mais il y a aussi l’illusion tenace que le salut viendra de la défection d’une portion de l’électorat trumpiste. Ainsi les modérés s’obstinent-ils à débusquer des indécis – alors même que la circonspection est par excellence le sentiment que Donald Trump n’inspire à personne – tandis que les progressistes veulent encore croire qu’un populisme de gauche priverait le parti Républicain des ouvriers qui lui offrent leurs suffrages – comme si c’était parmi eux que Bernie Sanders avait connu le succès.

En termes de tactique électorale, un pareil acharnement ne lasse pas d’étonner. Au lieu de poursuivre des recrues chimériques – conservateurs hésitants ou progressistes qui s’ignorent – n’aurait-il pas été plus judicieux de construire une plateforme susceptible de rassembler toutes celles et tous ceux qui avaient accordé leur confiance au candidat Démocrate en 2020 ? Joe Biden, il faut le rappeler, avait obtenu le suffrage de quatre-vingt-un millions d’Américaines et d’Américains, soit six millions de plus que Donald Trump en 2024. Or, nul ne peut douter que les cohortes qui ont manqué à Kamala Harris se sont abstenues de voter : la polarisation de la société étatsunienne dont les médias nous rebattent les oreilles n’exclut-elle pas la possibilité d’un transfert substantiel de voix entre démocrates et républicains ?

Reste alors à comprendre pourquoi les opposants à la clique monstrueuse qui s’apprête à exercer le pouvoir se sont non seulement fourvoyés dans le choix de leurs cibles mais, à en juger par les leçons qu’ils tirent de la débâcle, persistent à gager l’avenir sur le retournement d’électeurs inexistants. La réponse à cette question, suggérera-t-on, réside dans la notion de confort, dont il faut en outre distinguer deux modalités – l’une qui s’applique aux élites libérales, l’autre aux fédérateurs putatifs de la gauche.

Chez les démocrates qui se sont reconnus dans les orientations de la vice-présidente, l’aveuglement volontaire dont sont empreints les commentaires post-électoraux est avant tout affaire de confort matériel. Qu’ils y aient contribué par leurs conseils, leur argent ou leurs éditoriaux, les artisans de la défaite essuyée par Kamala Harris partagent en effet l’assurance d’être personnellement peu affectés par les politiques de la future administration Trump. Pour autant qu’ils se bornent à pester dans leurs salons contre les mauvaises manières du président, ou même à publier quelques tribunes hostiles à l’extrémisme des républicains, ils savent bien qu’ils ne risquent pas grand-chose, sinon de payer moins d’impôts sur les plus-values de leurs portefeuilles.

En revanche, proposer des mesures susceptibles de conjurer le creusement des inégalités – de l’instauration d’un véritable régime d’assurance maladie universelle à la restauration de la gratuité des inscriptions dans les universités publiques, du plafonnement des loyers et des prix au renforcement de la taxation du capital – c’est à la fois renoncer à quatre décennies de privilèges, faire fuir les mécènes qui abondent les caisses de campagnes et s’exposer à l’ire des investisseurs qui contrôlent les médias réputés libéraux. Aussi n’est-il pas étonnant que dans l’entourage du Democratic National Committee (Conseil national démocrate), on préfère courtiser les fantômes qui répondent au nom de swing voters et fustiger les exigences censément déraisonnables de la gauche que se donner les moyens de l’emporter sur les républicains.

Du côté des progressistes, la préférence pour les êtres imaginaires – en l’occurrence, les cousins d’Amérique des « fâchés pas fachos » hexagonaux – renvoie plutôt à une question de confort intellectuel. Prise de cours et longtemps désorientée par la « révolution conservatrice » des années 1980, la gauche étatsunienne s’est peu à peu réarmée, d’abord intellectuellement, en prenant la mesure du néolibéralisme et de ses implications – dans la gestion des entreprises, le rôle du gouvernement et même les horizons d’attentes des individus – et ensuite politiquement, en ramenant le problème des inégalités structurelles au premier plan et même en légitimant les doutes sur la compatibilité du capitalisme avec la démocratie et la lutte contre le changement climatique.

Adaptée à la dénonciation des traités de libre-échange, de la déréglementation des flux financiers et des expéditions impérialistes, la critique progressiste a gagné en influence à partir du krach de 2008 et de la Grande récession qu’il a provoquée. Sa crédibilité a alors bénéficié des déboires qu’a rencontrés le type de mondialisation diversement promu mais concurremment assumé par les présidents républicains et démocrates jusqu’à 2016. En revanche, ses promoteurs se sont trouvés embarrassés, sinon dans leur détermination à lutter contre la première administration Trump, du moins dans la manière de l’appréhender.

S’agissait-il de considérer le succès du label MAGA comme une simple ruse de la raison néolibérale – puisque la fiscalité régressive et la libre circulation des capitaux demeuraient plus que jamais de mise ? Devait-on au contraire s’appuyer sur le protectionnisme et l’isolationnisme affectés par le quarante-cinquième président pour rapporter sa popularité à un rejet, certes mal dirigé, de cette même rationalité – auquel cas l’enjeu consistait à convertir le populisme de droite en populisme de gauche ? Ou fallait-il se résoudre à associer la victoire de Donald Trump aux prémices d’une nouvelle forme de fascisme ?

Grâce à l’impréparation de la nouvelle administration, l’examen de cette dernière éventualité a pu être reporté : la gauche s’est donc contentée de souligner les continuités entre les politiques menées par l’élu de 2016 et ses prédécesseurs et, forte de cette démonstration, d’expliquer à la composante ouvrière de l’électorat républicain que le milliardaire qu’elle avait porté au pouvoir n’était pas l’homme qui mettrait fin à l’exploitation des travailleurs.

En dépit du faisceau d’indices qui signale que le second mandat de Donald Trump sera d’une tout autre facture que le premier, les progressistes demeurent trop attachés à leur grille de lecture pour s’interroger à nouveaux frais sur les ressorts de l’attractivité du trumpisme. Aussi choisissent-ils de faire l’impasse sur l’enthousiasme que les menaces proférées par le prochain chef de l’État suscitent chez presque tous ses partisans – 88 % d’entre eux, selon un sondage mené par Pew Research en septembre 2024, sont en faveur des déportations massives annoncées au cours de la campagne – pour réserver leur vindicte aux démocrates dont l’implication dans la reproduction des inégalités a rouvert la voie au démagogue vaincu quatre ans plus tôt.

Les opposants à Donald Trump sauront-ils sortir de leurs zones de confort – matériel pour les uns, intellectuel pour les autres ? Libéraux et progressistes prendront-ils conscience qu’ils ne disposent d’aucune armée de réserve égarée dans les rangs de MAGA et qu’il leur incombe de réviser leurs priorités en conséquence ? Pour l’heure, les récriminations réciproques qui leur tiennent lieu de stratégie n’invitent guère à l’optimisme. À force de vociférer contre une partie de leur camp, certains ne semblent déjà plus très loin d’offrir leurs services aux nouveaux maîtres du pays – lesquels, on le sait, n’aiment rien tant que les transfuges disposés à se répandre sur le dévoiement de la gauche ou la corruption des élites.

On ne saurait pourtant surestimer l’importance que revêt la constitution d’un front démocratique – le qualifier de républicain prêterait à confusion – capable de rassembler tous les réfractaires au régime qu’imposera le vainqueur de l’élection présidentielle. Reste que pour y parvenir, il importe de ne pas se tromper de cibles en déniant l’adhésion de soixante-quinze millions d’Américains au programme de nettoyage ethnique et culturel qui leur est proposé. Comme l’atteste le bilan du premier mandat de Donald Trump, même l’absence de résultats concrets n’entame aucunement les gratifications offertes par l’imaginaire phobique dont MAGA est le nom, puisqu’il est toujours possible d’attribuer des chiffres décevants à une sous-estimation du nombre et de la nocivité des parasites allogènes et des ennemis intérieurs.

Sans doute objectera-t-on que nul ne naît trumpiste et que si d’aucuns le deviennent, ils peuvent aussi cesser de l’être. Il est toutefois douteux que la conjugaison entre les succès remportés par leur guide et l’empathie dont les gratifient ses adversaires concourent à détourner les convertis de la voie où ils sont engagés. Autrement dit, Donald Trump doit être vaincu – par tous les moyens nécessaires serait-on tenté d’ajouter – avant et, dans le meilleur des cas afin, que ses électeurs ne puissent être convaincus de changer de cap. Inverser l’ordre des tâches à accomplir, c’est s’exposer à prolonger indéfiniment le cauchemar qui a débuté dans la nuit du cinq au six novembre 2024.


Michel Feher

Philosophe, Fondateur de Zone Books