L’amour selon le HCERES
Décidément, les caciques du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche (ESR) ont une dent contre l’amour. Le 14 février 2021, Frédérique Vidal, précurseure de la nouvelle administration trumpienne, lançait l’idée d’une commission sur l’« islamo-gauchisme », qui gangrénait, selon elle, l’université. La commission a fait pschitt, mais l’idée est là, tenace et vivace, prête à être redéployée à tout moment.

Le 14 février 2025, en ouvrant ma messagerie professionnelle, je reçois un message de notre directeur d’unité de formation et de recherche (UFR) nous informant de la tombée (très en retard évidemment) des évaluations des « formations de la vague E » par l’HCERES.
Vague E, HCERES késako ?
J’y viens, mais avant cela, quelques éléments de contexte pour évoquer mon état d’esprit en cette Saint-Valentin. J’ai le privilège d’être coresponsable d’une formation, le master de création littéraire de l’université Paris 8, que tout le monde semble aimer : les étudiant·es, qui veulent y entrer en masse, les maisons d’édition, qui veulent publier celles et ceux qui en sortent, les institutions culturelles, qui veulent nous accueillir, nos collègues des autres départements, qui reçoivent nos étudiant·es en cours libre, les formations similaires, à l’étranger, avec qui nous avons des partenariats, la direction de l’université, la presse et les médias, qui multiplient les papiers sur cette « école d’écrivain·es ». Moi aussi, je l’aime beaucoup : je n’étais donc qu’amour en ce 14 février. Je me préparais à recevoir quelques fleurs institutionnelles, lorsqu’arrivé au recto de l’évaluation, je lis, stupéfait, l’avis émis par le comité pour future accréditation : défavorable !
Surpris, mais pas encore abattu, je remonte dans le rapport et tout dans son contenu est non seulement favorable, mais même laudatif. Bien sûr, il est mentionné que « la formation ne comporte pas d’expérience en milieu professionnel obligatoire dans sa maquette » et que « l’internationalisation n’est pas une de ses priorités majeures ». Mais comme il n’a jamais été question, lors de l’accréditation précédente, d’imposer de professionnalisation obligatoire à nos diplômes, que notre taux d’insertion est excellent, et qu’il y a des raisons objectives qui amènent des étudiant·es en création littéraire en langue française à préférer rester en France, le reste n’est que concert de louanges. Et pourtant la conclusion dans son intégralité dit : « Avis en vue de l’accréditation – Défavorable – Une absence d’expérience en milieu professionnel obligatoire. »
Abasourdi, le temps de réagir, les messages pleuvent sur mon écran, car à l’échelle de mon université, située à Saint-Denis (93), c’est un massacre : la majeure partie des licences et des masters ont reçu des avis défavorables et les avis favorables semblent tout aussi insincères ou mal fondés. Quelques coups de fil, quelques messages, et on apprend que c’est toute la vague E de l’évaluation qui s’est faite démonter.
La vague E, l’HCERES késako disions-nous. L’HCERES a tout du machin, ou du bidule.
« Le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES), nous dit son site, est l’autorité publique indépendante chargée d’évaluer l’ensemble des structures de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR), ou de valider les procédures d’évaluations conduites par d’autres instances». Évaluer l’ensemble des structures de l’ESR, rien que ça ! Même si rien ne prouve que les choses dysfonctionnaient avant son existence, soyons magnanime, faisons-nous l’avocat du diable et posons une question contre-intuitive : et pourquoi pas le HCERES ?
Si l’on s’arrête aux formations, soit la partie ES de l’ESR, l’État français, et c’est heureux, a mis un verrou sur les diplômes d’État : licence, master, doctorat. Trésor public. Chasse gardée. No trespassing. Seules les universités publiques sont autorisées à les délivrer. Et tant que ce verrou tient, il empêche les organismes privés et/ou étrangers (c’est un « marché » que regardent avec avidité les universités états-uniennes notamment) de dispenser ces diplômes et les condamnent à des succédanés : des bachelors, des mastères, des MBA, par exemple, Canada Dry de « vrais » diplômes. Un trésor public ça s’entretient, ça se bichonne, donc pourquoi pas garder toujours un œil dessus ?
Fallait-il pour cela, mais aussi pour contrôler les établissements et les unités de recherche, une « autorité publique indépendante », dont à peu près tout le monde critique les missions, l’autorité, le fonctionnement et surtout l’indépendance ? Dernièrement, l’audition de la nouvelle présidente de l’HCERES à l’Assemblée nationale et au Sénat a eu lieu. Presque tous les partis ont émis des doutes sur l’efficacité du haut comité lui-même, mais comme rien ne s’opposait à sa nomination, elle a été confirmée.
Madame Chevallier succèdera donc à Messieurs Cosnard et Coulhon. La candidature de celui-ci paraissait tellement indépendante, après avoir lui-même suggéré son nom au président de la République Emmanuel Macron, qui l’a nommé lorsqu’il était son conseiller éducation, enseignement supérieur, recherche et innovation, que sa nomination a donné lieu à une contestation en justice et à une vacance de poste pendant un an. Je ne sais pas si son salaire avait été revalorisé, mais celui de Monsieur Cosnard était en 2019 de 157 473 euros bruts/an. Monsieur Coulhon était du reste si neutre et si indépendant qu’il a participé, en toute indépendance et en toute neutralité, on le suppose, mais tout de même en tant que président du HCERES, au colloque « Après la déconstruction » qui réalisait le vœu inabouti de chasse aux sorcières de Frédérique Vidal. Mais je m’égare, ou peut-être pas du tout, peut-être que tout résonne, et tout résonne avec ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique : chasse aux sorcières, évaluations insincères, destruction.
Si tout le monde aime le master de création littéraire ; pour être honnête, pas grand monde ne semble aimer le HCERES, même pas les partis politiques de droite, si l’on en croit l’audition de Madame Chevallier, à part celleux qui y travaillent et celleux qui nomment celleux qui y travaillent. Même la Cour des comptes ne trouve pas de mots assez durs pour décrire cette infernale et si coûteuse machine bureaucratique, qui ensevelit tout simplement les enseignant·es-chercheur·es et les administratif·ves dans un interminable mouvement d’évaluation qui, au fond, ne produit rien, si ce n’est cette domestication et cette disciplinarisation.
Tout laisse à penser que le HCERES fait exactement ce pour quoi il a été imaginé : une reconfiguration radicale de l’ESR, où l’on distingue le bon grain de l’excellence de l’ivraie du populaire.
On sort d’une évaluation d’unité de recherche (UR) pour entrer dans une évaluation de diplôme, puis, pour entrer dans une évaluation d’École Doctorale (ED), voire d’établissement. Les règles du jeu changent sans arrêt, les fichiers à remplir deviennent de plus en plus cruels, les évaluateurices appliquent au passé les critères de l’avenir. Une folie pure et dure, à laquelle la Cour des comptes préconisait de mettre un terme ; mais elle le faisait selon ses propres critères, en objectivant des données relatives à l’efficacité de l’action publique, alors que tout laisse à penser que le HCERES fait exactement ce pour quoi il a été imaginé : une reconfiguration radicale de l’ESR, où l’on distingue le bon grain de l’excellence de l’ivraie du populaire.
Peut-être est-ce un effet de l’ambiance générale (et de l’exemple états-unien du DOGE), qui consiste à ne plus vraiment se cacher quand on veut tout détruire : le HCERES procède par vagues signifiantes. La machinerie bureaucratique est tellement lourde qu’il est impossible de procéder simultanément à l’évaluation de toutes les universités. Mon université est dans la vague E, la dernière, celle qu’on aurait presque oubliée, alors que l’habilitation a commencé cinq ans plus tôt. Elle vient après Paris intramuros, qui, bien sûr, a sa propre vague.
« La vague E comprend les établissements des régions Ile-de-France (hors Paris), Hauts-de-France et Outre-Mer (La Réunion, Mayotte) ». La vague E, c’est un peu la vague des indiens dans l’imaginaire des cow-boys : une réserve où on parque les indésirables ; mais une réserve où on pourra piocher la main d’œuvre des professions intermédiaires dans des bassins de population donnés. C’est simple, c’est dans la vague E, de Roubaix à Saint-Benoît (La Réunion), d’Aubervilliers à Creil, que se trouvent la majorité des communes les plus pauvres de France (18 sur 20, selon le classement de l’Observatoire des inégalités). Et on le sait, on le voit, à l’heure actuelle, aucun pays n’est tendre avec ses pauvres.
On conseille néanmoins aux universités publiques du Quartier latin de rester sur leurs gardes, car, pour paraphraser Frantz Fanon, « quand vous entendez dire du mal de Paris 8, dressez l’oreille, on parle de vous ».
La vague E, ça a donc été un massacre. Tout était bon pour y parvenir, et surtout la destruction du sens même de ce qu’on énonce : trop de professionnalisation, pas assez de professionnalisation, pas assez de titulaires, trop de titulaires, pas de blocs de compétences alors que la notion n’existait pas encore ; pas de suivi des diplômés quand on n’a aucun service pour le faire. Le message est clair. Il y a des choses qui ne sont pas faites pour les pauvres : la philosophie par exemple, ou toutes ces matières généralistes, dont on n’a pas plus besoin pour les professions intermédiaires. Si vous êtes extrêmement reconnus en ce que vous faites, comme bien des départements de philosophie, à Nanterre ou à Saint-Denis, pour ceux que je connais, ou alors comme notre master en création littéraire, on vous dit tout de même non, même si le rapport est élogieux. Ça n’a sûrement rien à faire, à Saint-Denis ! « Vous ne voudriez pas déménager dans le Quartier latin plutôt ? », semble-t-on nous dire. On conseille néanmoins aux universités publiques du Quartier latin de rester sur leurs gardes, car, pour paraphraser Frantz Fanon, « quand vous entendez dire du mal de Paris 8, dressez l’oreille, on parle de vous[1] ».
Le HCERES ne se contente pas de nous trouver nuls et de nous le dire : il veut qu’on réponde. Pour réponse, il veut une fiche projet, pour qu’on lui dise comme on est nuls et pauvres, et à quel point on n’a pas besoin de tout ça. Il aimerait qu’on lui dise merci, et qu’on s’amende, qu’on reconnaisse qu’on n’a pas besoin de philo ou de création littéraire mais de compétences à mobiliser. Il nous convoque même le 27 mai, dans un bureau qui pourrait être ovale, qui sait, pour qu’on s’excuse et qu’on lui dise merci, pour espérer qu’il continue à nous soutenir, et qu’on puisse avoir encore accès aux financements.
Et cette fiche projet qu’il nous demande, elle n’est peut-être pas aussi horrible que le fichier Excel humiliant qu’on a dû remplir pendant des semaines en nous abîmant les yeux, et le dos, et les doigts, et l’âme, mais quand même elle nous demande de reprendre le travail ; et peut-être, peut-être, s’il n’est pas trop en colère, si on a su s’amender, peut-être le HCERES reviendra sur sa décision.
Au fond, le HCERES c’est exactement comme un mari toxique. Il nous contraint en permanence à exécuter des tâches dégradantes, toutes plus absurdes les unes que les autres, simplement pour assoir son autorité, rappeler qui est le maître. Quel que soit le degré de perfection avec lequel nous lui répondons, il nous dit de recommencer différemment, parce qu’on est trop nul·le ! Oui, le HCERES, c’est un mari toxique qu’on n’a même pas choisi : autour de nous, nos amis, notre famille, tout le monde le déteste, tout le monde voit qu’il nous fait du mal et nous encourage à le quitter, même si on a l’impression d’être tellement engagé·e avec lui que ça nous semble impossible. Comment désormais vivre sans lui ? Sans l’exercice de son pouvoir et de ses menaces ?
Il vaut mieux écouter les gens qui nous aiment vraiment pour ce qu’on est. Iels nous rassurent : le HCERES, ce n’est pas grand-chose, ce n’est que du vide, habillé en maître, il faut commencer à le débrancher en vous, puis demander au ministère qu’il acte le divorce. Il vous faut dire, nous conseillent les gens qui nous aiment vraiment : « Nous, universités, toutes ensemble, nous demandons à divorcer de ce mari toxique qu’est le HCERES. Nous avons été patient·es, nous lui avons donné sa chance, mais plus rien ne l’arrête, il est toujours plus abusif et toxique. Alors, ensemble, nous n’avons pas d’autre choix que de demander le divorce ».