Make Empathy Great Again : la contestation aux États-Unis
Le 4 mars 2025, le président des États-Unis a annoncé via le réseau Truth Social qu’il bloquerait les subsides fédéraux des universités qui autoriseraient des « manifestations illégales » — précisant que les participants seraient arrêtés, exclus de leurs institutions et, le cas échéant, déportés dans leurs pays d’origine.

La mesure, parfaitement illégale, viole le principe de « liberté d’expression » dont J. D. Vance et Elon Musk ne cessent de se réclamer pourvu qu’elle corresponde à leur axiologie réactionnaire. Elle entend en premier lieu cibler les rassemblements similaires à ceux qui ont animé les campus l’an dernier en soutien au peuple palestinien. Mais le fait est surtout que les manifestations opposées au président et à ses actions commencent à prendre de l’ampleur. En Europe, la presse est submergée à la fois par la brutalité des décisions présidentielles et par la multiplication de provocations destinées à capter l’attention (entre saluts fascistes et exhibition de tronçonneuse) ; en donnant peu de place à ces formes d’opposition, elle entretient malgré elle l’illusion d’une adhésion massive des citoyens américains à ce qui est en train de se jouer.
Le 3 février, des dizaines de magasins et restaurants tenus par des personnes n’ayant pas la nationalité américaine ont fermé leurs portes, dans les États de Floride, Ohio, Oklahoma, Californie et Washington, à l’occasion d’une campagne intitulée « A Day Without Immigrants » pour mettre en lumière le rôle crucial de ces derniers dans l’économie et l’accès aux services. Le 5 février, dans le cadre du mouvement #50501 (50 protestations dans 50 États en un seul jour), on a pu voir devant les capitoles des différents États des rassemblements visant les déportations massives annoncées par l’administration Trump, la répression de l’immigration, l’abrogation des politiques « DEI » (diversité-équité-inclusion) entraînant licenciements et ruptures de financements, mais aussi le recul des droits des personnes trans — prélude à une attaque contre ceux, déjà largement fragilisés, des autres membres de la communauté LGBTQ et des femmes. Devant le capitole du Colorado, à Denver, le drapeau mexicain était brandi par les manifestants, aux côtés de pancartes invitant à « construire des ponts plutôt que des murs » (« Build bridges not wall ») et à « lutter contre l’ignorance plutôt que contre l’immigration » (« Fight ignorance not immigrants »), tout en rappelant que « personne n’est illégal sur une terre volée » (« No one is illegal on stolen land ») — ces deux derniers slogans, repris massivement depuis plusieurs semaines, semblent par ailleurs s’imposer comme des devises fédératrices de ces mouvements de contestation.
Le 17 février, à l’occasion du Presidents’ Day, des marches avaient lieu dans plusieurs grandes villes et capitales, qui subvertissaient le jour férié en le transformant en « Not My President Day » (voire en « No Kings Day »). De la Floride à l’Alaska, il est frappant de constater à quel point le motif de l’attention aux autres est présent sur les banderoles et pancartes — ainsi de la formule « Make Empathy Great Again », détournant le slogan présidentiel, ou de la présence de pancartes « Love Wins » aux côtés du drapeau LGBTQIA, désormais tenu pour un symbole de haine dans certains États. Frappant, aussi, de constater, sur les photographies d’ensemble de ces manifestations, le nombre de pancartes brandies, témoignant, d’une part, d’une spectacularisation des mouvements sociaux et, d’autre part, d’un besoin de s’impliquer comme individu et de faire valoir sa parole singulière dans une dynamique collective.
Le vendredi 7 mars, le mouvement Stand Up for Science a émergé, en réaction à la censure présidentielle (qui s’exerce, notamment, par l’interdiction de thématiques de recherche et de l’usage de certains termes dans les programmes financés par la National Science Foundation) et aux coupes budgétaires inouïes. En plus de la manifestation principale, à Washington, il s’est déployé dans la plupart des États américains, en France, en Suisse, en Autriche ou en Norvège. Aux côtés de parodies du slogan trumpiste (« Make America Think Again » ou « Make America Smart Again »), on a pu y apercevoir des conseils ironiques (« Think While It’s Still Legal ») et de nombreuses formules blaguesques (« No Science, No Beer »), parmi lesquelles certaines sont déjà virales (« Girls Just Wanna Have Funding For Scientific Research », détournement de la chanson de Cindy Lauper déjà présent depuis longtemps sur des produits dérivés en tout genre). Certains ont émergé sur les réseaux sociaux, comme les nombreux dessins de Beaker, l’assistant malheureux du Docteur Honeydew dans The Muppet Show, accompagné de la formule « This is the only orange Muppet I trust to tell me about science » — qu’on a même pu croiser en version française lors de la manifestation parisienne.
Ces exemples sont emblématiques de la nécessité de laisser de la place, au sein des mouvements contestataires, à des formules autres que vindicatives : ce qu’on y lit, ce sont des propositions transformatrices visant à concrétiser ce qui est de l’ordre de l’utopie désirable, des témoignages de solidarité et d’enthousiasme, mais aussi des espaces dévolus au rire. De façon purement stratégique, la dynamique même d’un mouvement d’opposition ne peut que ralentir si elle se vit seulement dans l’affliction, si elle n’est pas portée par une joie militante, comme l’ont montré plusieurs théoriciens de l’activisme tels que Ken Knabb, Nick Montgomery et Carla Bergman.
Depuis le 15 février, à l’initiative de la sociologue Joan Donovan (Université de Boston) et de l’acteur Alex Winter, des sittings prennent place devant les points de vente de Tesla et se fédèrent sous le mouvement #teslatakedown. Les manifestants y dénoncent les « Swasticars », ciblent « Felon » (en rappelant que personne n’a voté pour lui) et affirment que « This Musk Stop ». À Brooklyn, le 1er mars, on a pu voir une jeune femme brandir une pancarte figurant un meme circulant depuis une quinzaine d’années et représentant un shiba dubitatif, ici entouré par les motifs de son incompréhension (« Fake agency », « Very data breach », « Unelected », « Much illegal », « Such treasury », « Very coup »). La reprise du meme en question n’est pas innocente : sur les réseaux sociaux, celui-ci est connu sous le nom de « doge » (variation argotique du mot dog) ; c’est précisément en référence à celui-ci que Musk a nommé son simili-ministère du Département de l’efficacité gouvernementale (Department of Government Efficiency, DOGE). La réappropriation de l’objet permet de retourner contre lui la posture trollesque de Musk, qui était ravi de créer un instrument d’État en le baptisant d’un acronyme renvoyant à la culture internet — geste cynique adoptant une ironie désinvolte pour dissimuler la violence de l’institution (le Département étant déjà responsable de milliers de licenciements arbitraires) ou, plus justement, pour assumer que cette violence s’exerce avec amusement.
Au-delà de la reprise ciblée de ce meme, cette pancarte subvertit plus largement le mode d’expression favori du patron de X, qui s’exprime depuis des mois à coups de blagues complices pour initiés à l’alt-right — comme le fait d’utiliser le personnage de Pepe the Frog comme avatar, de faire allusion à des devises suprémacistes ou de désigner les opposants à la politique trumpiste comme des NPC, c’est-à-dire « non-player character » (personnages de jeux vidéo que le joueur ne peut pas incarner, figurants avec lesquels il peut interagir ou non, mais qui passent au second plan, ne participent pas à l’aventure : on voit bien comment cette stratégie lexicale humiliante et déshumanisante rappelle celles déployées par la LTI analysée par Victor Klemperer).
Même quand elles sont récupérées par les bullies et s’imposent comme une pratique hégémonique, les formes d’expression ironiques peuvent être renversées contre eux.
Le mode de communication de Musk est désormais adopté par les plus hautes instances du pouvoir, comme en témoignent, parmi de nombreuses occurrences, le fait que les comptes officiels de la Maison Blanche et du président aient pu relayer une vidéo de déportation en la désignant comme de l’« ASMR » (enregistrements sonores censés produire de la satisfaction, comme des bruits de vague ou des chuchotements) ou une vidéo satirique générée par IA imaginant la transformation de Gaza en Riviera. Retourner l’usage cynique de la « culture LOL » revient à prendre Musk au piège sur son terrain favori et démontre que, même quand elles sont récupérées par les bullies et s’imposent comme une pratique hégémonique, les formes d’expression ironiques peuvent être renversées contre eux.
À San Francisco, en réaction à l’un des premiers rassemblements #teslatakedown, le 15 février, on a vu apparaître un mot, imprimé sur une page A4, à la fenêtre des bureaux d’un concessionnaire : « We hate him too ». À la fois discret et, depuis lors, très visible (il a fait le tour des réseaux sociaux), ce petit signe témoigne de la violence qui s’exerce. Il dit : « nous aussi on le déteste et on sait tous de qui on parle, donc pas besoin de le nommer » (inutile, en effet, de prendre ce risque supplémentaire ; le seul affichage de ce message risque de valoir à tout le personnel de la boîte d’être licencié). Mais aussi : « nous aussi on le déteste, mais on est bien obligés d’aller travailler, on ne sait pas ce que le sort nous réserve ». Paradoxalement, dans cette haine déclarée par des employés à leur patron, c’est surtout une forme d’adhésion qui s’affirme — dans L’Espèce humaine, Robert Antelme expliquait que les marques de soutien les plus importantes, celles qui permettent de tenir, sont celles produites par ceux qui, embarqués dans la machine dévastatrice, cherchent à montrer qu’ils ne la cautionnent pas (ainsi de la poignée de main d’un kapo à un détenu).
Le mouvement #teslatakedown s’étend désormais en Europe, accompagné d’interventions plus ou moins radicales : dans le tube londonien et sur des abribus, on observe des détournements d’affiches publicitaires montrant que la courbe de la valeur boursière de Tesla suit le mouvement inverse du salut fasciste effectué par Musk lors de l’investiture du 20 janvier ; à Toulouse, douze véhicules de la marque ont été incendiés durant la nuit du 2 au 3 mars. Après que certains propriétaires de voitures de la marque ont opté pour de timides autocollants leur permettant de se dédouaner (du type : « I bought this before Elon went crazy »), d’autres commencent à se séparer de leur véhicule et postent sur leurs réseaux sociaux le film de la dépanneuse venue l’emporter ; partout, de grandes campagnes de boycott s’organisent — à tel point que, pour tenter de contrer celles-ci, le président américain s’est autorisé une campagne de publicité pour la marque, le mardi 11 mars, à la Maison Blanche. Le 29 mars, les organisateurs de #teslatakedown appellent à une mobilisation internationale devant tous les concessionnaires de la marque.
Ces rassemblements, pancartes et banderoles peuvent sembler dérisoires en regard des avanies et brutalités que s’autorisent le président et son équipe, mais ils sont révélateurs de la mise en place d’un mouvement d’opposition, qui fait suite à la sidération provoquée par la violence de ce début de deuxième mandat. Les différentes manifestations sont accompagnées par des sites et plateformes qui en exposent les motifs, tissent des liens entre les actions, proposent parfois des brochures ou tracts à imprimer, et donnent évidemment les informations pratiques (en renvoyant souvent à des comptes Bluesky). Le 5 avril, une grande manifestation « Hands off ! » (« Bas les pattes ! ») est prévue dans les rues de Washington et des actions sont programmées dans la majorité des états.
Dans son essai Twitter and Tear Gas, Zeynep Tufekci souligne l’intérêt des réseaux sociaux dans la constitution des mouvements d’opposition progressistes, mais aussi leurs limites, en rappelant que ceux-ci devraient surtout veiller au développement en leur sein de structures solides, cohérentes et repérables qui, seules, permettent de dépasser le stade de l’indignation. La sociologue pointe aussi un certain plafond de verre (selon ses mots, un « tactical freeze ») auquel sont confrontés les mouvements contestataires (en particulier, ceux occupant des espaces), rapidement touchés par les divergences internes et transformant souvent la performance en finalité. À chaque rallye, on observe aussi des électeurs de Trump déçus brandir des pancartes « I did not vote for this » ; ce sont des saillances qui retiennent l’attention, elles sont minoritaires, mais elles comptent.
Il est évidemment difficile de prédire ce que produiront les manifestations qui se déploient ces jours-ci : parviendront-elles à rassembler largement ? Comment seront-elles réprimées ? À l’heure actuelle, il semble important de documenter les bouleversements impliqués par le pouvoir politique états-unien, mais aussi de ne pas laisser croire qu’il s’exerce en ne suscitant qu’adhésion ou indifférence. Sur le sol américain, des millions de personnes inventent actuellement des moyens de résister (y compris – et peut-être en premier lieu – dans l’usage d’une langue ; comme l’écrivait Stéphane Zweig dans Le Monde d’hier, « nous étions coupables, nous aussi, si nous ne leur opposions pas notre propre parole »), et rappellent la nécessité de se réunir, d’échanger, de se soutenir et, en cela, de rompre l’impression de solitude et d’impuissance que cherchent à produire les régimes totalitaires.