Le deux visages du radicalisme de droite en Allemagne
La récente actualité allemande est venue nous rappeler que les démocraties européennes doivent faire face à deux expressions du radicalisme de droite. D’une part, des mouvements non-partisans qui n’ont pas pour objectif d’obtenir de mandats électoraux mais qui présentent une propension importante à la violence comme l’a montré l’attentat dans la ville de Halle ou au printemps dernier le meurtre du chrétien-démocrate Walter Lübcke commis par des militants ou sympathisants néo-nazis. D’autre part, la percée du parti radical de droite Alternative für Deutschland (AfD) qui accepte les procédures démocratiques et connait des résultats électoraux lui permettant d’être représenté dans les parlements fédéraux et régionaux mais qui est toujours perçu par une majorité de la population comme dangereux pour la démocratie (en 2019, 78% des Allemands estiment ainsi que l’AfD représente un danger pour la démocratie allemande).
Ces mouvements, qui présentent des degrés de radicalité divers, appartiennent à une famille politique, la droite radicale, unie par un socle idéologique reposant sur une conception ethnocentriste de la nation articulée à une critique de la démocratie libérale, et sur l’approbation de politiques autoritaires conduites par un chef. Partant, nous sommes invités à nous interroger sur les moyens dont disposent les gouvernements afin de répondre de manière différenciée à ce phénomène.
La violence de l’extrême droite
Comme je le présentais dans une récente tribune, le radicalisme de droite en Allemagne se caractérise par l’importance historique des mouvements extrémistes violents et non-partisans qui sont aujourd’hui estimés à 24 000 personnes dont 12 700 avec un potentiel violent ; parmi eux, près de 500 activistes sont activement recherchés par la police. Par contraste, cette sous-culture d’extrême droite est évaluée en France à 3000 membres environ.
Le lecteur pourra s’étonner de la précision des chiffres nous venant d’Allemagne. Pour l’expliquer, il faut préciser que l’État allemand s’est, depuis 1949, muni d’une politique publique visant à lutter contre l’extrémisme politique considéré comme dangereux pour l’ordre démocratique. Dans ce cadre a notamment été développé un système statistique dénombrant le nombre d’extrémistes de droite ainsi que le nombre de délits et de crimes commis chaque année au nom de cette idéologie. Par ailleurs, les services de renseignement intérieur produisent un rapport annuel identifiant les mouvements considérés comme extrémistes qui fait l’objet de discussions fournies au Bundestag comme dans la presse allemande.
Jusqu’au début des années 1990, la politique publique contre l’extrémisme ciblait principalement l’extrémisme de gauche. L’éruption de violences d’extrême droite qui a touché l’Allemagne après la réunification a révélé les difficultés des acteurs étatiques à identifier et à endiguer un phénomène jusque-là largement ignoré. Ces difficultés étaient d’autant plus marquées dans l’est de l’Allemagne que la population s’émancipait de quatre décennies d’un régime autoritaire et devait faire face à un affaiblissement de ses institutions, à un bouleversement culturel provoqué par la disparition de la RDA et à un changement radical de ses structures économiques.
Pourtant, partout en Allemagne, des initiatives contre la violence extrémiste ont émergé au cours des années 1990 et se perpétuent jusqu’à ce jour. Celles-ci ont finalement été soutenues par l’exécutif qui délègue désormais depuis deux décennies la tache de la prévention contre le radicalisme de droite à ces initiatives non-gouvernementales. Depuis le début des années 2000, l’État allemand investit largement dans des projets de prévention conçus et mis en œuvre par des associations de la société civile qui adoptent des formats variés : travail politique, projets culturels, appui aux acteurs locaux pour faire face à des mouvements extrémistes, travail social, accompagnement dans le désengagement…
Les dernières violences commises par l’extrême droite ont fait resurgir dans le débat allemand le traumatisme qu’ont constitué pour de nombreux Allemands les années 1990 dans différents Länder. Depuis plusieurs semaines, le mot clé Baseballschlaegerjahre (les années batte de base-ball) se répand en effet sur le Twitter allemand : il rend visible des récits relatant l’expérience de victimes de l’extrémisme de droite et de la violence de ses militants. L’ensemble de ces témoignages, largement relayés dans la presse allemande, relatent des agressions physiques ou des intimidations et montrent comment des espaces urbains et ruraux ont été et demeurent parfois dominés par des militants et sympathisants d’extrême droite. À cet égard, il faut rappeler que les associations allemandes dénombrent aujourd’hui au moins 169 victimes de l’extrême droite depuis 1990.
Ce nouveau type de libération de la parole, en plus d’éclairer une face sombre du quotidien de nombreux Allemands peu après la réunification, permet de mettre en avant le manque de réponses des acteurs étatiques d’alors – des policiers jusqu’aux enseignants. Ces récits rappellent par ailleurs que ces décennies ont marqué le développement d’une culture radicale de droite, souvent violente, qui subsiste. En ce sens, le mouvement civique observé actuellement vise à nouveau à pousser la société allemande, et avec elle ses élus, à réellement travailler sur ce qu’ont représenté les années 1990 pour l’ancrage de structures extrémistes dans de nombreux territoires. Dans un pays marqué par le travail, dans les décennies d’après-guerre, de gestion du passé (Vergangenheitsbewältigung), l’objectif politique de cette mobilisation est précisément de revendiquer un soutien plus massif à la prévention de l’idéologie radicale de droite.
La promesse faite par le gouvernement suite à l’attentat de Halle, d’engager un minimum de 115 millions d’euros par an pour la lutte contre l’extrémisme de droite, ne satisfait pas les associations qui réclament des investissements atteignant le milliard d’euros. Enfin, le gouvernement s’est engagé sur une série de mesures répressives, allant du durcissement du contrôle du permis d’arme à la hausse des effectifs de la police criminelle et des sections du service de renseignement intérieur en charge de la répression de l’extrémisme de droite. De la même manière, des cellules sont actuellement créées au sein des services de sécurité afin d’identifier les potentiels agents extrémistes. Dans un contexte marqué par l’ancrage territorial d’une sous-culture d’extrême droite, ce plan est critiqué pour son approche largement répressive, échouant selon les acteurs de la prévention à endiguer la diffusion de l’idéologie et donc à éviter les passages à l’acte.
La (ré)émergence d’un parti radical de droite
Contrairement au cas français, le système partisan allemand s’est longtemps distingué par l’absence de partis radicaux de droite significatifs. On se souvient de l’émergence dans les années 1980 puis de la disparition dans les années 1990 du parti Die Republikaner qui avait réussi à s’établir dans des Länder de l’ouest de l’Allemagne ou du très extrémiste Nationaldemokratische Partei Deutschlands (NPD) qui a réussi, lors de la réunification, à s’établir à l’est. Néanmoins, aucun de ces deux partis n’a réussi à réellement compter dans la compétition politique. En cela, l’Allemagne faisait figure d’exception européenne, avec d’autres pays comme l’Irlande ou le Portugal.
Lorsque l’AfD naît en 2013, le parti se présente avant tout comme eurosceptique dans un contexte économique marqué par la crise des dettes souveraines et de la zone euro. Rapidement, la programmatique de l’AfD va s’orienter vers les traditionnelles thématiques de la droite radicale européenne et défendre de manière plus offensive une politique migratoire restrictive. Au bénéfice de la décision de la chancelière chrétienne-démocrate Angela Merkel d’accueillir une partie des réfugiés arrivés sur le territoire européen en 2015, l’AfD profite alors du recentrage du parti chrétien-démocrate (CDU) sur l’échiquier politique lorsqu’il opte pour une position libérale sur les questions migratoires laissant un espace politique à sa droite. Depuis, l’AfD a montré sa capacité à s’imposer comme un compétiteur crédible face aux partis de gouvernement en réussissant à entrer dans tous les parlements allemands.
Pour la troisième fois de l’année avaient lieu des élections régionales le 27 octobre dernier en Allemagne. Les électeurs du Land de Thuringe se rendaient aux urnes. Il s’agissait d’un scrutin intéressant : non seulement l’AfD est populaire dans cette zone, mais la section régionale de ce parti présente en outre la particularité d’être dominée par Björn Höcke, un élu qui se fait régulièrement remarquer pour sa proximité avec le national-socialisme. Pourtant, la liste AfD a réussi à rassembler 23,5% des suffrages exprimés en mobilisant les abstentionnistes et en faisant des scores particulièrement élevés dans les zones dans lesquelles le NPD, que l’exécutif a tenté – sans succès – d’interdire, était autrefois populaire.
On a vu plus haut que la sous-culture d’extrême droite est parvenue à se structurer ces dernières décennies malgré la mise en place de larges programmes de prévention. Les récents succès de l’AfD viennent également questionner les réponses apportées au radicalisme de droite, mais cette fois au prisme de la compétition politique. Alors que se posait jusqu’à récemment seulement la question des réponses aux violences d’extrême droite, les partis politiques allemands doivent désormais aussi faire face à ce nouveau parti et endiguer ses succès électoraux.
Des études menées sur l’AfD montrent que le vote pour ce parti est un vote de conviction et non seulement de protestation. Cela vient compliquer la formulation de stratégies pour les compétiteurs politiques qui sont contraints de penser des réponses qui se confrontent à l’idéologie radicale de droite et non seulement à la régulation de la violence de groupes extrémistes non-partisans.
Pour le moment, l’AfD reste, pour tous les partis politiques, infréquentable. Pourtant, ces derniers mois, en Thuringe comme en Saxe, certains représentants politiques issus du parti chrétien-démocrate, ont montré des signes d’ouverture à la discussion. Toujours recadrés par les cadres fédéraux de leur parti, les alliances locales semblent néanmoins envisageables à moyen-terme. En cela, elles rappelleraient les coopérations engagées par la droite conservatrice avec le Front National en France dans les années 1990 ou la récente coalition des chrétiens-démocrates autrichiens avec le parti de droite radicale Freiheitliche Partei Österreichs (FPÖ).
Enfin, si l’AfD n’est pas en position de gouverner ni à l’échelon fédéral ni dans les Länder pour le moment, des enquêtes comme celle menée récemment par M. Zobel montrent déjà la capacité de ce parti comme de ses homologues européens à influencer la mise à l’agenda des débats gouvernementaux et l’orientation de certaines politiques comme l’immigration vers une législation plus restrictive.
Dès lors, quel est l’enjeu auquel le gouvernement allemand doit faire face ? On constate tout d’abord que les partis de gouvernement, en particulier les chrétiens-démocrates, doivent clarifier leur positionnement vis-à-vis de l’AfD. Ceci passe tout d’abord par un choix entre isolation de l’AfD dans le jeu politique ou coalition avec celui-ci. Dans le cas où la stratégie de l’isolation serait choisie, ce qui est probable au regard de la politique historique contre l’extrémisme en Allemagne, la reprise à son compte d’éléments programmatiques de l’AfD par le parti chrétien-démocrate, comme cela a été le cas ces dernières années, interroge. La lutte contre l’extrémisme de droite qui se déploie dans la sphère des politiques publiques, voire son renforcement annoncé, semble difficilement pouvoir atteindre ses objectifs si les acteurs gouvernementaux ne mènent pas en même temps une lutte, cette fois dans l’arène politique, contre l’expression partisane du radicalisme de droite.
Voilà donc la situation paradoxale dans laquelle les acteurs de gouvernement allemands se situent. Elle met en avant la difficile articulation des différentes réponses qui sont apportées, en Allemagne et plus largement en Europe, à l’ensemble des mouvements radicaux de droite.