(Dé)jouer à se faire peur – sur « Le pire n’est pas (toujours) certain » de Catherine Boskowitz
Ce qui est peu à peu devenu « Le pire n’est pas (toujours) certain », pièce écrite et mise en théâtre par Catherine Boskowitz (selon son générique), est de fait un dispositif poétique et politique inspiré par la crise contemporaine des politiques migratoires et porté à la scène par un collectif d’artistes exceptionnel. Dans la vague d’art documentaire qui déferle devant des publics en quête de sens, cette pièce revêt une puissance inédite en tissant deux fils, l’un narratif, l’autre contextuel. La première chose qu’il faut dire de cette œuvre – et cela il faut le clamer ! – c’est que « Le Pire… » ne parle pas d’eux, des autres, mais bien de nous, de l’Europe, à qui l’altérité fait peur. La seconde est que ce travail est écrit pour « faire monde », et pas uniquement parce qu’il est traversé par la lecture et la mise en voix du texte de Patrick Chamoiseau, « Frères migrants ».
Aller voir le « Le pire n’est pas (toujours) certain », c’est à première vue plonger dans la dystopie d’un futur proche où l’enfermement des migrants s’est renforcé en égale proportion de l’indifférence générale. Bien sûr on est dans la fiction, projetés dans un espace-temps irréel où les chiens ont la parole… Mais en même temps, c’est pendant les résidences de maturation de la pièce que l’on a appris que Bolsonaro venait de supprimer le ministère de la Culture brésilien tenu quelques temps auparavant par Gilberto Gil : le pire est parfois de l’ordre du probable, et c’est bien là où nos contradictions morales et politiques nous travaillent que cette œuvre résonne !
Pour autant la pièce ne se définit pas comme une pièce politique au sens brechtien. Pas de message projeté de la scène vers le public, mais la construction patiente d’un système de fissures, que la troupe constituée par Catherine Boskowitz veut partager avec son public pour l’inviter à s’engouffrer ensuite dans ces brèches. La puissance de cette pièce inaugurée au festival des Zébrures d’automne, et qui va se donner à découvrir dans le théâtre qui l’a produite, la MC93, du 11 au 21 décembre, c’est bien de nous inviter à nous faire peur tout en nous offrant des pistes émancipatrices pour contrer un futur que notre quotidien mou réduit par ailleurs au rang de prophétie auto-réalisatrice. On est plutôt dans un conte politique voltairien porté à la scène où il est possible de se jouer de la peur, au sens littéral que permet le théâtre comme au sens politique de l’engagement.
Autour de la dramaturge, une troupe de comédien·nes dont le talent n’a d’égal que la complicité : écrit après un voyage effectué sur la route des Balkans par Catherine Boskowitz en 2015, le spectacle est né du travail de résidence mené par un groupe qui a l’habitude de travailler ensemble en se confrontant à des formes d’expérimentation permanente. Tissée autour d’une composition textuelle inédite et du dialogue de textes préexistants (Patrick Chamoiseau, Hannah Arendt, Paul Claudel, Armand Gatti et Antonio Tabucchi), l’œuvre est portée par un groupe de comédiens (Frédéric Fachéna, Marcel Mankita, Estelle Lesage, Nanténé Traoré, Andreya Ouamba et Catherine Boskowitz), scénographe (Jean-Christophe Lanquetin), éclairagiste (Laurent Vergnaud) et costumière (Zouzou Leyens) qui se connaissent et aiment rechercher ensemble l’avènement d’une performance collective, dans une exigence artistique de très haut niveau.
Des personnes dans l’exil récent ont travaillé avec eux à différentes étapes du projet et sur scène, leurs masques témoignent de l’importance de leur présence et trois d’entre eux, Kosta Tashkov, Khalid Adam et Aboubakar Elnour ont partagé l’univers du plateau scénique pendant les résidences. Un musicien (Jean-Marc Foussat) vient ponctuer de ses propositions le rythme de l’action. J’ai aussi été invitée pendant le temps de la création, en tant qu’enseignante-chercheuse, spécialiste des migrations et frontières, à accompagner les résidences.
Mettre une géographe au théâtre c’était l’impliquer au-delà de ce que les sciences humaines qualifient d’observation participante, puisque je me voyais offrir carte blanche dans mes interventions, sur et hors plateau ! Ce que je préfère qualifier d’expérimentation ajoute une dimension complémentaire à ce dispositif théâtral dont la complexité ouvre un potentiel esthétique d’une grande qualité.
Assembler les fragments et jouer dans les fissures du monde
L’une des premières qualités de la pièce est sa capacité démiurgique à mettre en tension les multiples fragments de notre monde contemporain dont la complexité des dispositifs migratoires n’est qu’une illustration. La poétique du texte écrit par Catherine Boskowitz est au service d’un théâtre-monde : au fil des tableaux, on voyage sur les routes migratoires rendues désormais célèbres par les médias à coups d’images de naufrages et d’hommes, femmes, enfants engloutis dans les camps censés sécuriser leur voyage. Il ne s’agit pas d’une une hétérotopie, d’un monde à part, on est avec elles et eux dans le monde, un « tout monde » au sens d’E. Glissant. La force du dispositif scénique imaginé par Catherine Boskowitz, en complicité avec Jean-Chiristophe Lanquetin (accompagnées d’une assistante à la mise en scène très impliquée, Laura Baquela), est de nous faire habiter, le temps de la performance scénique, le même espace-temps.
Dès la scène initiale le pacte est clair : tout va se faire « à vue. » ni coulisses ni retrait, la vérité de la proximité. Mais en même temps une bâche transparente est tendue entre les spectateurs et le plateau, qui sera peinte dans une scène extérieure : les filtres de la création peuvent se mettre en branle. « Le théâtre est le monde », cela est revenu sans cesses dans les échanges entre les comédiens comme avec le scénographe Jean-Christophe Lanquetin, qui a joué de son pouvoir de démarquer l’espace en fabriquant pour le plateau des superpositions subtiles. Un tapis de scène en forme de carte effacée de la Méditerranée délimite un centre et une périphérie et permet d’agencer les lieux d’une action non linéaire.
Aucun des personnages ne peut véritablement en pénétrer le cercle, tous assignés aux périphéries, sauf le chien, acteur essentiel, le seul qui a/ se donne ce droit de pénétrer le centre du cercle… Le chien, symbole de l’habiter sédentaire, du havre domestique est aussi cet être exfiltrable vers les non-lieux des camps et de l’absurde. Il nous renvoie aussi à nous-mêmes, incapables d’agrandir le cercle, de faire entrer dans la lumière du foyer qui réchauffe et sécurise celles et ceux qui ont le malheur d’être né quelque part d’ailleurs. Les enjeux de pouvoir se tissent autour de cette toile très belle qui sera chiffonnée par les acteurs dans la scène finale, exprimant leur prise de pouvoir et leur capacité à proposer des solutions esthétiques et politiques.
L’une des scènes qui suit est un banquet détourné : les dieux dans l’Olympe se disputent, mais ne règnent plus sur un monde auquel ils continuent de tenter d’imposer leur paradigme : les paroles des Européens se brouillent les unes les autres sur fond de bombardements aériens. Dès le début de des résidences de création, quand les autres n’avaient pas encore de costume déterminé, Catherine Boskowitz a porté ses cornes de grosse vache. Loin du mythe fondateur de la princesse phénicienne enlevée par Zeus sous la forme d’un taureau, la dramaturge endosse la grossièreté du processus, force sa puissance d’énonciation en fondant l’œuvre sur son expérience subjective et l’en affirmant sur scène : « vous venez au théâtre parce que je vous y emmène », je vous propose de tenter de reconstituer l’absurde des voyages migratoires faits d’allées et venues, de voyages et d’attentes, d’espoirs contrariés et de rêves renouvelés par une mosaïque de textes qui seule peut faire sens pour rendre compte d’une telle complexité.
Cette mondialité que la scène met en place s’indure peu à peu en nous, spectateurs. Ses traces nous hantent par l’écho des mots tissés sur le plateau que l’obscurité du cube noir fait résonner. La musique produite par Jean-Marc Foussat chaque soir en renouvelle l’expérience. La question rythmique est au cœur de l’œuvre. Des auteurs nombreux sont convoqués, Patrick Chamoiseau et on manifeste Frères Migrants semble le fil conducteur entre des extraits de Paul Claudel, Hannah Arendt, Antonio Tabuchi et Armand Gatti, principaux invités d’une pièce dont le premier titre a été « Le pire n’est pas toujours sûr. Pièce pirate en plusieurs tableaux » et il y a bien quelque chose de l’ordre de l’effraction qui se produit. Ce chantier théâtral est une traversée, pas aussi éprouvante bien sûr que celle des obstacles que doivent surmonter les migrants, mais qui ouvre sensiblement sur cette complexité.
Jouer à perdre l’humanité et reprendre un souffle politique
Dans cette architecture théâtrale, on ne sait plus qui n’est pas à sa place : le chien humain trop humain, ou l’Europe qui festoie au banquet funèbre de la civilisation méditerranéenne ? Le propos de la pièce est bien de constituer un univers fictionnel, une fiction à la fois documentaire et non réaliste, dont témoigne ces deux répliques désespérées entre un homme prisonnier d’un camp de migrants à Calais surpris de comprendre un chien, lui-même étonné de voir un humain capable de communiquer avec l’animal qu’il est : « Tu parles chien ? / Tu parles, chien ? ».
L’intérêt d’offrir cette place dans l’intrigue au chien, joué tour à tour par différents comédiens, Andreya Ouamba, Frédéric Fachéna et Marcel Mankita, chacun avec une puissance d’interprétation complémentaire, est de placer en position centrale un être doté de sens aiguisé. Il ne fait pas que voir, il est ouvert aux odeurs, aux hormones : le voyage dont il nous parle se fait synesthésique, comme si seul l’animal pouvait nous partager de façon aussi juste une approche du paysage sensible des routes de l’exil. L’animal préféré de l’homme affirme quelque chose que l’on retire souvent aux personnes en migration, leurs affects et leurs sensations.
Dans mes notes prises au fil des répétitions, j’ai très vite noté « Ici le chien est le personnage central, il décentre l’humain tout en le ramenant à ses fondamentaux : chaleur, partage. Seul et dernier compagnon de l’homme dans la déroute. Chiens de rue, chiens de migrants, chiennes de frontières ». Sa stabilité dans la déroute est un gage pour nous : fous-folles, les migrant.e.s ne le sont pas face à un monde qui l’est devenu… mais ils peuvent basculer dans ce gouffre face à tant de souffrance. Dans le dossier d’intention de la pièce il était bien écrit : le chien est le narrateur de quelque chose. Il est le narrateur d’une géographie. Il se déplace et il accompagne » (Catherine Boskowitz).
La dimension onirique des chiens constitue en quelque sorte la garantie de la force de leur parole. Paradoxalement, ce qu’ils disent n’apparaît pas du tout fictionnel. De fait le personnage du chien fait le trajet de Catherine qui, elle-même, a suivi la route des exilés syriens à l’été 2015 : Thessalonique, Serbie, Macédoine, Vienne, Calais, Bobigny. « Il est l’alchimiste du réel sordide, le seul à pouvoir transformer l’os en or » ai-je noté à un autre moment des répétitions. La justesse de la pièce tient aussi là : en confiant les mots des existences cabossées par la migration à ces personnages fictionnels que sont les chiens de la pièce, Catherine Boskowitz signifie aussi l’impossibilité pour quiconque, simple citoyen légal ou acteur de théâtre, de se « mettre à leur place ».
Déjouer la peur, créer des liens
Sans être une pièce à thèse, « Le pire… » est bien un une pièce où la politique joue un rôle central : et c’est une politique du lien qui est mise en évidence dans toutes les dimensions de l’œuvre. Le réseau des activistes qui d’un bord à l’autre de l’Europe aident les exilés à franchir les frontières sont les autres personnages clés de la pièce tout en restant anonymes. Ils sont le cœur d’un réseau que l’on sait relié à tous ceux qui ont contribué à rendre possible cette pièce : les habitants du foyer Oryema de Bobigny où Catherine Boskowitz et Estelle Lesage ont pu être en résidence avant sa destruction (les marionnettes et les masques qui structurent le jeu des acteurs témoigne de cette fidélité), mais aussi la directrice de la MC93, Hortense Archambault, qui a finalement pris le pari de financer cette production, suivie par Hassan Kouyaté pour les Francophonies de Limoges accompagnés par l’engagement initial du Collectif 12 de Mantes-La Jolie. Dès le premier jour de . Dès le premier jour de mon introduction à la troupe, Catherine Boskowitz m’avait livré que ce qui lui importait, c’était la multitude des liens qui se construisent autour du théâtre, un théâtre qui est relation.
Dès le début du travail de mise en scène a surgi l’idée d’une bâche pour figurer le tunnel creusé sous le camps pour faire échapper les prisonniers. L’idée était que les comédiens sortent de dessous à la fin pour aboutir à Bobigny, point culminant de l’action de par sa centralité dans le jeu politique de cette création. Assumée comme « idée loufoque, mais pas absurde » comme je le notais au bord du plateau dès janvier 2019 : « elle donne des super pouvoirs aux activistes qui deviennent les super héros de notre monde chancelant dans la barbarie. C’est placer la barre très haut. Tous ne peuvent pas en être ». À sa façon la pièce place en son cœur une contradiction dialectique bien partagée entre notre responsabilité collective dans la faillite du système et la difficulté de s’engager sur une autre trajectoire pourtant désirée.
En témoigne cet extrait : « L’élection de M. Trump a commencé dès le premier migrant naufragé avec sa famille dans une mer d’indifférence BRUIT AVION… Il y a des bouts de Trump en chacun de nous, à plus ou moins forte densité BRUIT AVION… Si Trump surgit dans tous les horizons, c’est qu’il gisait déjà bien installé en nous. L’erreur serait de croire que nous sommes différents de ceux qui ont voté pour lui. BRUIT AVION… ». L’idée du tunnel a finalement été scénographiée autrement, mais l’envie de creuser demeure. Creuse la terre pour enterrer les morts en migration. Mais cela c’est impossible au théâtre, où la question du volume se règle autrement. Cependant, cette idée de creuser c’est aussi l’idée de creuser en nous, en tout un chacun, pour atteindre l’inaccessible ressort subjectif.
La comédienne Estelle Lesage joue tout au long du spectacle un rôle essentiel d’aiguillon du réel, dans un numéro de clown désopilant ou dans son personnage de Fée Clochette. Avec Marcel Mankita, elle fait tenir aussi cette scène d’amour extraordinaire entre Hannah et Patrick (Arendt et Chamoiseau) où les mots échangés incitent à la prise de position personnelle dans un dialogue qui e développe dans un isolat lumineux où les deux personnages se modèlent l’un l’autre comme au premier jour du monde renouvelé par la force de leur lien « Il faut cependant beaucoup aimer pour agir… et ne pas s’arrêter …/ de penser … / et agir ». Derrière les personnages, ce sont leurs textes qui doivent nous aider à tirer les fils de cette composition pour aller au-delà de la fiction. Car, comme le demande l’un deux « si ceux qui pensent n’agissent pas, comment inventer le passage ? »
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En conclusion de la soirée, on repart naviguer avec Tabucchi et un personnage nous invite à « fermer les yeux » pour voir autrement, pour recomposer en nous ce qui peut désormais l’être grâce à tout ce à quoi nous venons d’avoir accès. Il n’est pas nécessaire de prendre ces mots au pied de la lettre : à l’issue de la pièce, on y est déjà, dans ce clair-obscur de l’outre-là. Ce chantier théâtral est une traversée, pas aussi éprouvante bien sûr que celle des obstacles que doivent surmonter les migrants, mais qui offre aux spectateurs une ouverture inédite sur la complexité fractale d’un dispositif où la porte d’accès à l’autre est toujours repoussée par une nouvelle frontière, une nouvelle loi, une nouvelle arme.
« Ta présence légitime ce qui est en train de se passer ici » m’a-t-on dès le premier jour où j’ai partagé la résidence de création de la pièce. Je ne crois pas tant avoir été utile du point de vue de la convocation du réel que la science documente, mais en permettant aux personnes réunies par Catherine Boskowitz d’assumer que « Le pire n’est pas (toujours) certain » constituer un véritable travail de recherche, esthétique et politique. En réclamant la possibilité de l’utopie au sein d’un monde chancelant et en la construisant par le lien de l’action, en la faisant émerger par une exigence plastique et des comédiens au jeu précis et exigeant, celles et ceux qui nous dissèquent le Pire nous laissent entrevoir les conditions de possibilité de ce qu’il nous reste à faire.
« Le pire n’est pas (toujours) certain » de Catherine Boskowitz se joue à la MC93, Maison de la culture de Seine-Saint-Denis Bobigny du 11 au 21 décembre 2019.
NDLR : l’antiAtlas des frontières.
a participé à la fondation du collectif de chercheurs, d’artistes et d’experts