Politique

Le care et la constitution du public de la démocratie

Philosophe

En 2020, c’est le travail du care qui a assuré la continuité de la vie, en retissant le fil du quotidien bouleversé par les confinements successifs. Premier volet d’une série en écho au podcast Public Pride, qui porte un regard critique sur les interactions public-privé dans la société contemporaine, cette analyse s’interroge sur ce qui constitue le public de la démocratie. Soulignant l’intérêt d’une réflexion sur la valeur et l’utilité publiques fondamentales de ce care, Sandra Laugier propose une analyse de la manière dont, malgré son irruption dans un certain nombre de discours politiques depuis un an, il demeure fondamentalement négligé.

J’ai cru un moment en 2020 que le care pouvait devenir une valeur publique partagée. Depuis la pandémie, une vague mauvaise conscience collective se fait jour ; les clients saluent et remercient les caissières à qui autrefois ils n’accordaient pas un regard, en réglant leurs achats tout en s’adressant via leur téléphone portable à une personne à distance, clairement bien plus importante. Les politiques vantent le travail des « soignants », médecins et infirmières, à qui depuis des années ils refusent avec mépris la moindre augmentation de moyens, plaçant l’hôpital public dans une situation de dénuement, telle que les premières semaines de la crise ses personnels n’avaient aucun moyen de protection contre l’épidémie comme le retraçait récemment la saison 2 de la belle série Hippocrate qui, dès sa saison 1, avait dénoncé le dénuement de l’hôpital public.

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Cette prise de conscience, c’est celle du care, du rôle des femmes et autres « petites mains » dans la vie quotidienne, souvent revenue aux murs de la vie domestique. On a pu constater que c’est le travail du care qui assure la continuité de la vie, en retissant le fil du quotidien bouleversé par les confinements successifs.

Le souci d’autrui est devenu une valeur de l’expression publique. « Quoi qu’il en coûte » : on soignera tout le monde (au moins chez nous les occidentaux privilégiés). On soutiendra l’économie, les entreprises. Au grotesque ton martial du début de la pandémie (« nous sommes en guerre ») a succédé un souci du bien-être général et les remerciements trop faciles à celles et ceux qui portent la société. Ce discours moral public explicite est-il une prise de conscience ? Ou n’est-il pas une forme de moralisation par laquelle les autorités se placent encore en position de juger les comportements et de porter les valeurs ?

Grammaire du care

 « Il faut défendre la société. » Mais celles et ceux qui la défendent, la portent, sont des invisibles qu’on tient pour la face immergée de la société, les « taken for granted » qui rendent les autres vies possibles. Réduits (en totalité ou en partie) à la vie domestique, privée, beaucoup ont réalisé qu’ils avaient constamment besoin de care… tâches qu’en temps « normal », on délègue (ce travail, ce ménage, ce rangement, cet élevage des enfants souvent confiés à d’autres au tarif le plus mesquin possible).

Du côté de la vie publique, on héroïse le travail de care : rappelez-vous les applaudissements aux soignants, vite abandonnés ces derniers mois. Que restera-t-il dans la société de la prise de conscience de la vulnérabilité de tout un chacun ? La grammaire du care s’est imposée à tous : nous sommes tous dépendants des autres, aidés, que ce soit pour des besoins vitaux, à la vie à la mort, ou pour des besoins plus quotidiens.

Nous sommes « tous vulnérables » même si pas tous de la même façon ou au même degré, y compris dans le risque sanitaire. On a pris conscience à la fois de cette fragilité partagée, mais aussi des inégalités qu’elle recèle. Les professions de care ont payé un lourd tribut à la crise sanitaire : le pourcentage de victimes du Covid chez les personnes d’origine étrangère, surreprésentées dans les professions de care, a été considérable, dans un renversement sordide du sens de « l’essentiel », les travailleurs essentiels étant de fait ceux dont la vie compte moins que les autres au service desquels ils sont mis.

Au moment de la sortie de ce confinement, que reste-il de cette moralité collective, si on ne veut pas la réduire au ton moralisateur de ceux qui pensent décider pour les autres de ce qui importe ? La catastrophe sanitaire a montré l’injustice radicale des politiques menées contre les services publics et a remis la protection sociale au cœur des préoccupations partagées, d’où l’avait délogée l’évidence inégalitaire de la maximisation des profits.

Plus que d’un « changement de valeurs », il s’agit d’une prise de conscience d’une inversion des valeurs acceptée depuis des décennies : les métiers les plus véritablement utiles sont les moins bien payés et les moins bien considérés. Ce qui compte le plus pour notre vie ordinaire, mais aussi professionnelle, ce qui la rend possible – le travail des soignantes, nettoyeurs, éboueurs, caissières, livreurs, camionneurs – est en fait ce qui compte le moins dans une échelle de valeurs que nous avons collectivement et involontairement validée et que l’éthique du care a voulu, depuis des décennies, rendre visible et commencer à corriger.

Il ne s’agit pas seulement des multiples injustices structurelles qu’a mises en évidence l’épidémie, par exemple entre ceux qui étaient au confort des résidences secondaires et ceux qui étaient contraints au travail, ne pouvant faire autrement moralement ou matériellement, s’exposant au virus dans les transports et les échanges sociaux. Il s’agit de la méconnaissance par une société entière de ce qui la fait vivre.

C’est l’ensemble de ces fonctions « vitales » que la crise du Covid a tout d’un coup exhibées. Tout ce domaine des services qu’on oublie commodément. Ainsi se voient quotidiennement opposés et hiérarchisés les experts de la lutte héroïque contre la pandémie et les « petites mains » qui en humanisent les conditions, la deuxième ou troisième ligne. Ce qui compte le plus (pour tous !) est le plus mal rémunéré et mal traité.

La crise actuelle ouvre la possibilité de décaper les illusions, les fausses promesses du capitalisme, de rendre visible sur quoi et qui repose réellement notre société. Il est presque amusant (tragiquement) de voir tant de suppôts du capitalisme, y compris du côté du gouvernement et des élus, découvrir fugitivement la réalité sociale et énoncer des idées qu’ils attribuaient jusqu’alors aux gauchistes ou aux « bisounours » : mettre le profit d’abord, au détriment des institutions de protection et de soutien de la société (hôpital public, enseignements, soin des enfants, soin aux personnages âgées, transports, traitement des déchets…) est dangereux pour toute la société.

C’est bien l’absence d’attention (de care donc) portée par les gouvernements de la dernière décennie à tous les secteurs en charge du soin et de la protection des populations qui a créé l’impréparation politique et rendu si difficile, dès le départ, la lutte contre le virus. On vit dans un monde de valeurs inversées où les personnes les plus utiles sont considérées comme peu ou rien, précisément parce que c’est cela qui permet à d’autres de survivre ou de prospérer.

Comment prendre conscience de cette inversion des valeurs et poser la question de comment rémunérer l’utilité sociale ? Comme le montrent les tribulations d’un député qui a tenté de soutenir à l’Assemblée une proposition de revalorisation des salaires et des conditions des femmes de ménages et des auxiliaires de vie, on est face à une difficulté culturelle. Seule une réflexion sur le public (le bien public, l’utilité publique) peut amorcer un traitement de cette question : elle nécessite à la fois de se dégager des conceptions socialement dominantes de l’utile (la personne utile est typiquement le privilégié actif visible), de la mythologie de la « beauté de l’inutile » présente dans beaucoup de discours intellectuels.

Les métiers les plus véritablement utiles sont les moins bien payés et les moins bien considérés. Sans doute parce qu’ils rappellent aux gens toute la partie « sale » et cachée de leur existence : les excréments, les poubelles, la mort… C’est aussi pour cela qu’on parle de « sales boulots » pour les professions utiles. Réaliser qu’une société pensée moralement bonne est construite sur ce déni de ce qui la fait vivre, c’est inconfortable. Mais aussi tout simplement parce que ce travail est réalisé en majorité par des femmes et souvent en espace privé. C’est pour cela que la réflexion sur le public passe désormais par la question du genre.

On est donc encore en 2021 dans une ambiguïté : le service public de care est négligé, au moment même où son importance émerge aux yeux de tous. Le care a été de longue date le nom même de ce qui a été négligé et méprisé par les politiques publiques, et c’est bien l’absence d’attention (de care) portée par les gouvernements de la dernière décennie à tous les secteurs en charge du soin et de la protection des citoyens (santé au premier chef, mais aussi éducation, pauvreté, grand âge, handicap) qui a rendu si difficile et tardive la lutte contre le Covid. Le travail de care est ce qui a été négligé par les politiques, mais aussi par l’éthique, la théorie politique, les sciences sociales…

La crise est ainsi l’occasion de revenir sur le sens de public car cette notion, comme celle de « politique publique », a été valorisée parfois dans un mouvement involontaire de déni de la valeur « du privé ». Intégrer le care au public est le moyen premier de prendre en compte l’importance des services au public dans une société plus juste. C’est pour cela qu’il importe d’utiliser pour tous ces métiers de l’attention, en français, le mot care plutôt que le mot “soin” – qui hiérarchise entre des formes plus ou moins valorisées du care. Le care est sous-estimé, au moment même où son importance émerge aux yeux de tous.

D’où l’importance de la visibilité du care qui est la condition de sa publicité. Dans La société des vulnérables [1], Najat Vallaud-Belkacem et moi avions noté que les femmes sont les grandes absentes aujourd’hui de la réflexion et de l’action politique, comme si la crise les maintenait au bord de la discussion, toujours invisibles. Elles sont peu présentes depuis le début de la pandémie dans l’espace public des médias et de la politique.

Les épidémiologistes en herbe et les modélisateurs amateurs se sont multipliés, et tous les jours des hommes nous proposent de penser avec eux « l’après-crise ». Cette parole omniprésente est un rappel constant de la domination masculine dans un monde qui se révèle pourtant soutenu par le travail des femmes et d’hommes qui accomplissent des tâches dévalorisées, absorbés ainsi dans la sphère du care. Et ce patriarcat qui récuse la compétence politique de la majorité des citoyens, est une autre forme de déni du bien public.

Les pratiques qui soutiennent la vie humaine sont ravalées au second plan, au registre des anecdotes, des « sujets de société », des témoignages. Toutes les personnes qui s’activent à faire tenir le monde, à recréer de l’ordinaire, ne sont créditées d’aucune expertise susceptible de réorganiser le monde. Sans parler de l’indifférence des politiques vis-à-vis des aînés morts dans les EHPAD, dont le décompte à retardement montre combien ils comptent. Elles, plutôt. Car la vieillesse dépendante en institution concerne avant tout les femmes.

Quand on pense que ce mot même de care, il y a 11 ans, lorsque Martine Aubry avait voulu l’inclure dans les thématiques du parti socialiste était encore vilipendé par nombre de politiques, intellectuels et journalistes français, par la presse dite « de gauche », comme celui d’une promotion d’un « état-mémère ».

Quand on pense qu’à la veille de l’épidémie, l’Assemblée macroniste se distinguait par son absence d’attention pour les parents en deuil de leur enfant, trouvant que 5 jours de congé étaient déjà bien suffisants et ne voulant pas peser plus sur « les entreprises ».

Une guerre au care a été menée depuis des années, systématiquement, contre les institutions qui prennent de plein fouet le désastre sanitaire, l’hôpital public, l’école, l’université. Des manifestations – quand elles étaient matériellement possibles – ont exprimé cette profonde injustice, qui montre bien que le care est d’abord affaire d’égalité des citoyens dans la protection de l’État. Alors comment peut-on parler du care dans l’espace public ? Quelles en sont les représentations possibles, les expressions privées et publiques ? Qui peut en parler et comment, sous quelles formes, avec quel ton, et avec quels effets ?

Care privé, care public

Le care, en proposant de valoriser des valeurs morales identifiées comme féminines – le soin, l’attention à autrui, la sollicitude – a pris place dans l’espace public : il s’agit bien désormais d’un outil d’analyse critique, qui s’appuie sur une analyse des conditions historiques qui ont favorisé une division du travail moral en vertu de laquelle les activités de soin et donc de bien public ont été socialement et moralement dévalorisées.

L’assignation des femmes à la sphère domestique a renforcé le rejet de ces activités et de ces préoccupations hors de la sphère publique, les réduisant au rang de sentiments privés dénués de portée morale et politique. La pandémie a soulevé de façon radicale la question de la légitimité et de la place de l’expression du souci de care, et de la nécessité d’en faire une affaire publique comme on l’a récemment réclamé pour le changement climatique.

Parler de care public rappelle l’importance qu’il y a à repenser ensemble care et délégation du travail, service. La division sociale – aujourd’hui mondiale – du travail de care risque de donner l’illusion que l’on peut distinguer un care privé, affaire de sentiment – attention aux besoins affectifs des personnes particulières – et un care « de service » qui peut être délégué. Mais si la question du care fait aujourd’hui irruption dans l’espace public, c’est que l’entrée massive des femmes sur le marché du travail a mis en crise les voies traditionnelles de fourniture du care ; c’est aussi parce que le confinement et la crise remettent chacun face au sale boulot, qu’il ne suffisait donc plus d’externaliser pour qu’il disparaisse.

La crise actuelle est à la fois celle des care givers traditionnels ou informels qui assument une charge de plus en plus lourde du fait de l’allongement de la durée de vie, et celle des care givers payés (très mal). Celle des conditions de plus en plus difficiles dans lesquelles s’effectuent ces activités de care sous l’effet des politiques qui les encadrent, à l’hôpital, en institution ou chez les particuliers (question des trajets, des missions éclatées qui donnent des semaines de 50 h pour 600 euros par mois).

Avec le care, le public entre dans le privé, et inversement : les enjeux privés deviennent publics. Qu’il soit fourni dans la sphère domestique, par les institutions publiques, ou par le marché, le care transforme le public. Infirmières, aides à domicile, aides-soignantes, travailleuses sociales, … et ces autres métiers de care public : enseignants, médecins généralistes, associatifs etc. sont désormais au cœur de la définition du public, sans pour autant qu’on les ait reconnus comme tels.

La pandémie agit comme un dispositif qui rend visibles des pratiques habituellement discrètes et fait prendre conscience de l’importance du travail de care dans l’espace public. Tout d’un coup on les a vus. Le confinement dans les pays du Nord s’est accompagné de l’effacement de la surface de l’espace public concret d’une bonne part des citoyens, ramenés à leur privé, et coupés des liens autres qu’avec les très proches. Et de l’irruption du care dans l’espace public par la soudaine mise en visibilité du travail et des acteurs du care, brièvement, reconnus, appréciés et visibles.

Redistribution de l’espace public : les personnes privilégiées confinées à la maison, ou en résidence secondaire, rendues à leur « privé », retrouvant des tâches domestiques parfois éloignées de leurs habitudes, et les travailleurs sur le terrain, circulant « librement » ; indispensables car soutenant la vie des autres [2].

Cette transformation inédite de l’espace public ne s’est pourtant pas traduite en action politique, la visibilité des travailleurs du care n’a fait que confirmer l’invisibilité sociale. Il faut dire qu’elle s’est opérée dans le contexte d’une restriction sans précédent des « relations en public » (au sens des échanges publics de confirmation du lien social) et de ces contacts brefs et anonymes qui font la texture de la vie démocratique. Les caregivers – au centre des discussions en 2020 – sont les grands absents aujourd’hui de la réflexion politique, comme si la crise, en révélant leur rôle, les maintenait encore hors de la discussion publique.

La pandémie, dans sa destruction de l’espace public ordinaire – celui des échanges quotidiens et anonymes, en public, dans les cafés ou lieux de culture, où se tissent les « liens faibles » – a fragilisé l’espace public démocratique. Comme si la pandémie nous renvoyait, après deux décennies d’occupations dans l’espace public de nouveaux acteurs et de nouvelles voix, à la traditionnelle et abstraite définition de l’espace public – requadrillée par les conventions autorisées de l’échange politique.

On voit à cette occasion à quel point l’idée et la réalisation de l’espace public dépendent d’une conversation politique élargie à celles et ceux qui font vivre la société. Ceux qui font tenir la société auront été marginalisés dans la prise en charge publique de la crise elle-même – qu’il s’agisse des espaces médiatiques, des comités d’experts ou encore des lieux de la décision politique, sanitaire et administrative.

L’idée même d’espace public s’est transformée : avec les restrictions à la circulation et aux interactions en public ; avec la réinscription des vies (certaines vies) à la maison (quand maison il y a) et dans l’espace privé ; avec la publicisation de l’espace privé dans les relations par internet ; avec l’espace des villes occupé, en temps de confinement, par des travailleurs dits « essentiels » ; avec la restriction des rassemblements et manifestations politiques dans l’espace public.

C’est le moment de revenir sur la notion même d’espace public, qui continue d’être employée comme si elle allait de soi ; alors qu’elle a été profondément transformée depuis quelques décennies, dans un processus de réalisation et de « littéralisation ».

De métaphore confortable d’un débat entre personnes raisonnables, comme de façons différentes chez Rawls et Habermas, elle est devenue réalité concrète au XXIe siècle : à travers les phénomènes d’occupation des places et des espaces publics ; à travers la revendication d’un espace de conversation et d’expression pour celles et ceux qui n’ont pas la parole ; à travers l’expression verbale qui est le passage au public, à l’extérieur, de ce qui est conçu comme de l’ordre du privé ; ou encore à travers l’expression et la circulation des problèmes publics dans les cultures populaires. Du coup, la question de l’espace public se révèle de plus en plus articulée à celle des espaces privés, ceux de la maison et des subjectivités.

Une démocratie du care public

C’est cette articulation du privé et du public qui est finalement l’enjeu : comment se constitue un public ? Quel genre d’entité désigne le mot? On ne peut que rappeler ici qu’un public émerge, selon Dewey, du processus d’exploration des conséquences d’un phénomène dans le cadre d’une tentative de règlement d’un problème privé, et de l’exploration des conséquences de cette tentative.

Le public se forme autour d’une situation problématique et ancrée dans le privé : ce qui est bien le cas du care où on doit affronter la question de savoir qui va « s’occuper des enfants ». Dewey met l’accent sur le caractère public de l’enquête, et sur l’idée que la démocratie serait son horizon. L’espace public est alors producteur du public et de la démocratie. Pour reprendre la belle formule de Louis Quéré, l’espace public chez Dewey prend la forme d’une « communauté d’aventure [3] ».

L’enjeu du care est bien la « constitution du Public » : rendre public le care, publiciser les enjeux et les formes de pensée que proposent ses acteurs. Cela peut paraître paradoxal puisque le care est au départ l’introduction du politique dans le privé. Penser la démocratie comme forme de vie c’est étudier comment les membres d’une société vont élaborer un espace de vie par un travail d’enquête collective qui consiste à s’occuper des questions qui se posent à eux : aujourd’hui précisément la question de savoir comment s’occuper des malades, des enfants, des personnes âgées, et comment prendre soin des personnes qui vont les prendre en charge. C’est une question de démocratie : tous les membres d’une société se trouvent à égalité de responsabilité et de compétence.

Dans Le Public et ses problèmes, Dewey applique sa conception de l’enquête au domaine du politique et nomme sa méthode : démocratie. Pour lui, ce mot ne renvoie pas à un régime politique défini par un système d’institutions mais à une méthode d’exploration collective de l’intérêt public, et de ce qui compte. Dans cette conception pragmatiste du public, le travail de care doit faire l’objet d’une délibération collective sur ce qui importe.

Mais plus précisément, ce sont aux acteurs du care (caregivers et carereceivers) de prendre les décisions qui engagent le destin et l’aventure de la collectivité. Ce rappel est utile au moment où l’on peut avoir l’impression que l’espace dit de la « société civile » se réduit à une catégorie de citoyens considérés comme « responsables » et reconnus comme tels, quand il ne s’agit pas d’une prétendue élite constituée de « gagnants » de la société, les premiers à bénéficier des services des autres.

Dans la composition des comités d’experts, on a trouvé une majorité de médecins chefs de service, ainsi que quelques spécialistes en sciences sociales, mais aucune infirmière ni aide-soignante, aucun des personnels des Ehpad qui affrontent en première ligne la crise, aucun médecin de ville, ni de représentant d’associations de malades ou d’aidants, dont on sait pourtant, depuis les actions contre le sida, qu’ils développent des compétences indispensables. Les associations de malades commencent à s’organiser pour faire entendre les malades de « Covid long » par exemple, négligés dans la prise en charge de la maladie.

Si les comités d’experts avaient inclus dès le départ des aides-soignantes et des infirmières, on peut penser que les décisions auraient été différentes, et ces personnels mieux protégés, et la société aussi. Ces comités révèlent les enjeux partagés de la démocratie, du care et de l’intérêt public. Un gouvernement qui se méfie de la capacité des citoyens à comprendre les enjeux d’une crise et à y faire face se prive de cette compétence.

La crise a aussi révélé une compétence du public légitimée par l’action, une expertise collective de la société à prendre soin d’elle-même. En France on a vu s’installer un monopole de la compétence, associé à un discours insidieux et paternaliste de dénigrement des capacités des citoyens, soupçonnés encore aujourd’hui d’indiscipline, d’égoïsme, de crédulité. On voit désormais le contraste entre ce discours public et la réalité du terrain, où l’on a vu se déployer la capacité des citoyens à prendre des responsabilités, à s’organiser pour pallier les insuffisances des « pouvoirs publics » y compris dans des conditions difficiles de dénuement, dans des quartiers habituellement catalogués comme des lieux de désobéissance et de chaos.

Le sens du public et le sens du care auront été du côté des citoyens. Ce qui fait l’esprit même de la démocratie est d’inclure l’ensemble des citoyens dans le débat : on en est loin dans un gouvernement où non seulement les citoyens ordinaires ou les élus sont écartés de la décision, mais où le gouvernement même (!) est réduit à sa simple expression, son action soumise à un « Conseil de défense » en surplomb.

La pandémie a permis de voir que les intérêts politiques et la qualité de vie d’une population dont le rôle est essentiel pour la société ne sont pas pris en compte. L’organisation sociale et économique s’est depuis longtemps faite au détriment de personnes qui n’ont pas eu voix au chapitre, dont une majorité sont des femmes, et une grande part sont racisées.

L’éthique du care donne aux questions ordinaires – qui prend soin de qui, et comment ? – la force et la pertinence nécessaires à l’examen critique de nos jugements politiques et moraux et de nos hiérarchies de ce qui compte. Selon Joan Tronto, le care est un concept politique qui décrit les qualités des citoyens pour une société démocratique, une société du bien public : une caring democracy [4] où l’idée d’importer (matter) est essentielle au concept de public.

NDLR : Ce texte fait partie d’une série engagée par AOC, en partenariat avec le podcast Public Pride, autour des différentes occurrences des mots du public, le brouillage de la frontière public-privé et le coût démocratique de ces évolutions. Ce texte s’appuie sur le premier épisode du podcast, à écouter ici.


[1] Najat Vallaud-Belkacem, Sandra Laugier, La société des vulnérables, Gallimard, Tracts n° 19, 2020.

[2] Voir Sandra Laugier, Nathalie Blanc, Pascale Molinier, « Le prix de l’invisible », La vie des idées mai 2020.

[3] Louis Quéré, « Le public comme forme et comme modalité d’expérience », in D. Cefaï, D. Pasquier (dir.), Les Sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, Presses Universitaires de France, 2003, p. 118.

[4] Joan C. Tronto, Caring Democracy, NYU Press, 2013.

Sandra Laugier

Philosophe, Professeure à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] Najat Vallaud-Belkacem, Sandra Laugier, La société des vulnérables, Gallimard, Tracts n° 19, 2020.

[2] Voir Sandra Laugier, Nathalie Blanc, Pascale Molinier, « Le prix de l’invisible », La vie des idées mai 2020.

[3] Louis Quéré, « Le public comme forme et comme modalité d’expérience », in D. Cefaï, D. Pasquier (dir.), Les Sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, Presses Universitaires de France, 2003, p. 118.

[4] Joan C. Tronto, Caring Democracy, NYU Press, 2013.