Conjuguer ouverture sociale et excellence dans l’enseignement supérieur
La richesse et l’originalité d’un parcours, l’esprit critique, la détermination, la créativité, l’engagement… Autant de qualités que nous reconnaissons comme structurantes dans le récit d’une réussite professionnelle. Autant de qualités considérées comme indispensables pour relever les défis économiques et sociaux, comprendre les changements les plus inattendus, appréhender les crises.
Autant de qualités dont la pertinence et l’importance restent toutefois encore souvent à défendre en France dès lors qu’il est question de l’entrée dans l’enseignement supérieur. Et de manière exacerbée dès qu’il s’agit des filières sélectives.
Ouverture sociale et excellence académique forment pourtant un duo gagnant. Les mots talent, potentiel, excellence gagnent à se mettre au pluriel. Bien sûr, cela exige de faire confiance à notre enseignement supérieur, à sa capacité à repérer et à révéler les potentiels, à les conduire vers l’excellence académique, à transmettre aux étudiantes et aux étudiants des connaissances et des compétences qui feront sens pour leur vie future. Les filières sélectives et les grandes écoles devraient naturellement, plus encore que les autres, partager cette conviction dont les fondements se trouvent dans la qualité des offres de formation.
Déceler les talents en devenir, valoriser les qualités extrascolaires, apprécier les capacités non académiques, c’est construire une ouverture dont tout le monde a à gagner. Ce n’est pas dévaloriser les performances scolaires dans l’enseignement secondaire. Le pluriel de talents, de potentiels, d’excellences n’est en rien incompatible avec le singulier de l’exigence intellectuelle, de l’excellence académique, de l’esprit de rigueur. Bien au contraire.
Sans pertinence
Sur quels fondements considérer que l’origine sociale, l’origine géographique ou le sexe d’un élève sont des critères pertinents pour déterminer l’accès à une grande école ou à une filière sélective ? Comment pourraient-ils permettre de mesurer de façon appropriée le potentiel, l’exigence intellectuelle, la créativité, l’audace d’une future étudiante ou d’un futur étudiant ? Cela ne fait pas sens.
L’origine sociale, l’origine géographique et le sexe sont pourtant aujourd’hui des déterminants du recrutement des grandes écoles en France. Les espoirs suscités par l’adoption de dispositifs multiples d’ouverture sociale depuis le début des années 2000 (Cordées de la réussite, programmes de tutorat, voies de recrutement spécifique…) ont vécu. Les auteurs de l’étude sur la démocratisation des grandes écoles depuis le milieu des années 2000, publiée en janvier 2021, ne peuvent que regretter « l’impuissance des dispositifs d’ouverture sociale à démocratiser l’accès des filières sélectives [1] ».
Ils auraient pu adopter comme conclusion les propos de Winston Churchill devant la Chambre des Communes le 7 mars 1916 : « Il ne sert à rien de dire “Nous avons fait de notre mieux”. Il faut réussir à faire ce qui est nécessaire. » (“It’s no use saying ‘we’re doing our best.’ You have to succeed in doing what’s necessary.”) Leurs résultats ont été vécus comme un choc. Il y a urgence à ce qu’ils provoquent un électrochoc.
L’étude montre que les dispositifs mis en place par les grandes écoles depuis vingt ans pour diversifier leur recrutement sont loin d’avoir atteint leurs objectifs : entre 2006 et 2016, leur base de recrutement « est restée très étroite et n’a guère évolué, tant du point de vue du profil social des étudiants que de leur origine géographique et de leur répartition selon le genre. Les grandes écoles ont certes connu une forme de “démocratisation quantitative”, à travers une augmentation de leurs effectifs au cours de la décennie écoulée. Ce processus n’a pas cependant débouché sur une démocratisation “qualitative” : ces institutions d’élite sont restées largement fermées aux élèves issus de milieux sociaux défavorisées, les filles y demeurent sous-représentées et la part des étudiants non franciliens n’a pas progressé. »
Les effectifs des grandes écoles françaises se caractérisent ainsi aujourd’hui par une surreprésentation des étudiants parisiens et franciliens et des étudiants issus de catégories socioprofessionnelles très favorisées, et une sous-représentation des filles et des étudiants issus de catégories socioprofessionnelles défavorisées, moyennes et même favorisées. En quelques chiffres : les étudiants issus de catégories socioprofessionnelles défavorisées représentent 36 % des jeunes de 20 à 24 ans, 20 % des étudiants de niveau bac +3 à bac +5 et 9 % des effectifs des grandes écoles ; les filles représentent 55 % des étudiants de niveau bac +3 à bac +5 et 42 % des effectifs des grandes écoles.
Quand des chances d’accès à des formations de l’enseignement supérieur sont déterminées par l’origine sociale, l’origine géographique ou le genre, le vivier de recrutement de ces formations ne doit pas uniquement être considéré comme étroit, mais comme appauvri. Ce manque de richesse ne pénalise pas seulement les individus exclus par ces inégalités d’accès et les formations qui passent à côté de potentiels dont elles n’ont pas été à même de discerner les qualités. Il affaiblit la société, l’économie, la démocratie.
Pluriels
Deux questions se posent aujourd’hui avec une acuité toute particulière à l’ensemble des institutions de l’enseignement supérieur : comment former les étudiantes et les étudiants à anticiper, gérer, comprendre des crises et des catastrophes systémiques qui doivent être envisagées comme des éventualités récurrentes, et à accompagner les mutations du monde ? Comment leur offrir un apprentissage de l’esprit critique, du doute, de l’incertitude, de la responsabilité et du sens du devoir et de la justice ?
Une partie de la réponse se trouve, pour les filières sélectives et les grands établissements de l’enseignement supérieur, dans leur politique de recrutement. Repérer des talents et révéler des potentiels n’est pas seulement un enjeu de responsabilité sociale. C’est la richesse humaine, intellectuelle, créatrice, de leurs effectifs qui se joue également. Si les inégalités d’accès qui se forment en amont s’imposent en grande partie à eux (quoiqu’ils puissent par des politiques de proximité et de mise en visibilité participer de la lutte conte l’autocensure et de l’élargissement du vivier de leurs candidats), leur politique d’admission n’en est pas moins un outil puissant de définition de leurs attentes et de leur philosophie.
Les filières sélectives et les grands établissements qui recherchent chez les candidates et les candidats des qualités telles que la curiosité intellectuelle, la capacité de travail, la maturité, la détermination, la capacité d’adaptation, l’esprit critique et l’esprit d’équipe, le goût du savoir et pour la réflexion, associées à la qualité du parcours dans l’enseignement secondaire, s’ouvrent à une pluralité de talents, de savoirs et de regards indispensables face aux enjeux du monde actuel et futur et qui les enrichit en tant qu’institutions de l’enseignement supérieur.
Qu’on les appelle savoir-être, compétences comportementales ou soft skills, le sens de l’initiative, l’intelligence émotionnelle, la résilience, la créativité, l’originalité sont autant de compétences indispensables pour relever les défis auxquels nous serons individuellement et collectivement confrontés demain. Le Forum économique mondial souligne qu’elles font toutes parties des quinze compétences clés identifiées par les employeurs pour 2025 [2]. Elles ne s’opposent en rien aux compétences académiques et à l’exigence académique. De même que l’ouverture à la diversité des talents ne s’oppose en rien à la recherche et à la reconnaissance des performances académiques dans l’enseignement secondaire.
L’enseignement supérieur permet d’ailleurs aux étudiantes et aux étudiants non seulement d’acquérir de puissantes capacités d’expertise mais également de renforcer leurs compétences comportementales. Dans une enquête publiée en 2018 portant sur la stabilité émotionnelle, l’ouverture à l’expérience, la rigueur, l’extraversion et l’amabilité, des économistes australiens ont montré que les deux dernières sont fortement renforcées par l’expérience universitaire, indépendamment du cursus académique suivi. L’enseignement supérieur relève chaque jour un défi majeur : apprendre à chaque génération à apprendre, désapprendre, réapprendre, s’adapter face à un futur de plus en plus incertain, être curieux. Faire en sorte, autrement dit, qu’elle soit à même, demain, de transformer le futur du travail et non de se laisser transformer par lui.
La nouvelle procédure d’admission en première année à Sciences Po Paris a introduit, dans l’objectif que chaque lycéen candidat puisse montrer son potentiel, trois écrits personnels et, à l’oral, le commentaire et l’analyse d’une image. Marie-Sylvie Claude, maîtresse de conférences en littérature et langue française à l’Université de Grenoble-Alpes, a mis en évidence dans l’une de ses recherches que ses élèves, face à la peinture, s’autorisaient davantage à s’investir pour donner du sens aux œuvres que face à un écrit [3]. En menant un échange sur les images, les candidates et candidats invités à participer à l’oral doivent s’exprimer sur une réalité qui domine de plus en plus notre environnement, pèse sur les sensibilités et a une incidence majeure sur la vie sociale, économique, politique. Elles et ils peuvent le faire avec un potentiel renforcé de confiance en soi.
Bien évidemment, la politique de suivi et d’évaluation de cette réforme de l’admission en première année devra être conduite avec le plus grand soin pour que les ajustements nécessaires puissent, le cas échéant, être apportés.
Afin que dans dix ans le constat ne soit pas à nouveau celui d’un échec, la démocratisation de l’enseignement supérieur et de ses filières sélectives doit en effet adopter deux boussoles. La première est l’évaluation de l’ensemble des mesures prises et des dispositifs mis en œuvre au regard des objectifs poursuivis et l’adoption d’une politique d’évaluation rigoureuse, s’appuyant sur la recherche, est au cœur des recommandations de l’étude sur la démocratisation des grandes écoles. La seconde est l’échange et la mise en commun des expériences.
Plusieurs établissements et filières sélectives ont, après la publication du rapport de l’Institut des politiques publiques, décidé de s’engager dans de nouvelles politiques de démocratisation. D’autres, à l’image de Sciences Po Paris, ont récemment fait évoluer leur politique d’admission et leur système de droits de scolarité. Tous gagneraient à ce que l’initiative d’un dialogue soit prise pour faire mieux encore que la seule juxtaposition des politiques de chacun.
Potentiels de réussite
L’engagement, le développement d’un projet entrepreneurial, la pratique d’activités artistiques, culturelles ou sportives sont autant de terrains sur lequel les excellences peuvent s’exprimer.
Chaque édition des Jeux olympiques constitue l’occasion pour les établissements où ils sont scolarisés ou dont ils sont diplômés de célébrer leurs incroyables jeunes championnes et champions. Mais notre enseignement supérieur gagnerait à investir davantage encore dans les parcours associant sport de haut niveau et cursus généraux d’excellence, en sciences humaines et sociales, humanités ou sciences dures.
Dans le cadre de sa nouvelle politique d’admission en première année, Sciences Po Paris pourrait ainsi mieux encore accompagner l’excellence sportive, et sa conjugaison avec l’excellence académique, au sein du cursus général. Cela suppose de prévoir les aménagements de scolarité les plus adaptés et d’assurer la meilleure autonomie financière possible aux sportives et sportifs de haut niveau, en ouvrant une prise en charge des frais engendrés par les stages spécialisés, les soins médicaux, la récupération et afin que ces athlètes puissent entièrement se consacrer aux études et à l’entraînement.
La rencontre dans l’enseignement supérieur entre les potentiels de réussite et l’exigence académique constitue le cœur de la valeur ajoutée des formations : révéler les potentiels, révéler les nouveaux décideurs et décideuses, chercheuses et chercheurs, entrepreneures et entrepreneurs, responsables d’association, actrices et acteurs de la transition écologique et sociale…
Dans l’enseignement secondaire, le regard traditionnellement porté sur les établissements a été chamboulé par l’introduction des indicateurs de valeur ajoutée des lycées (parfois plus connus sous leur acronyme IVAL). Ces indicateurs permettent d’évaluer l’action propre de chaque lycée en prenant en compte la réussite des élèves au baccalauréat et leur parcours scolaire dans l’établissement. Les taux de réussite et de mentions ne disent pas ce qu’un lycée a ajouté au niveau initial de ses élèves. À travers les IVAL, on peut mettre en lumière le fait qu’un lycée a su développer chez eux les connaissances et les capacités qui ont permis leur succès.
L’enseignement supérieur ne mesure pas aujourd’hui sa valeur ajoutée. Si un tel exercice était tenté, l’alliance de l’ouverture sociale et de l’excellence académique serait sans aucun doute en son cœur.
Ouvertures sociales
L’ouverture sociale gagne, enfin, à être pensée au pluriel elle aussi.
C’est en effet également l’ouverture au monde, qu’elle s’exprime à travers l’accueil d’apprenantes, d’apprenants et d’enseignants-chercheurs de l’étranger, d’années de formation dans d’autres pays, de partenariats scientifiques et de doubles diplômes, ou des approches comparatistes. Cette ouverture internationale gagne à se faire vers tous les continents et sous-continents. Elle nourrit la curiosité intellectuelle, l’ouverture d’esprit, la capacité d’appréhender la complexité, celle d’agir et de comprendre des étudiantes et des étudiants.
Alors que la position scientifique de la France s’érode dans le monde depuis plusieurs années, la place acquise par Sciences Po Paris dans la compétition européenne et internationale dans l’enseignement et la recherche en science politique, en sociologie, en histoire, en droit et en économie lui confère une responsabilité particulière.
L’ouverture sociale, c’est aussi l’engagement des étudiantes et des étudiants dans la société.
L’enseignement supérieur s’inscrit dans des dynamiques territoriales et participe de ces dynamiques. En s’engageant dans leurs territoires d’études, en s’impliquant dans la vie associative, culturelle, éducative ou économique locale, les étudiantes et les étudiants deviennent pleinement citoyennes et citoyens des territoires qui accueillent leurs campus. Ceux de Sciences Po Paris sont ainsi conduits, dans le cadre du parcours civique du Collège universitaire, à élaborer un projet personnel et hors les murs au service des autres, qui les amène à appréhender effectivement la citoyenneté, la responsabilité sociale, la diversité et la complexité de la réalité sociale, et à acquérir autonomie, ouverture d’esprit et sens de l’action publique.
La crise sanitaire n’a pas seulement bouleversé l’expérience universitaire des étudiantes et des étudiants. Elle a renforcé l’envie et le besoin, chez un certain nombre d’entre eux, de récréer du sens, de s’impliquer sur leurs territoires d’études, de participer à la construction des réponses aux grands défis planétaires.
En s’engageant dans un projet associatif à l’échelle nationale, européenne ou internationale, les jeunes adultes deviennent actrices et acteurs d’un territoire. Ils se confrontent aussi souvent aux grands enjeux sociétaux que sont les risques environnementaux, la crise de l’expertise et de la démocratie, les inégalités, les discriminations… Ils participent d’une certaine manière de la réussite des Objectifs de développement durable de l’agenda 2030 des Nations Unies lorsqu’ils assurent du soutien scolaire, contribuent à des actions de lutte contre la précarité sociale et l’isolement, œuvrent à l’inclusion numérique des personnes âgées…
L’enjeu de l’accompagnement pédagogique des étudiantes et des étudiants dans leurs actions et projets au service de l’intérêt général, en France, en Europe ou ailleurs dans le monde, est majeur pour les institutions de l’enseignement supérieur. Il participe d’un défi que toutes sont appelées à relever, celui de la définition de leur identité particulière et de la spécificité de leur offre de formation spécialisée et de recherche sur les questions relatives aux enjeux environnementaux et aux transformations planétaires.
Il s’agit également de répondre au besoin de sens formulé par les nouvelles générations lorsqu’elles sont interrogées sur leur appréhension de l’avenir et leurs attentes professionnelles. Ce besoin de sens et d’implication s’exprime aussi s’agissant de leur parcours d’études. Les étudiantes et les étudiants attendent qu’il soit en phase avec les défis auquel le monde est désormais confronté et les valeurs auxquelles ils sont attachés. Les établissements de l’enseignement supérieur ont tout à gagner à le construire avec eux.
Si l’ouverture sociale et l’excellence académique forment un duo gagnant, c’est en effet également parce que leur alliance participe de la réalisation de la promesse d’un enseignement supérieur qui fasse pleinement sens pour les étudiantes et les étudiants.
NDLR : Ce texte a été réuni avec un autre article d’Agathe Cagé, « Lutter contre l’autocensure scolaire, une exigence démocratique, sociale, économique », en une publication papier disponible en librairie dans notre collection « Les Imprimés d’AOC ».