Société

Quand la Zone fait des histoires…

Sociologue et anthropologue

La Zone, les zoniers, aujourd’hui les zonards. De la Zone historique entourant Paris jusqu’au milieu du XXe siècle, à la signification plus récente désignant des espaces d’abandon entourés de grisaille, la zone désigne toujours un hors-lieu, un hors-normes et ceux qui les incarnent. Des marges, pendant d’une modernité idéalisée, celle industrielle au tournant du XXe et celle postindustrielle au XXIe. Deux modernités espacées d’un siècle, mais des thèmes récidivants dans la représentation et le contrôle des marges diversement disqualifiées.

« C’est la zone ! » Voilà ce que l’on dit en français courant d’un endroit dont on veut souligner la marginalité ou le dénuement. Dans un livre récemment publié, je suis revenu à la source de cette expression. Ses pages exhument les mémoires de la Zone, écrite avec une majuscule car elle a d’abord été le toponyme d’un territoire ceinturant les fortifications de Paris. C’est au XIXe siècle que la Zone a pris forme, telle une fille illégitime de cette enceinte dont elle a usurpé (on dirait aujourd’hui « squatté ») une bande de terre initialement réservée aux manœuvres militaires. Au tournant du XXe siècle, la Zone réunissait tout un lumpenprolétariat exclu du centre bourgeois comme de la banlieue ouvrière. Dans les représentations collectives, ce peuple des marges agrégeait toutes sortes de « sauvages de la civilisation » dont les chroniqueurs du fantastique social – journalistes, nouvellistes ou chansonniers – ont exploité la prétendue « dangerosité ».

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Dans les interstices de Paris

Au fur et à mesure des installations illégales, cette zone d’abord déclarée non constructible (non aedificandi) par les autorités est devenue « la Zone » tout court ; une absolutisation par le langage populaire intervenue comme un effet de sa notoriété crapuleuse, déjà bien assise dans les années 1890. Au même moment, le vocable « zonier » est couramment employé pour désigner ses habitants. En 1907, un certain docteur Courget trace leur portrait dans les Bulletins et mémoires de la société d’anthropologie de Paris. Il note : « Nous avons décrit autrefois les huttes habitées des environs de Paris ; ces ramassis de cabanes, de voitures de nomades usées, de wagons déclassés […] habités par des chiffonniers, des mendiants, des indigents, des miséreux. […] Ce sont ni plus ni moins, pour la plupart, que les locataires du ministre de la Guerre. Ils habitent la zone militaire […], une curiosité mais aussi une honte de Paris. »

Plus qu’un terrain vague, le territoire interlope de la Zone a longtemps été parsemé de bars clandestins et de toutes sortes de cahutes que l’on disait volontiers « lépreuses ». Si bien que cet inframonde parisien, fruit amer d’une modernité qui aurait déposé là toutes ses misères, passait pour une sorte de capitale des « classes dangereuses ». Dans le regard de ceux qui les ont nommées ainsi, savants ou politiques issus de la bourgeoisie, pauvreté et criminalité y partageaient la même couche. De telle sorte qu’elles y auraient enfanté des générations de « sauvages de la civilisation ».

L’expression est plus ancienne que la description des zoniers par le docteur Courget. Ainsi la trouve-t-on sous la plume d’Alfred Delvau (avant celle de Victor Hugo). Écrivain et journaliste républicain, il a pris part à la révolution de 1848. Son idée d’une sauvagerie tapie dans l’ombre de la modernité s’est formée au cours de la décennie suivante. C’est alors que Delvau décrit les « dessous de Paris », dont participe l’underground déposé en contrebas de la grande urbs qui se concevait comme un phare de la civilisation. Delvau a lui-même écrit que « Paris n’est pas une ville, c’est la ville par excellence, – comme autrefois Athènes et Rome ».

Par-delà les éboulis d’une révolution manquée, ce phare en cours de rénovation brillait de tout le clinquant d’une promesse : celle que réaliseraient bientôt les grands travaux destinés à projeter le nouvel éclat de la capitale française sur une modernité qu’elle se devait d’incarner. Une vaste entreprise que le baron Haussmann a dirigée pendant près de vingt ans (1853-1870). Immortalisée par son photographe officiel, Charles Marville, cette démolition-reconstruction s’efforce d’inscrire dans l’architecture des immeubles et l’ouverture des grandes avenues le pouvoir d’un empire français dont la Babylone moderne comptait aussi ses oubliés, ou ses condamnés, à la marge du « progrès ».

C’est à ces « sauvages de Paris » qu’Alfred Delvau a dédié quelques pensées ; non peut-être sans une dose de compassion, mais diluée dans beaucoup de cynisme postrévolutionnaire. Intellectuel désargenté, issu du peuple et participant de la haute bohème des lettrés (il était un ami proche d’Auguste Poulet-Malassis, l’éditeur de Charles Baudelaire), Delvau s’est constitué en descripteur de ces altérités plébéiennes : celles d’une basse bohème composée de celles ou ceux – truands, mendiants, voleuses et prostituées – qu’aucune cause à part la leur ne pouvait rallier. S’il paraissait donc irrécupérable, ce peuple des « bas-fonds » semblait aussi ingouvernable que rétif à toute forme d’autorité ou de vie un tant soit peu instituée par autre chose que les codes de son monde, a priori étranger à celui de la majorité des « civilisés ».

Cette disqualification descriptive du « bas peuple » parisien a été maintes fois reproduite dans des termes très approchants lorsqu’il s’est agi de dépeindre les visages comme le quotidien de la Zone. Celle-ci a subsisté aux portes de Paris pendant plus d’un siècle, à cheval entre le milieu du XIXe et celui du XXe, avant que son démantèlement ne l’efface comme une « tache de graisse » (l’expression est de Jean-Paul Clébert) dont les dernières auréoles ont été bitumées. Après ceux de la décennie 1850, d’autres grands travaux ont réalisé ce recouvrement. Entamés dans les années 1950, ils ont tracé l’autoroute du périphérique urbain en lieu et place de la Zone. À sa manière, elle a tout de même résisté à cet effacement par les non-lieux d’une modernité qui s’est accélérée ; l’antre des refus de la norme se voyant ainsi reconverti en espace normalisé par la circulation automobile.

C’est à compter de ce moment que, dans le langage courant, la Zone s’est à son tour mobilisée, ou déplacée et reconstituée autour d’une signification aussi nouvelle que dérivée de l’ancienne. Au cours des années 1970, ses usages populaires ont achevé de la redéfinir en nom des marges, répandu bien au-delà de ses premières localisations parisiennes. Tandis que c’en était fini du territoire annulaire des zoniers, les « zonards » sont apparus comme une nouvelle manière de désigner celles ou ceux qui continuaient de porter les stigmates d’une Zone désormais dématérialisée – à l’instar des rockers, des « blousons noirs », des squatteurs et des bikers photographiés par Yan Morvan ou Esaias Baitel. À leur tour, les punks français se sont approprié ce signifiant des marges, dont une mémoire aussi vive que transgressive est conservée par les Archives de la Zone Mondiale (une maison de disques et d’édition dont l’origine se situe quelque part autour de Bérurier Noir). Hors-lieu des transgressions et des atmosphères louches, au cours de la décennie 1980 la Zone a également désigné ces espaces d’abandon dénués d’aménités qui – en banlieue ou ailleurs – paraissent sans couleur, comme emmurés dans la grisaille d’un béton plus décati d’année en année.

« Sauvages » d’hier et d’aujourd’hui

L’enquête que j’ai menée autour des implantations puis des disséminations de la Zone marque ses transformations autant qu’elle les inscrit dans des temporalités dont le compte rendu ne saurait être simplement factuel. Car les fins de siècle qui cadrent le récit indiquent aussi deux situations de crise dont les effets sont palpables dans la formation comme dans les reconfigurations de la Zone. Au cours des dernières décennies du XIXe siècle, la modernité occidentale apparaît en effet comme marquée par la scansion d’une crise renforçatrice des inégalités (il s’agit de la première « grande dépression » de l’économie de marché, que la plupart des historiens situent entre 1873 et 1896). Un temps bousculée, l’organisation économico-politique du capitalisme industriel réifie les frontières entre les classes sociales. L’une des conséquences de cette frontiérisation, bien observable dans le grossissement des implantations zonières aux portes de Paris tout au long des années 1880, est la production renforcée de tout un volant de « surnuméraires » ; ceux-là mêmes que Karl Marx a regroupés, quelques décennies plus tôt, dans son idée d’un lumpenprolétariat associé aux « classes dangereuses ».

Quant à la fin du siècle suivant, elle annonce une nouvelle scansion en matière de crise : celle d’un capitalisme entré dans une ère postindustrielle (ou postmoderne) mettant à mal la structuration des sociétés fondées sur le modèle de la nation et la reproduction des classes sociales. Là encore, les disséminations de la Zone, amorcées dès la décennie 1930, mais pleinement réalisées au cours de la décennie 1950 et jusque dans les années 1980, paraissent faire symptôme de ces bouleversements majeurs. Selon des chercheurs comme Immanuel Wallerstein, Michael Mann et bien d’autres, ils ont (re)posé la question – jamais résolue depuis – de l’avenir d’un système-monde principalement basé sur le profit. Parmi ses exclus relégués aux coulisses de nos sociétés, les zonards dont les hors-lieux apparaissent dans mes textes présentent quelques visages des « nouvelles classes dangereuses » issues de la désindustrialisation.

Emprunter les chemins de la Zone à leurs côtés conduit, aussi bien hier qu’aujourd’hui (ou presque), du centre aux périphéries. C’est aussi le cas de la description faite par Delvau de l’inframonde de Paris et de ses marginaux, qu’il a dépeints en « sauvages de la civilisation ». Extraits de la bohème parisienne du premier XIXe siècle, les mots sont sans aucun doute datés. Mais il en va autrement des questions qu’ils posent aux marges, tout comme au centre de nos sociétés. Car l’ensauvagement des altérités qui dévient de la norme majoritairement acceptée a beau s’exprimer et s’incarner différemment au fil du temps, il ne cesse de réapparaître telle une scansion du contrôle social qu’il faudrait exercer sur celles et ceux qui semblent toujours échapper – parce qu’on ne les comprend pas plus qu’on ne les entend. Revient alors cette sempiternelle question que posent le hors-norme, le hors-lieu et ceux qui les incarnent à un ordre social dont les visages comme les traitements de la transgression ont toutes les chances de présenter d’importantes variations. Ou peut-être pas tant que ça. Parce qu’il se pourrait aussi bien que l’essentiel des réactions sociales à la déviance d’une minorité rétive se dessinent autour de quelques thèmes récidivants. Comme celui de l’ensauvagement qui, d’une manière ou d’une autre, ne laisse pas de ressurgir dans les discours – politiques, journalistiques – dès lors qu’il est question de la sécurité des populations menacées, ou effrayées par leurs marges déclarées inciviles, pour ne pas dire incivilisées.

Mon idée est qu’à partir d’une telle perspective, qui interroge les manières de représenter et de contrôler les marges diversement disqualifiées, la Zone peut être observée comme le nœud d’une origine. Celle d’une disqualification des zones interlopes, repliées dans les interstices du « progrès » et de ses idéologies dont sont écartés toutes celles et ceux – étrangers de l’intérieur – que les autochtones des centralités normatives ne manquent pas de regarder ou de déconsidérer comme autant de « sauvages de la civilisation ». À partir d’une analyse des histoires et des regards qui ont produit cet ensauvagement, je m’efforce d’interroger les différentes façons de désigner, mépriser ou dominer les populations marginalisées. J’étudie aussi la violence qu’on leur prête, souvent pour mieux cacher celle qu’on leur fait…

NDLR : Jérôme Beauchez a récemment publié Les sauvages de la civilisation. Regards sur la Zone, d’hier à aujourd’hui aux Éditions Amsterdam.


Jérôme Beauchez

Sociologue et anthropologue, Professeur à l’Université de Strasbourg

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