Un chemin vers l’œuvre – sur l’exposition « Le Songe d’Ulysse »
Les « Rambo » de retour du Vietnam ou d’Afghanistan – ceux qu’évoque Alexia Alexievitch dans les Cercueils de Zinc – ne peuvent parfois plus s’empêcher de tuer à Washington ou à Moscou ! Comment finir la guerre ? Peut-on en revenir ? Rien de plus dangereux qu’un homme qui revient de la guerre. C’était déjà la question que posait Homère, il y a plus de deux mille ans, avec ce Guerre et Paix que sont les deux volets de l’Iliade et l’Odyssée. Dix ans d’images de cruautés et de carnages sous les remparts de Troie, et, pour Ulysse, dix ans à se débarrasser du spectacle de cette violence sauvage, au fil d’une longue traversée. La mer est catharsis. Eau qui nettoie ! Dans une Europe aujourd’hui où la guerre maraude et sur une Méditerranée devenue sépulture liquide pour ceux qui tentent de fuir les violences de la guerre au loin, l’exposition Le Songe d’Ulysse, présentée à la Fondation Carmignac sur l’île de Porquerolles, plonge, sans le revendiquer explicitement, dans le cœur battant de l’époque.
C’est le propre des expositions fortes que de résonner ainsi avec l’esprit du temps. Sans doute une telle incursion homérique était-elle inscrite dans cette Fondation, enfouie au milieu d’un parc enchanteur, dans une île de la Méditerranée où, selon la légende, Ulysse aurait abordé et combattu le monstre local, l’Alycastre (œuvre sculptée de Miguel Barcelo à l’entrée). Exposition-œuvre, contenu autant que contenant, Le Songe d’Ulysse – traduction de L’Odyssée en espace, à travers des œuvres d’art – pose ainsi la question de l’apaisement, plus que de la paix. Le Songe d’Ulysse croiserait-il celui de l’homme européen, cerné de nouveau par la guerre après la longue paix ?
Le Songe traverse une galerie de fantasmes, engendrés peut-être par l’esprit tumultueux d’un homme encore malade de la guerre.
Paradoxalement Ulysse n’apparait explicitement qu’une fois, dans l’œuvre en 3D d’Olivier Laric, reprise d’un marbre romain, illustrant l’évasion de la grotte de Polyphème dissimulé sous la panse laineuse d’un bouc. Car Le Songe d’Ulysse, loin d’évoquer l’héroïsme de l’homme grec, n’affiche qu’une obsession : la femme. À rebours du récit homérique, le vrai sujet du Songe, ce sont d’abord les femmes, véritables raisons du voyage… Et la première d’entre elles : Pénélope, figure fragmentée comme un jeu de memory dans deux œuvres de Martial Raysse, qui ouvrent et clôturent l’exposition, compositions panoramiques au chromatisme « pop », qui matelassent d’humour et de volupté l’ensemble du Songe. Comme autant d’incarnations complexes sinon torturées, surgissant ici et là dans le labyrinthe, les figures féminines prolifèrent : épouse, mère, veuve, fille, mage, monstre, idole. Quel vertige à les considérer toutes !
De la poupée « couteau suisse » de Louise Bourgeois, qui fait planer la menace de la castration, à cette étrange bedaine vide et flasque, d’après accouchement, qu’est la sculpture de Camille Henrot, Mon corps de femme, aux dessins de femmes désirantes de Carol Rama, provocantes avec leurs langues tirées, rouges, aux Mona Lisa blanches de Warhol, ou encore à la femme poupée emballée dans des gélatines de couleurs acidulées de James Rosenquist… D’autres paraissent être les répliques des magiciennes homériques, comme cet autoportrait de la photographe Cindy Sherman, en inquiétante sorcière extrême-orientale, contemplant une boule à facettes… Le Songe d’Ulysse accumule ainsi les figures féminines hors-norme. Mais voilà : Ulysse, en retournant chez lui, retourne à l’ordinaire, et toutes ces femmes, images chimériques du désir, qui surgissent sur son chemin pour l’empêcher de revenir, flottent, en embuscade dans le labyrinthe, comme autant de tentations ou de menaces.
Le Songe traverse ainsi une galerie de fantasmes, engendrés peut-être par l’esprit tumultueux d’un homme encore malade de la guerre ; ce faisant, l’exposition explore, presqu’en contrebande, l’état actuel des relations homme/femme. Comment revenir au réel ? Peut-être l’œuvre qui boucle le parcours, Ulysses why do you come so late poor fool ? (Martial Raysse) donne-t-elle une réponse, ironique, à cette question, dans l’image du regard réprobateur d’une Pénélope verte, qui achève de mettre à distance l’épopée d’Ulysse, ramenée à un simple retard domestique…
Où sont les hommes alors, dans ce Songe, principalement occupé par les femmes ? Solitaire et spectaculaire, voilà qu’apparaît, en prologue de l’exposition, allongé de tout son long sur le mur, Boutès, le rameur du navire des argonautes (fresque de la Tombe du plongeur de Paestum) ; comme Ulysse, il a écouté les Sirènes, mais sans pouvoir, lui, résister à leur appel. Il a plongé. L’athlète nu a cru aux mirages. Comme ces autres jeunes gens, embarqués aujourd’hui sur de frêles canots pneumatiques, qui plongent eux aussi, séduits par la promesse d’une vie qu’ils imaginent meilleure. La dernière séquence de l’exposition fait une place à leur odyssée malheureuse à travers les grandes œuvres de William Kentridge, puissantes gravures en noir et banc, ajustées en plusieurs feuilles comme s’il échoyait à l’artiste la tâche de réparer ces destins fracturés.
La gravure de la barque en particulier, bondée d’hommes noirs aux rames pendantes, dominée à la proue par une silhouette qui guette, donne une profondeur tragique à l’exposition. Ces Ulysse-là, Argonautes désespérés de notre temps, n’arriveront peut-être pas. Ils seront engloutis par l’eau sombre de la Méditerranée. Mais là encore, comme si Pénélope hantait ces scènes, la haute figure d’une femme érythréenne, « la veuve de Lampedusa », domine comme pour rappeler que, derrière ces hommes à la peine, il y a des épouses qui attendent sur le rivage – parfois sans espoir.
Au-delà de ces évidents reflets du monde, le propos du Songe d’Ulysse, en épousant la configuration particulière de la Fondation (un vaste espace sous-terrain, en croix), dramatise la descente dans les profondeurs d’une psyché. La longue volée d’escaliers, aux rampes en cordages qui se muent, au fil des marches, en délicates arborescences coralliennes, couleur carmin (œuvre permanente de l’artiste italienne Janaina Mello Landini), annonce la couleur : ici on entre dans un monde aux logiques étranges, où tout est transformé par le rêve – comme la grande fontaine de l’artiste Bruce Naumann où les poissons, au lieu de nager, lévitent hors de l’eau, au-dessus du bassin ! Il n’y a jamais eu de « songe » d’Ulysse dans le récit homérique d’origine mais cette fiction, empruntant à une figure littéraire antique (il y a de nombreux « songes » dans le corpus mythologique), porte l’idée d’un libre parcours qui emprunte le caractère hasardeux, tourmenté et surtout labyrinthique du rêve.
Associations d’idées, œuvres d’inspiration surréaliste, juxtapositions d’univers paradoxaux, contrastes prononcés, jeux d’illusionnisme, perte des repères, tout dans cette scénographie conspire à provoquer, en restituant le mouvement de la dérive d’Ulysse sur mer, l’égarement du visiteur. Car le labyrinthe ici n’est pas seulement un thème, évoqué par des œuvres aussi variées qu’un tissu péruvien ancien (Nazca, 1er siècle), un tapis d’un bleu si profond qu’on a le sentiment de pouvoir y sombrer (Marinus Boezem, artiste hollandais contemporain, œuvre de commande du Mobilier national), une toile géante de Keith Haring ; c’est aussi un principe actif dans l’exposition, si efficace que –j’en ai fait l’expérience comme beaucoup autour de moi – l’on ne trouve plus la sortie. L’errance du marin grec ne dessinait-elle pas, dans ses tours et ses détours, les méandres d’un labyrinthe d’écume sur l’eau, sillages sitôt dessinés sitôt effacés ? Mais attention : le labyrinthe, comme le suggère l’étymologie du mot, est « une nasse de pêcheur ». La mer égare, mais elle enferme aussi. Gare à ceux qui se laissent prendre et ne trouvent plus d’issue – comme Ulysse qui, pendant des années, ne parvient pas à sortir de l’eau et retrouver son île !
Le Songe d’Ulysse, au-delà de l’expérience « foraine » du labyrinthe, traite de la rencontre esthétique.
La grande salle immersive de Barcelo (œuvre permanente), spectaculaire demi-cercle de peinture flottante, tournant autour du visiteur, pourrait bien figurer un sentiment de suffocation, sous le regard de poissons et autres êtres marins, aux grands yeux humides. C’est cette itinérance, où il y a, comme dans tout labyrinthe, promesse de transformation mais aussi risque de perte, que décrit Le Songe d’Ulysse. Francesco Stocchi, le commissaire italien, conservateur au musée hollandais Boijmans de Rotterdam, insiste sur cette expérience : le labyrinthe de l’exposition, en plaçant le visiteur devant des choix permanents – dois-je aller à droite, à gauche, en arrière, en avant –, est non seulement l’image du tourment d’Ulysse, mais aussi celle de nos existences aux mouvements browniens.
Ici les œuvres d’art occupent la place des êtres, réels ou légendaires, qu’Ulysse rencontre au cours de son voyage, et qui, comme des amers successifs, vont lui permettre de retrouver l’humanité dont la guerre l’a privé ; il lui faudra ainsi s’affronter à trois types d’êtres pour comprendre ce qui fait un homme : les dieux (comme Éole), les monstres (comme Polyphème), les personnages fabuleux (comme Circé). Et surtout, comme l’illustre l’épisode de Calypso, affirmer son désir de rester homme, en refusant à la nymphe, le don d’immortalité qui l’aurait fait dieu. Est-ce cette immortalité qui est suggérée par le Sablier millénaire (œuvre de Benoît Pipe) où le temps-sable, remplacé par de la poix, commuant la durée en une matière visqueuse, semble devoir ne jamais s’écouler ? Les œuvres prennent-elles la suite de ces « autres » non-humains ? Comment nous invitent-elles (ou non) à les regarder ? Le Songe d’Ulysse pose une question philosophique passionnante : celle de la rencontre entre l’homme ordinaire et l’œuvre d’art contemporain – c’est-à-dire la mise à l’épreuve du visiteur face à « l’autre », objet d’art contemporain réputé opaque, parfois même rétif au dialogue avec le regardeur.
Car Le Songe d’Ulysse, au-delà de l’expérience « foraine » du labyrinthe, traite de la rencontre esthétique. Autant qu’un cheminement vers soi à travers des œuvres, Le Songe est un chemin vers l’œuvre. D’ailleurs ce récit, sur lequel pèse l’achèvement de la toile de Pénélope, qu’elle tisse le jour et défait chaque nuit, ne se place-t-il pas sous le signe de la création et de son issue incertaine ? Ainsi l’art (autant que le voyage) est-il au cœur de ce parcours et propose une réflexion sur l’œuvre et l’effet qu’elle produit sur nous qui la goûtons. Le rameur Boutès, dans son plongeon même, illustre au commencement de l’exposition, et de manière hyperbolique, l’effet de la musique sur l’amateur.
Davantage : en préférant au son du plectre d’Orphée qui encourage les rameurs de l’Argos, la voix des Sirènes, Boutès plébiscite la voix humaine, chargée d’éros, préférée à la musique instrumentale. Tout est art dans ce drame. Tout art potentiellement déclenche un drame. Le plongeur de Paestum va ainsi laisser trainer un fil musical dans le labyrinthe – de la musique concrète de la fontaine de Bruce Naumann aux vidéos de Kentridge, réalisées pour la mise en scène du Retour d’Ulysse dans sa patrie, l’opéra de Monteverdi, en passant par Ammonite dub, l’œuvre de Cyprien Gaillard, hybridant les ellipses du coquillage et celles d’un tourne-disque, restituant la boucle mélodique d’un chant fossile…
Comme Ulysse bravant des êtres singuliers, ainsi nous faisons face à des œuvres, apparues pour répondre à une attente secrète que nous ne connaissions peut-être même pas, et qui parfois la comblent. Le labyrinthe du Songe prépare à cette rencontre, la met en espace selon des modalités à chaque fois différente – par surprise, par effraction, par hasard… Les brusques virages du labyrinthe, ses culs-de-sac, ses escaliers en trompe-l’œil confrontent sans prévenir avec ces œuvres et relancent, à chaque fois, l’aventure. Dans des espaces comptés, véritables niches sans grand recul, où le visiteur pénètre seul, comme dans une grotte aux mystères, quelque chose se passe. Ou pas. Chacun est ramené ici à ce dialogue de solitude à solitude. Du un par un. La Vénus de Milo de polystyrène, éclaboussée de couleurs par les peintures au tir de Niki de Saint Phalle me dit-elle quelque chose ? Que m’inspire donc la toile de Roy Lichtenstein (Vicky i-i thought I’ve heard your voice) ? Que faire du métronome cyclope de Man Ray ?
Chaque rencontre dans l’Odyssée est injonction faite à Ulysse d’affirmer son humanité. Chaque œuvre est un appel à reconnaître ce que nous avons de plus singulier en nous. Elle nous construit, par le goût que nous affirmons alors, en l’acceptant ou en la refusant. L’exemple de Horst mit Hund (1965), une photographie peinte de l’artiste allemand Gerhard Richter, permet de mieux comprendre. Dans cette photo familiale, Richter-Télémaque se souvient du retour à la maison de son père, enrôlé de force en pleine guerre par le régime nazi. Ce portrait d’un père, grotesque avec ses yeux ronds, ses deux épis de cheveux, qui lui font une tête de clown, et son chien sur les genoux, est naturellement une variation sur le retour d’Ulysse à Ithaque, vagabond anonyme que seul son chien Argos reconnaît. Au-delà de ce jeu d’échos, le sfumato du cliché repeint, flou pictural de l’émotion déposé sur la toile, ajoute à l’événement l’épaisseur, tout à coup devenue sensible, du temps qui altère le souvenir.
Chaque visiteur est libre, dans son face-à-face avec l’œuvre, d’y reconnaître un fragment de sa propre histoire, de sa relation avec le père, mais deux fois augmentée : par le récit homérique, et par le pinceau de Richter. Et cette augmentation de soi par les œuvres qu’illustre Le Songe, force l’entrée dans nos existences. Ainsi reformulées par l’art, elles y acquièrent sans doute une puissance d’émotion, une intensité poétique que la vie réelle même ne nous donnerait pas. Miroir ou mirage, chaque rencontre avec l’œuvre nous détermine un peu plus, nous remet sur le chemin juste. Le Songe d’Ulysse fait ainsi cette promesse à tout visiteur, comme à tous les voyageurs de labyrinthe, que l’art exalte ce qu’il y a de plus singulier en nous, et nous fait parallèlement partager, dans l’expérience esthétique, le propre de ce qui fait l’humanité.
Le Songe d’Ulysse, à la Fondation Carmignac sur l’île de Porquerolles, jusqu’au 16 octobre 2022.