Société

Quand les corps se rêvent « parfaits »

Psychiatre, psychanalyste et philosophe

L’époque est celle du triomphe d’un corps rêvé, désinhibé, voire artificiel, c’est-à-dire modifié. La beauté s’affiche dans une multiplication d’images qui, reproduites à l’infini, construisent une norme censée représenter un idéal. Cette invasion des images dans l’ensemble de notre environnement nous conduit à réfléchir sur l’écart qui sépare ce que nous sommes de l’image que l’on donne à voir.

Maigreur extrême, rondeurs démesurées, poitrines saillantes, lèvres débordantes, obsession du ventre et des cuisses, ces nouvelles aspirations des corps féminins se répandent comme des épidémies incontrôlables. Sous prétexte de liberté, elles dissimulent mal les contraintes qu’elles imposent au prétexte de correspondre au seul idéal d’un corps « parfait » formaté par des millions d’images instantanées. Un récent article du Monde[1] soulignait l’augmentation importante de la chirurgie esthétique chez les 18-35 ans du fait de l’influence des images d’Instagram.

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D’où viennent ces images ? Pourquoi un tel pouvoir sur les corps ? En reprenant l’histoire des images du féminin, il me semble aujourd’hui possible de trouver l’intelligibilité de ces comportements qui peuvent aller jusqu’à des formes nouvelles de pathologies psychologiques et psychiatriques, que j’appelle les pathologies de l’image. Elles sont la conséquence de ces mouvements de société et peuvent s’associer aux troubles des conduites alimentaires – anorexie et boulimie déjà connues – et qui sont en nette augmentation ces dernières années.

La réflexion sur le corps et le paraître est donc primordiale et inséparable d’une réflexion plus approfondie sur les évolutions de nos conceptions de la beauté. En s’appuyant sur les travaux de l’historien Georges Vigarello, on peut se demander comment l’on passe d’une perception de la beauté qui serait « don de Dieu », héritée du Moyen-Âge, à ce qui se produit aujourd’hui, à savoir, une obligation, voire un impératif, où le corps semble stéréotypé selon des canons bien précis : le corps doit être mince, voire maigre, musclé, lisse et hâlé et désormais chirurgicalement modifié. Cette transformation des corps s’accompagne d’une très florissante industrie : les cosmétiques bien sûr, c’est-à-dire les produits dits « de beauté », jusqu’au développement sans précédent de la chirurgie esthétique.

La plupart des troubles alimentaires, comme l’anorexie et la boulimie, sont devenus de véritables phénomènes contemporains, qui appartiennent désormais à ce nouveau domaine d’expression de la souffrance intime constitutif des pathologies de l’image.

Phénomène social par excellence, mobilisant non seulement les médecins, les psychiatres et les psychanalystes, l’ensemble des médias, mais aussi le monde politique français et international, ces nouvelles pathologies, dont les enjeux cliniques sont essentiels, permettent de poser un regard nouveau sur notre modernité. En effet, les anorexiques et les boulimiques attirent l’attention et le regard, souvent fascinent, font parler d’elles. Présentes sur la scène sociale, elles occupent l’espace de nos représentations. Leurs troubles deviennent ainsi l’étendard d’une certaine condition de l’humain, et plus encore de la femme et de son insondable féminité, en tentant de lier la beauté à un impératif de maigreur. Être belle, c’est être maigre !

Mais qu’est-ce qui est beau ? Existe-t-il une définition de la beauté ? Et dans ce cas quels sont les ingrédients indispensables qui la constituent ?

Loin d’être universelle, la beauté varie selon les époques, les cultures, les modes, chacune définissant des « canons » auxquels femmes et hommes tentent de se conformer – aujourd’hui plus encore qu’hier, puisque la beauté s’affiche dans une multiplication d’images qui, reproduites à l’infini, construisent une norme censée représenter un idéal.

Le corps contemporain « idéal » apparaît comme un instrument dont on exige des performances, que l’on façonne. Le corps de la femme est encouragé à se muscler quand celui de l’homme doit s’esthétiser, marques du masculin et marques du féminin se déplacent jusqu’à s’atténuer, voire à s’uniformiser. Plus que jamais la conception de la beauté passe par l’image. Penser le corps implique de penser la beauté d’un point de vue historique et sociologique.

Notre époque est celle du triomphe d’un corps rêvé, désinhibé, voire artificiel, c’est-à-dire modifié. La mode y occupe une place centrale, célébrant le triomphe de l’apparence, le corps stéréotypé se parant de toutes sortes de looks qui varient sans cesse.

Ces idéaux stricts sont de plus en plus stéréotypés et se réduisent à la minceur voire la maigreur, la jeunesse, la performance jusqu’à la transformation morphologique chirurgicalement assistée.

La science ne cesse de s’intéresser au corps et intervient non seulement pour le soigner, mais aussi et de plus en plus pour le modifier et le modeler afin de lui donner une apparence conforme à l’idéal du moment. C’est dans ce nouveau contexte que le recours à la chirurgie et à la médecine esthétiques s’intensifie.

Si désormais les femmes revendiquent un nouveau « droit », celui d’accéder à la beauté, c’est au prix d’une quête effrénée de transformations, à coups d’artifices, au risque d’une aliénation des femmes encore plus subtile parce qu’intériorisée par elles-mêmes.

Dans notre monde contemporain, nous assistons à une « démocratisation » de l’esthétique qui semble libérer l’individu, en combattant un certain type d’élitisme.

Et pourtant cette pseudo-libération se transforme progressivement en une insidieuse aliénation généralisée qui prend le dessus, chacun se devant de soigner son apparence conformément aux canons en vigueur. Or, ces idéaux stricts sont de plus en plus stéréotypés et se réduisent à la minceur voire la maigreur, la jeunesse, la performance jusqu’à la transformation morphologique chirurgicalement assistée. Nous constatons par exemple aujourd’hui chez les jeunes filles et les jeunes femmes une augmentation très importante de l’usage de la chirurgie esthétique, en Europe, aux États-Unis, mais aussi au Brésil, au Maghreb, en Chine. Modifier son apparence est devenu un impératif social. « Le souci de sa propre image, voilà l’incorrigible immaturité de l’homme » nous disait déjà Milan Kundera dans L’Immortalité. Quels en sont les principaux enjeux et les perspectives ?

Pour rendre leur intelligibilité à ces phénomènes, il faut d’abord revenir sur l’histoire des images. Platon déjà différenciait l’image au sens propre (eikon) et l’image simulacre (eidolon) qui tente de tromper le spectateur. Si l’eikon renvoie à une image capable de dévoiler en même temps le modèle et la substance qui l’en sépare, à savoir qu’elle est construite principalement sur un rapport de ressemblance et dissemblance tel qu’on se trouve à l’abri d’une captation sans issue, l’eidolon, en revanche, avec son imitation trop parfaite et son but, qui est d’annuler distance et décalage, produit l’envoûtement qui est le propre du simulacre et ouvre la question inquiétante du double : l’image-simulacre fascine par sa beauté, rivalise avec son modèle jusqu’à tenter de se substituer à lui. Les théories de l’image ont été profondément marquées ces dernières années par les travaux de Roland Barthes – notamment dans La Chambre claire –, de Georges Didi-Huberman, et de W.J.T. Mitchell, ce dernier ayant introduit les Visual Studies et promu le Pictural Turn dans l’analyse contemporaine. Les artistes contemporains, eux-mêmes, ne sont pas en reste dans ce renouveau conceptuel.

L’image photographique saisit l’instant, arrête l’écoulement du temps, suspendu pendant la prise de vue qui capture une limite entre l’avant et l’après.

Il nous faut différencier les « fausses » images, les images-simulacres dont parlait Platon, des « vraies » images des photographes de talent qui ont transformé en art une technique de capture du temps.

Dans La Chambre claire[2], livre majeur sur la photographie dédié à L’Imaginaire de Sartre, Roland Barthes souligne le lien direct entre la nature de l’image et le mode sensible selon lequel elle nous affecte. Il établit une distinction entre le punctum, un effet immédiat, instantané, et le studium, qui désigne les significations transmises par l’image. « Reconnaître le studium, c’est fatalement rencontrer les intentions du photographe, entrer en harmonie avec elles, les approuver, les désapprouver, mais toujours les comprendre, les discuter en moi-même, car la culture (dont relève le studium) est un contrat passé entre les créateurs et les consommateurs[3]. » Le studium a à voir avec le très vaste champ du désir nonchalant, de l’intérêt divers, du goût inconséquent : « Le studium est de l’ordre du to like et non du to love ; il mobilise un demi-désir, un demi-vouloir ; c’est la même sorte d’intérêt vague, lisse, irresponsable qu’on a pour des gens, des spectacles, des vêtements, des livres qu’on trouve ”bien”[4]. »

Le punctum renvoie pour sa part à la puissance du « ça a été », et à la personne qui s’est placée devant l’objectif de l’appareil et qui nous touche ici et maintenant, nous frappe avec toute la force de l’immédiateté grâce à ce que Barthes appelle le « milieu charnel » de la lumière. « La photo est littéralement une émanation du référent, écrit Barthes. D’un corps réel, qui était là, sont parties des radiations qui viennent me toucher comme les rayons différés d’une étoile. Une sorte de lien ombilical relie le corps de la chose photographique à mon regard : la lumière, quoique impalpable, est bien ici un milieu charnel, une eau que je partage avec celui ou celle qui a été photographié[5]. »

À l’évidence, il nous faut encore aujourd’hui différencier les « fausses » images, les images-simulacres dont parlait Platon, celles qui sont retouchées à l’extrême et que nous retrouvons sur les réseaux sociaux, des « vraies » images des photographes de talent qui ont transformé en art une technique de capture du temps depuis la naissance de la photographie.

Mais le déferlement permanent d’images à travers les réseaux sociaux et la publicité aboutit souvent à les vider de leur substance, certaines devenant au mieux inconsistantes, au pire dangereuses car excessivement modifiées, retouchées. Face à de telles images, des sujets peuvent se perdre, d’autres vont même jusqu’à déclencher des troubles alimentaires.

En effet, la retouche des photographies, longtemps réservée aux professionnels de l’image, est désormais accessible à tous. Le logiciel Photoshop, créé il y a trente ans, peut modifier n’importe quel corps et lui donner des allures de top model. Avec l’essor considérable des smartphones, les applications de retouches se sont multipliées, et tout est désormais possible : affiner les contours du corps, modifier le grain et la couleur de la peau, créer un effet « lifting », etc.

Ces nouvelles pratiques de communication ne sont pourtant pas dénuées de risques. « « Les filtres c’est une drogue » ou la tyrannie du « visage Instagram » », titrait Le Monde en janvier 2020[6]. Comme le souligne la journaliste: « Habitués à altérer leur apparence en un instant grâce à des applis parfois préinstallées dans leur smartphone, ils [les sujets contemporains] peineraient à supporter leur image “dans la vraie vie“ [7]. »

Cette invasion des images dans l’ensemble de notre environnement nous conduit à réfléchir sur l’écart qui sépare ce que nous sommes de l’image que l’on donne à voir, que nous sommes censés être.

Le spectateur voit une image, mais il en existe une autre, que voient les sujets photographiés eux-mêmes : ce qui n’est pas visible en est tout autant le sujet que ce qui y est décrit.

Dans notre civilisation, la reproduction photographique est devenue incontournable et l’acte de photographier, et de se photographier, est en soi un geste esthétique. Les conséquences sur l’expérience de chacun et sur l’identité commencent à être mesurées, les pathologies de l’image en révèlent déjà l’un des aspects les plus sombres. Mais ne risque-t-on pas, à terme, d’arriver à une sorte d’anesthésie du regard ?

NDLR : Vannina Micheli-Rechtman vient de publier Les Nouvelles beautés fatales – Les troubles des conduites alimentaires comme pathologies de l’image aux éditions Erès.


[1] Margherita Nasi, « Le boom de la chirurgie esthétique et ses risques chez les 18-35 ans », Le Monde, 3 mai 2022

[2] Roland Barthes, La Chambre claire – Notes sur la photographie, « Les Cahiers du cinéma », Gallimard, 1980.

[3] Ibid., p. 50-51.

[4] Ibid., p. 50.

[5] Ibid., p. 126-127.

[6] Séverine Pierron, « « Les filtres c’est une drogue » ou la tyrannie du « visage Instagram » », Le Monde, 17 Janvier 2020.

[7] Ibid.

Vannina Micheli-Rechtman

Psychiatre, psychanalyste et philosophe, Chercheure associée au Centre de recherches Psychanalyse, médecine et société de l'Université Paris Diderot

Notes

[1] Margherita Nasi, « Le boom de la chirurgie esthétique et ses risques chez les 18-35 ans », Le Monde, 3 mai 2022

[2] Roland Barthes, La Chambre claire – Notes sur la photographie, « Les Cahiers du cinéma », Gallimard, 1980.

[3] Ibid., p. 50-51.

[4] Ibid., p. 50.

[5] Ibid., p. 126-127.

[6] Séverine Pierron, « « Les filtres c’est une drogue » ou la tyrannie du « visage Instagram » », Le Monde, 17 Janvier 2020.

[7] Ibid.