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L’achat du succès : jusqu’où s’étend l’empire du football ?

Économiste, Économiste

La 22e édition de la Coupe du Monde de Football s’ouvrira au Qatar ce dimanche 20 novembre. L’occasion d’analyser ce qu’est devenu le football à l’aube d’une nouvelle ère qu’on peut qualifier d’hypermoderne et qui se traduit par des inégalités accrues, de nouveaux investisseurs, une mondialisation accentuée et des nouveaux modes de diffusion.

D’après le sociologue anglais Richard Giulianotti (A sociology of the global game, 1999), le football a connu quatre périodes dans l’histoire : la période traditionnelle ; la période moderne, divisée en deux : la modernité précoce et la modernité tardive ; et enfin la période postmoderne.

La période traditionnelle va de la naissance du football et de ses règles au XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale. Cette période est surtout caractérisée par l’organisation des compétitions nationales.

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La modernité précoce couvre la période de l’entre-deux guerres qui voit l’introduction du professionnalisme dans de nombreux pays au cours des années 1920 et 1930. Cette période est marquée par l’évolution de la pratique, d’abord par des aristocrates et ensuite par les classes populaires, ce qui explique la professionnalisation du football.

La troisième période, la modernité tardive, court de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1980, avec la diffusion des matchs de championnat en direct à la télévision de façon régulière.

La période postmoderne débute au cours des années 1990 avec l’arrêt Bosman, l’envolée des droits de retransmission et l’arrivée de riches propriétaires. Le marché du travail des footballeurs, notamment européen, devient très mobile et les salaires augmentent. L’économie du football connaît alors une forte croissance : en 2019, le chiffre d’affaire du Big 5 européen était plus de deux fois et demi supérieur à celui de 1999. D’un point de vue économique, on pourrait considérer la période 1990-2020 comme les « Trente glorieuses » du football.

La thèse que nous défendons dans L’argent du football, notre ouvrage paru en septembre, est que nous sommes aujourd’hui à l’aube d’une nouvelle ère footballistique que nous qualifions d’hypermoderne. Quatre éléments caractérisent cette période.

L’ère de l’hypermodernité

Le premier concerne les inégalités économiques qui, sur la période postmoderne, se sont fortement creusées, d’une part entre les clubs d’une même ligue (en 2019, le PSG était trois plus riche que son dauphin économique, l’Olympique Lyonnais et près de vingt fois plus aisé que les plus petits budgets), d’autre part entre les différents championnats (en 2019, la Premier League était près de deux fois plus riches que la Bundesliga et la Liga, 2,5 fois plus que la Serie A et trois fois plus que la Ligue 1), avec pour conséquence des compétitions, nationales ou internationales, dominées systématiquement par quelques équipes beaucoup plus riches que les autres.

Sur les quinze dernière saisons, 70% des titres allemands l’ont été par le Bayern Munich, la moitié des sacres italiens par la Juventus et les trois quarts des couronnements espagnols par le Real Madrid ou le FC Barcelone. Par ailleurs, la Ligue des Champions échappe rarement au « club des cinq » plus riches en Europe (aujourd’hui disposant d’un budget d’au moins 500 millions d’euros).

Le deuxième élément tient à l’arrivée de nouveaux profils d’investisseurs dans le football, à savoir des fonds d’investissement privés mais aussi publics (fonds souverains d’État) et des investisseurs américains, souvent déjà propriétaires de franchises de sport aux États-Unis : onze clubs de Premier League sont ainsi aujourd’hui détenus en partie ou en totalité par des propriétaires US ; en ligue 1, des fonds d’investissement privés sont actionnaires de Lille, de Toulouse et de Lyon et des fonds souverains de Paris et de Troyes.

De plus, les fonds d’investissement pas seulement dans les clubs mais dans les sociétés commerciales des ligues qui « titrisent » leurs actifs : le fonds CVC Capital Partners détient des parts dans la Liga et la ligue 1.

Par rapport au fonctionnement de l’économie du football de la période postmoderne, ce changement dans la « propriété » peut avoir au moins deux conséquences : la première a trait au fait que le football devra être rentable financièrement ; la seconde est lié à la prise de participation des fonds dans diverses équipes qui entraîne la constitution de « galaxies » de clubs de plus en plus nombreuses (selon le CIES, de 16 en 2016 à 68 en 2022) et sujettes à de futurs conflits d’intérêt sportifs (City Football Group possède onze clubs sur tous les continents).

Le troisième facteur concerne la stratégie de mondialisation des grands clubs qui leur assure des revenus commerciaux de plus en plus conséquents : depuis les années 2010, ce sont ces recettes, plus que les droits TV, qui expliquent la croissance économique des plus grandes équipes européennes.

Cette stratégie justifie l’internationalisation de plus en plus forte de certains clubs qui se traduit notamment, même si elles existent depuis longtemps, par des tournées internationales pour augmenter leur base de fans. La logique de multipropriété de clubs, notamment sur d’autres continents, va aussi dans ce sens.

Enfin, le quatrième élément résulte de l’arrivée de nouveaux diffuseurs (les GAFAN), de la multiplication des plateformes de diffusion (OTT) et des nouveaux modes de consommation. Certains avancent notamment que les jeunes générations « aimeraient » moins le football qu’avant et qu’il faut donc le réformer. En fait, rien n’est moins sûr : la perte d’intérêt n’est pas certaine (cela varie en fonction des sondages), notamment chez les jeunes générations, la réflexion devant porter plus sur la forme (direct, highlight, streaming, TV à la carte…) que le niveau de la demande.

À notre avis, tous ces éléments ne font que conforter le projet, par pléonexie, de certains grands clubs parmi les plus riches de faire « sécession » en créant la « fameuse » Super League européenne qui permettrait alors aux clubs « élus », de gagner encore plus d’argent.

Si les télévisions du monde entier mettent de très grosses sommes chaque année pour le championnat anglais (plus de quatre milliards d’euros à partir de 2022) et le championnat de football américain (dix milliards de dollars à partir de 2023), combien seraient-elles prêtes à payer pour voir jouer les vingt meilleures équipes européennes du sport le plus populaire de la planète ? Par ricochet, cette visibilité mondiale attirerait de nombreux annonceurs et sponsors.

Par ailleurs, la volonté de fermer plus ou moins cette nouvelle ligue, concept plus américain qu’européen, correspond à la volonté des dirigeants des (grands) clubs européens de modifier la répartition de la richesse entre les propriétaires et les joueurs. Jusqu’à présent, malgré ce qu’en pensent certains, « le football est le seul cas où des jeunes, venus le plus souvent de milieux populaires, rackettent des milliardaires avec le consentement de ceux-ci » (Daniel Cohen).

Ce projet d’un championnat européen illustre selon nous, la nécessité (économique) de réformer les compétitions, réforme qui constitue sans doute un des principaux enjeux actuels du football professionnel. La création de la Super League, aboutissement de tous les éléments caractérisant l’hypermodernité du football, en constituerait alors « l’apothéose ». L’historien Paul Dietschy considère ainsi que c’est « la suite logique de toutes les évolutions constatées depuis la fin du XIXème siècle. »

La bulle financière du football

Mais ce projet doit être davantage réfléchi et pensé, notamment en termes de mérite (promotion-relégation) et de redistribution (solidarité avec les ligues nationales) qu’il ne l’est actuellement, de façon à éviter qu’il ne suscite autant de réticences et d’indignation de la part de nombreux acteurs du football (supporters, joueurs, entraîneurs…), mais aussi de personnalités politiques (Emmanuel Macron, Boris Johnson…).

Le modèle présenté en avril 2021 est apparu à leurs yeux, et à juste titre, comme une simple « sécession des riches » qui allait jusqu’à vouloir changer, selon leurs bons vouloirs, les règles du « beau jeu » : les présidents ont là, manqué de psychologie et d’intelligence du moment.

Pourquoi ? Le succès planétaire du livre de Thomas Piketty (Le Capital au XXIe siècle, 2014) a montré que le thème de la répartition des richesses et celui des inégalités sont aujourd’hui au cœur de la société. Leurs liens avec la croissance de l’économie constituent également un sujet d’interrogation. L’économie du football est un domaine intéressant pour appliquer cette grille d’analyse.

Depuis les années 1990, le ballon rond connaît une forte croissance dans les principaux pays européens, ce boom économique s’accompagnant d’une augmentation des inégalités entre les clubs nationaux. Comme dans la société en général, cette inégalité concerne surtout le haut de la distribution, c’est-à-dire les clubs qui monopolisent les titres nationaux. Une des thèses de Thomas Piketty est que toute activité économique est le produit du capital et du travail, mais qu’un taux de rendement du capital supérieur à celui de la croissance économique engendre une augmentation des inégalités.

Nous savons que dans le football les succès sportifs permettent d’engranger des gains qui, en retour, facilitent « l’achat » du succès. Ce cercle vertueux explique la domination de quelques clubs.

Le processus de l’accumulation du capital dans le football présente des similitudes avec celle de l’économie. Les clubs qui aujourd’hui sont les plus performants (et donc aujourd’hui les plus riches) sont pour la plupart, les descendants des équipes ayant gagné le plus de titres dans le passé et qui sont aujourd’hui capables de vivre sur ce « capital » : sans leur histoire, le Real Madrid, Manchester United et le Bayern Munich seraient moins bien lotis. Ces inégalités entre clubs deviennent alors de plus en plus importantes et incitent les grandes équipes à rechercher un « entre-soi ».

C’est dans ce contexte socio-politique et cette période de transformation économique du football qu’il faut « lire » les nombreuses tribunes, qui, depuis la crise sanitaire et le fiasco Mediapro, fleurissent dans les médias français et appellent le football à faire son « introspection » et son autocritique : le football doit se « réinventer », se « réformer », se « rationaliser », « retrouver l’économie réelle », sortir de « cette spirale folle,…, copiant tous les travers du capitalisme financiarisé anglo-saxon » (Mediapart) ; une antienne à la mode est d’affirmer que le football est « une bulle qui va exploser », parallèle erroné entre les marchés des actifs et celui des footballeurs.

Mais ce n’est pas seulement la gestion des clubs qui sont dans le collimateur, mais également les rémunérations des joueurs et le montant de leurs transferts, souvent qualifiés « d’obscènes ». Ceci doit cependant être relativisé : seule une toute petite partie des joueurs gagne des millions alors que la plupart des footballeurs ont des carrières extrêmement courtes (environ quatre ans dans l’élite en moyenne) ; et moins d’un transfert sur trois fait l’objet d’une transaction monétaire (dans le Big 5).

De plus, vouloir réduire les inégalités en baissant les salaires des superstars se heurte à une impasse « morale » : ces joueurs ont un talent très supérieur à la moyenne dont le coût pour les clubs est fortement convexe et les supporters veulent les voir jouer, même si cela nuit à l’équilibre compétitif et aux chances de voir leur équipe favorite gagner (effet superstar). De ce point de vue, et selon le principe de différence de J. Rawls, les superstars « méritent » leur salaire : en effet l’expression de leur talent contribue au bien-être des plus pauvres.

L’augmentation des salaires moyens et celle des très hautes rémunérations engendre également une modification du fonctionnement du marché du travail des footballeurs.

La théorie de la segmentation du marché du travail permettait de caractériser le marché des footballeurs professionnels par deux segments : un segment « primaire supérieur » offrant de très hauts salaires et de belles carrières à une minorité de joueurs (en situation de monopole), et un vaste segment « secondaire » aux salaires beaucoup plus modestes et aux carrières plus courtes. Aujourd’hui, cette « dualité » se transforme en « trialité ».

Le marché primaire supérieur (celui des superstars) se décompose en deux segments distincts : le premier est composé d’une poignée de footballeurs au salaire hors norme (les « hyperstars »), que les grands clubs du Big 5 s’arrachent pour des montants de transferts dépassant les cent millions ; le deuxième est composé par des footballeurs des grandes équipes, au salaire élevé, qui bénéficient de la hausse des revenus des clubs et restent évidemment des stars et des superstars. Le troisième segment, qui lui n’a pas changé, concerne la majorité des footballeurs, soumis à une rude concurrence et avec peu de pouvoir de négociation.

Finalement, le football au XXIème siècle, qui soulèvent beaucoup de questions, suscitent inquiétudes et indignations, n’échappe pas aux grands débats économiques actuels, notamment celui de la croissance et des inégalités.


Luc Arrondel

Économiste, directeur de recherche au CNRS et chercheur à l’École d’économie de Paris (PSE)

Richard Duhautois

Économiste, chercheur au Cnam, membre du Lirsa et du CEET

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