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Tunisie : la « démocratisation » ou l’oubli organisé de la question sociale

Politiste, Politiste

Le président Macron entame ce mercredi une visite d’État en Tunisie. Sept ans après, que reste-t-il vraiment d’un changement de régime survenu à la faveur de nombreux mouvements sociaux ? Tout aurait-il changé pour que rien ne change ?

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Sept ans après la révolution tunisienne, les mouvements de protestation dénonçant les conditions de vie, la vie chère, la marginalisation des régions de l’intérieur et du sud, l’exclusion de pans entiers de la population, les violences policières, l’indignité des traitements par l’administration, et la corruption peuvent donner l’impression que « tout a changé pour que rien ne change » et justifier les discours de désenchantement et de retour à l’ancien ordre. Les analyses fleurissent d’ailleurs, dénonçant les blocages de l’économie qui nourriraient les revendications sociales et fragiliseraient la démocratie, annonçant le retour des caciques du régime Ben Ali au nom d’un besoin urgent de compétences réformatrices, préconisant une reprise en main sécuritaire pour prévenir désordre et anarchie, meilleurs terreaux pour le terrorisme, ou louant l’union nationale enfin réalisée, seule stratégie capable de protéger la société contre l’extrémisme et de mener à bien les réformes économiques. La parenthèse révolutionnaire serait-elle en train de se refermer ? Ou au contraire, la Tunisie, « unique rescapée des printemps arabes » persisterait-elle dans son être, celui de l’« exception » et du « modèle », désormais démocratique à défaut d’être économique ?

Omniprésence des débats identitaires et discussions sur la place de la religion dans la vie politique ont caractérisé les premiers moments révolutionnaires. Aussi étonnant et dommageable que cela ait pu être au regard des mots d’ordre de la révolution, cet « oubli » de la question sociale s’explique aisément : c’est autour des questions identitaires et religieuses que se sont joués les rapports de force et qu’ont pris forme les recompositions politiques. Les gouvernements qui se sont succédés entre 2011 et 2014 ont été incapables de prendre à bras le corps les délicates questions d’égalité, de citoyenneté et de redistribution des richesses, absorbés qu’ils étaient par les débats autour de la future Constitution et par la peur de s’aliéner trois forces essentielles du pays : l’UGTT, le syndicat unique, qui historiquement avait davantage assumé un rôle politique qu’une fonction d’aiguillon socio-économique ; l’administration, perçue par les « nouveaux » dirigeants comme acquise à l’« ancien régime », qui a effectivement montré une grande capacité de blocage et de résistance ; les hommes d’affaires et l’élite économique, qui formaient déjà un groupe d’intérêts, certes hétérogène mais puissant, qui a activement œuvré à la protection de ses rentes dans un contexte incertain.

On aurait pu croire que la promulgation de la nouvelle constitution en janvier 2014 et l’organisation des élections législatives et présidentielles en décembre de la même année permettent à la « question sociale » de revenir sur le devant de la scène politique. De fait, le contexte semblait plus apaisé après la fragmentation définitive du RCD (Rassemblement Constitutionnel Démocratique, ancien parti unique) et l’éclatement du bloc au pouvoir, après les luttes acharnées autour de conflits ouverts (Kasbah I et II) et des rapports de force particulièrement rudes autour d’événements traumatiques (assassinats des militants de gauche Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi en 2013 ; attentats du Bardo et de Sousse en 2015 et attaque terroriste de la ville frontalière de Bengardane en mars 2016). Mais tel n’a pas été le cas, pour d’autres raisons. Après 2014, la « démocratie » a été vue comme la nouvelle opportunité politique, le nouveau langage mais aussi le nouveau lieu de confrontation politique. Les islamistes ont joué la démocratie pour consolider l’inclusion politique qu’ils avaient entamée dès octobre 2011 ; les différents réseaux issus de l’ancien régime ont joué la démocratie pour blanchir leurs membres et se repositionner ; l’UGTT et l’UTICA (l’organisation patronale) ont joué la démocratie pour maintenir leur rôle de médiation et se constituer en véritables « veto groups »…  Autrement dit, tous les courants politiques ont saisi l’opportunité qu’a été la « démocratie » non pour débattre d’idées et de visions, non pour affirmer de nouveaux principes d’action et de nouveaux modes de gouvernement, mais pour défendre des intérêts, jouer de rapports de force et se placer au mieux au sein de l’Etat. La démocratie a été le langage du repositionnement, certains par pur opportunisme, d’autres plus stratégiquement.

Le contexte régional, particulièrement tendu et menaçant, a également participé à cette relégation de la question sociale. La guerre civile puis l’anarchie en Libye ont accru la peur de l’instabilité chez les élites tunisiennes, d’autant plus que l’Afrique du Nord dans son ensemble n’a pas été à l’abri des guerres par procuration et des rivalités géopolitiques. La « démocratie » a donc été perçue comme la formule qui stabilise le pays, comme une tentative de neutralisation mutuelle des principales forces politiques. Cette conception instrumentale de la démocratie a été en outre façonnée par la montée de l’autoritarisme partout ailleurs dans la région, en Egypte, avec la répression impitoyable des Frères musulmans après le coup d’Etat de Sissi, en Turquie, avec la pérennisation de l’Etat d’urgence, la purge de pans entiers de l’appareil étatique et l’étouffement d’une société civile pourtant très dynamique,  dans les pays du Golfe, avec le soutien déterminé des Saoudiens et des Emiratis aux contre-révolutions dans les pays du « printemps arabe ».

De sorte qu’aujourd’hui, si la phase des affrontements les plus intenses est terminée, les luttes continuent, plus feutrées. L’alliance entre les deux grandes forces du pays à partir de 2014, puis l’union nationale réalisée en juillet 2016 autour du gouvernement Chahed n’empêchent pas la poursuite de luttes : Nidaa Tounès et les réseaux de l’ancien régime sont en position de force en raison du contexte régional et des ressources (économiques, administratives, financières) acquises durant des décennies. Cependant, les islamistes continuent à bénéficier d’une très bonne insertion dans la société, malgré leur choix politique de faire profil bas et leur stratégie de repli. Surtout, les réseaux d’affaires et les réseaux politico-affairistes issus de l’ancien régime se font une concurrence acerbe et mobilisent des solidarités régionales et des soutiens politiques divers pour contrôler l’Etat, protéger leurs rentes et leur accès aux ressources économiques (crédits bancaires, licences et autres avantages, fiscaux notamment) et plus encore maîtriser les rouages de l’administration et de son pouvoir discrétionnaire.

Reconduction des modes de gouvernement antérieurs

L’oubli de la question sociale s’incarne donc principalement dans la reconduction de façons de gouverner qui avaient prévalu durant les décennies précédentes. Deux d’entre elles nous paraissent fondamentales pour comprendre cette disjonction entre urgence de la situation sociale et priorités politiques, autrement dit pour prendre la mesure du processus de dépolitisation de la question sociale.

La première est ce que nous avons ailleurs appelé l’« attente comme mode de gouvernement », qui ne peut en aucun cas être assimilé à de l’immobilisme. C’est une modalité d’action qui passe par la mise en place, parfois proliférante, de dispositifs qui, in fine, n’ouvrent pas la voie à des arbitrages, à de véritables choix, encore moins à de nouveaux horizons ou de nouvelles visions de développement, tout en jouant voire en abusant de la rhétorique du changement et de la transformation. Ce sont des actions compensatoires, des mécanismes de temporisation, des mesures d’urgence, le renouvellement sans fin de dispositifs temporaires… bref des « mesurettes » servant avant tout de calmant. Tel est particulièrement le cas des programmes d’achats de la paix sociale que sont les « chantiers » (el hadirah), véritables mécanismes d’occupation précaire et au moindre coût de personnes sans emploi dans les régions de l’intérieur, ou des dispositifs d’accompagnement des jeunes chômeurs tels Amal (« espoir »), Forsati (« ma chance »), ou Ennajem (« je peux »). L’attente comme mode de gouvernement est l’une des principales expressions du traitement différencié des populations, et de l’institutionnalisation de l’exclusion sociale. Elle s’adresse aux populations marginalisées, aux segments non ou mal intégrés dans l’économie politique tunisienne. Alors que l’Etat concède des valorisations salariales, des annulations de taxes, la perpétuation d’avantages aux corps constitués ou aux syndicats, les chômeurs, les précaires, les travailleurs de l’informel, les populations marginales qui demandent un accès aux services publics sont relégués dans ces limbes décisionnels.

La « formation asymétrique de l’Etat » constitue une autre continuité des modes de gouvernement en Tunisie. On se rappelle que l’épisode révolutionnaire avait permis de lever le voile sur l’ampleur de la fracture régionale du pays et l’inégale répartition spatiale des revenus, des ressources et des opportunités. Il avait également  montré que la différenciation régionale, fruit d’une économie politique centralisée et autoritaire, avait été historiquement construite comme de la subalternité sociale. En dépit de la rhétorique sur l’unité nationale et l’égalité de traitement, les dynamiques économiques et politiques n’ont cessé, pendant des décennies, de façonner différemment les rapports entre individus, groupes et autorités publiques, mais aussi les relations entre territoires et centre pour former inégalement la nation. Après 2011, malgré le discours sur la nécessaire décentralisation et la lutte contre l’injustice régionale, aucuns acteurs, y compris ceux qui symbolisaient la rupture, n’ont remis en cause cette asymétrie sociale et spatiale. Faiblesse des compétences administratives et professionnelles et ampleurs des conflits fonciers au niveau local, pouvoir des fiefs au sein de l’appareil étatique au niveau central, choix de politiques sociales et de politiques économiques libérales favorables aux régions les plus dotées, absence de réflexion sur un autre modèle de développement, impossibilité à concevoir une décentralisation autre qu’un aménagement à distance du territoire et une conception centralisatrice de la déconcentration, obsession du contrôle direct et stratégie de sous-traitance politique déléguée aux réseaux clientélistes partisans et affairistes… ont continué à caractériser la trajectoire tunisienne.

 Alors que la révolution avait suscité de nombreux espoirs, cette continuité dans les manières de gouverner dans un contexte plus ouvert explique l’intensification des mouvements de protestation. Les chiffres de l’Observatoire social tunisien montrent une recrudescence des actions protestataires qui sont passés de 6.000 en 2015 à plus de 8.000 en 2016 pour atteindre 11.000 en 2017, prenant le plus souvent des formes spontanées, désorganisées et surtout de plus en plus violentes. Occupation des terres, des bâtiments publics ou encore des installations pétrolières ou phosphatières, coupures de routes et des chemins de fer reflètent une montée en agressivité de ces mouvements dans un contexte économique et social particulièrement austère.

Des confusions sous-jacentes aux discours actuels

Cette montée de la conflictualité sociale suscite aujourd’hui deux discours dominants. Le premier est centré sur les blocages économiques et l’instabilité régionale : les protestations remettraient en cause la démocratie naissante en accentuant les difficultés économiques et sociales et en menaçant le fragile compromis politique. Le second discours est centré sur l’aggravation de la corruption, qui mettrait en danger la démocratie naissante. Les uns et les autres se rejoignent pour préconiser des réformes : pour les tenants de la première thèse (gouvernement actuel, donateurs, think tanks internationaux), il est urgent de les mettre en place pour empêcher le développement des mouvements protestataires et pour se protéger des dangers venus du voisinage ; pour les tenants de la seconde thèse (certains pans des forces de l’union nationale, à commencer par Youssef Chahed, opposition de gauche ; médias ; ONG internationales), les bienfaits des réformes résident dans la moralisation de la vie politique faisant de la lutte contre la corruption l’unique argument de sauvetage du pays. Le slogan répété à l’envi par le chef du gouvernement résume parfaitement cette conviction: « Le choix est entre la Tunisie ou la corruption, et moi j’ai choisi la Tunisie ».

Ces raisonnements sont fondés sur des relations de causalité pour le moins douteuses. Pour s’en convaincre, il importe tout à la fois de prendre en compte les processus à l’œuvre depuis ces sept dernières années, mais également les ressorts du pouvoir dans la Tunisie des années 1990-2000 tant ces discours sont fondés sur des confusions. Confusions sur ce qu’est le processus de démocratisation. Confusions sur ce qu’est le temps politique, ou plutôt sur l’enchevêtrement inéluctable de temporalités politiques différentes. Confusions sur les relations de causalité entre situation sociale et économique et comportement politique. Confusions enfin et peut-être surtout sur ce qu’était le « régime de Ben Ali ». 

Une nouvelle version du réformisme
sans véritables réformes

L’idée que les difficultés économiques proviennent avant tout des protestations, de l’instabilité régionale et des recompositions en cours après la révolution est tout simplement fallacieux. Les blocages ne datent pas de 2011 mais sont beaucoup plus profonds. Ils signent l’illusion du « modèle économique » tunisien : essoufflement de l’organisation dualiste de l’économie (entre secteurs offshore et activités protégées) et de la spécialisation du tourisme de masse bas de gamme ; effets pervers de la croissance déséquilibrée et de l’organisation clientéliste des activités économiques ; accroissement des activités illégales et informelles comme pansement à la désindustrialisation et au ralentissement de la croissance… Pour autant, les réformes aujourd’hui préconisées n’ont pas pour but, encore moins comme conséquence, de repenser un nouveau modèle de développement dans une perspective de long terme. Comme par le passé, elles entendent contribuer à baisser le déséquilibre budgétaire, à  gérer le plus efficacement possible les déséquilibres financiers et à assurer la solvabilité de l’Etat dans une perspective de court terme qui n’excède pas l’horizon des prochaines échéances électorales… en l’occurrence, aujourd’hui 9 mois ou 1 an. Surtout, les acteurs ou groupes qui bloquent ces réformes sont moins les manifestants et les mécontents de tout ordre que les forces instituées et structurées… qui ne sont pas nées de la révolution mais au contraire sont issues de « l’ancien ordre » : les ordres corporatistes, les syndicats (UTICA et l’UGTT) ne font que renégocier leurs acquis et privilèges. Ils tentent de se protéger des efforts demandés en convertissant leur capital historique et symbolique en avantages économiques et sociaux. L’UGTT a tiré profit de son rôle politique durant la révolution pour défendre ses bases traditionnelles et se recentrer sur la protection des inclus : embauches dans la fonction publique ; augmentation de salaires ; frein aux privatisations. L’UTICA refuse les réformes fiscales, s’agrippe à la protection de secteurs pourtant à bout de souffle comme le tourisme balnéaire bas de gamme, ou participe à l’hémorragie de devises par sa stratégie de conversion dans les services et l’importation. Les corporations s’opposent à toute modification de législation ou de réglementation interne susceptible de remettre en cause leurs faible taxation ou leur monopole. Il est vrai que le rôle joué par l’UGTT et l’UTICA dans l’élaboration d’une sortie de crise en 2013-2014 – qui leur a valu le prix Nobel de la paix, avec la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme et l’ordre des avocats – a fait d’eux les partenaires et garants incontournables de la stabilité du régime politique né de la constitution de 2014. Ceci leur a octroyé la capacité de bloquer toute mesure qui pourrait aller à l’encontre de leurs bases respectives et des intérêts qu’ils représentent.

Dans ces conditions, on peut lire la situation actuelle comme une reconfiguration, inédite, du réformisme caractéristique de la trajectoire tunisienne. On l’a montré ailleurs, le réformisme, comme problématique obligée du politique depuis le milieu du 19ème siècle au moins, peut être défini comme une pensée morale qui définit le bien et le mal, le vrai et le faux. Le réformisme n’a pas pour objet de concevoir et appliquer des réformes, aux contenus savamment élaborés, encore moins d’en assurer le succès ; il convoque sans cesse les réformes comme façon d’affirmer le pouvoir et d’asseoir l’autorité. Le réformisme est donc plutôt une manière d’être et de se conduire, une façon de gouverner qui en Tunisie, a pris les contours de la modération, de la sensibilité à l’ouverture à l’international tout en préservant les acquis et les spécificités nationales. Cet exercice du pouvoir a longtemps été autoritaire en faisant se rencontrer discipline, contrôle social, normalisation des individus. Aujourd’hui, une nouvelle dimension du réformisme apparaît, dans un contexte fait d’incertitude et d’instabilité, mais aussi de pluralisation du champ politique : celle du renoncement à transformer l’économie, le renoncement à prendre des décisions radicales, à mettre fin à des positions de rente, à sortir de l’économie politique du régime autoritaire précédent, à opérer des arbitrages et à en assumer les conséquences politiques et sociales. Bref, le réformisme s’incarne dans cette incapacité à penser le changement. L’articulation des logiques d’extraversion et des logiques de domination a été renouvelée : la rhétorique du « bon élève économique » avant tout destinée aux bailleurs de fonds et à la communauté internationale a été remplacée par celle du « bon élève démocratique » ; quant à l’économie politique au cœur de l’autoritarisme, elle n’a pas disparu, et si elle est certainement moins disciplinaire et normalisatrice qu’avant 2011, elle n’a pas remis en cause les fractures sociales et régionales qui alimentent le sentiment d’injustice sociale.

Cette économie politique du réformisme ne cesse d’atteindre ses limites tout en étant perpétuellement reconduite. La révolution n’a pas signé sa mort alors même que les protestations la ciblaient directement. De la même façon, aujourd’hui, les expressions de plus en plus violentes de mécontentement, qui expriment une demande d’Etat, ne rencontrent qu’un appareil étatique de moins en moins capable d’assurer l’inclusion demandée. Le réformisme, qui s’exprime dans l’agitation à faire des plans destinés à rester lettre morte, à enchainer les consultations qui ne débouchent sur aucun arbitrage, à mettre en place des « pansements » sociaux et des mesures de temporisation, entretient l’illusion d’un Etat qui agit, au moment même où il renonce à transformer. Autrement dit, dans le contexte actuel, le gouvernement par l’attente a (re)pris les contours du réformisme, qui apparaît ainsi comme une grammaire du pouvoir permettant aux élites dirigeantes, de quelque bord qu’elles soient, de s’adapter à la nouvelle donne tout en ne remettant pas en cause ce qui leur donne des petits pouvoirs.

Une gestion sécuritaire des protestations

A l’exacerbation de la protestation sociale, les gouvernements successifs ont  constamment répondu en temporisant on l’a vu, mais également en cooptant les leaders des mouvements protestataires pour mieux les diviser et garantir leur essoufflement. Cette gestion à court terme va de pair avec l’érosion des canaux d’intermédiation qui ont historiquement joué un rôle central dans le gouvernement du mécontentement social. Trois types de raisons expliquent l’intensification des conflits et des tensions sociales. Tout d’abord, la majorité des nouveaux partis politiques sont aujourd’hui faiblement ancrés dans la société. La disparition des réseaux RCD et leur fragmentation concomitante de la pluralisation politique n’ont pas donné lieu à l’émergence de nouveaux arrangements. Jadis, les aides collectées de façon souvent coercitive auprès des hommes d’affaires, la participation « volontaire » au fond national de solidarité (le fameux 26-26) ou l’embauche des protestataires en contrepartie d’avantages administratifs ou fiscaux permettaient de gérer les explosions sporadiques de mécontentement dans le contexte d’un exercice autoritaire du pouvoir. Aujourd’hui la concurrence des anciens réseaux, qui ont perdu leur élément fédérateur, amoindri l’efficacité de cette tactique. Ensuite, l’UGTT a perdu de sa capacité à assumer ce rôle de médiateur, tant son positionnement politique, particulièrement après les élections de 2014, s’est concentré sur la défense des droits des salariés et plus généralement des inclus. Ce choix a rendu de plus en plus difficile le travail d’intermédiation que les antennes locales et régionales du syndicat assumaient souvent (et tentent encore parfois de le faire). Enfin, l’explosion de la colère sociale s’explique aussi par l’incapacité des nouveaux courtiers, souvent issus de la société civile, à s’imposer comme médiateurs, dépourvus qu’ils sont de relais au sein du pouvoir. Tel est par exemple le cas du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) qui tout en ayant accumulé une connaissance sans égale des tensions sociales qui traversent le pays a du mal à convertir son ancrage sur le terrain en contribution à la résolution des conflits. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le projet de loi portant sur le Conseil du dialogue social envisage de n’intégrer dans sa structure que les instances historiquement constituées, à savoir l’UGTT et de l’UTICA. Ce biais traduit l’exclusion, de fait, des acteurs émergents de la société civile issus de la révolution et empêche que le processus de pluralisation en cours ne trouve une expression dans le gouvernement du mécontentement.

Conscients de l’érosion de ces canaux, les mouvements protestataires optent de plus en plus souvent pour des opérations chocs qui interpellent directement le pouvoir central. C’est ainsi qu’en 2017, les manifestants de Tataouine ont exigé de négocier directement avec le chef du gouvernement Youssef Chahed. Après des mois de tensions couronnés par une grève générale dans la ville, par l’occupation des installations pétrolières et par l’arrêt de la production de pétrole, des négociations ont bien eu lieu au siège du gouvernorat de Tataouine. Mais l’accord finalement trouvé ne s’est réalisé que par l’implication du secrétaire général de l’UGTT en personne, en tant que médiateur auprès du gouvernement, et plus précisément du Premier ministre. En mettant en exergue la faiblesse des médiations locales, cet épisode suggère l’impuissance du pouvoir local à gérer les crises. Les élites dirigeantes ne sont pas prêtes à s’émanciper du modèle centralisateur, historiquement constitué, où l’Etat est le seul garant de l’unité nationale et de l’intégrité de la société. Elles continuent à voir dans l’hypothétique renforcement des régions un risque de fragmentation, voire de dislocation du pays. Dans ce contexte, on comprend que la gestion sécuritaire des protestations reste souvent la seule solution envisageable, en tout cas celle le plus souvent privilégiée bien qu’elle soit loin de faire preuve d’efficacité. Elle ouvre la porte à une criminalisation des mouvements protestataires considérés comme faisant le lit du terrorisme, et légitime ainsi leur répression. Dans les régions frontalières, la présence accrue des forces militaires et sécuritaires aggrave ce cercle vicieux. Alors qu’elle entend faire face au danger terroriste qui s’est intensifié avec l’enlisement de la Libye dans la crise, la militarisation des frontières ne peut qu’accroître les difficultés économiques et alimenter les protestations parce qu’elle freine l’économie contrebandière, seule source de revenus dans ces régions.

La corruption, mère de tous les dangers pour la démocratie ?

Pour beaucoup, la corruption serait la mère de tous les dangers pour la démocratie. Les anciens opposants de Ben Ali sont nombreux à estimer, tel Moncef Marzouki, que les deux jambes du régime étaient la police et la corruption. Aujourd’hui, opposants comme membres de l’union nationale, acteurs de la société civile comme bailleurs de fonds s’accordent à dire que l’urgence est de lutter contre la corruption, afin de sauver la démocratie. Comme si la corruption était le critère par excellence de l’appréciation d’un régime politique…

Ce paradigme est fallacieux pour au moins deux raisons. D’une part, ce n’était pas la corruption en tant que telle qui était problématique sous le régime Ben Ali, mais la signification politique que prenait le chevauchement entre positions de pouvoir et positions d’accumulation dans le contexte de l’exercice autoritaire du pouvoir. Celui-ci ne se fondait pas simplement sur la « prédation », l’accaparement et les conflits d’intérêts – aussi prégnants ces comportements aient-ils été – mais sur l’insertion des mécanismes de pouvoir dans les rouages économiques et sociaux et la multiplicité des pratiques d’accommodement négocié à la domination. Cette insertion permettait le dévoiement des règles et des normes juridiques en érigeant le patronage et le clientélisme comme les principaux déterminants de l’ascension sociale et de l’accumulation économique pour les plus aisés, de la survie pour les autres. La chute du régime a modifié les règles du jeu en multipliant les courtiers, les médiateurs, les protecteurs. Ce que certains qualifient de démocratisation ou de généralisation de la corruption n’est en réalité que le résultat d’une prolifération des arrangements qui fondent un exercice du pouvoir arbitraire, discrétionnaire et coercitif, où l’Etat jadis prédateur se trouve travaillé par ces multiples réseaux – certains directement issus de l’ancien régime, d’autres liés aux nouvelles élites – par leur concurrence. Cette prolifération des acteurs du courtage et du trafic d’influence est beaucoup moins efficace pour le maintien de l’ordre social et politique. Plus que la corruption en soi, c’est toute l’économie politique tunisienne qu’il faut questionner en ce qu’elle reflète l’exercice du pouvoir.

Or ceci n’est pas envisagé, pas même pensé par le discours actuel sur la lutte contre la corruption. Alors même que la Commission de vérité sur les affaires de corruption (ou Commission Abdelfattah Amor, du nom de son président) avait produit des documents montrant le caractère systématique de pratiques articulant prise d’intérêts et exercice du pouvoir au niveau local comme au plus haut sommet de l’Etat, personne ne s’est saisi de ces informations pour en faire une analyse ou porter le débat dans l’espace public. Ces documents ont été réduits à une compilation de faits divers. Au contraire, une loi de blanchiment a été votée en faveur des cadres de l’Etat condamnés pour corruption. En les amnistiant, cette loi a dépolitisé ces pratiques et a occulté leur dimension centrale dans l’exercice autoritaire du pouvoir qui provenait de leur articulation avec les rouages sécuritaires et policiers de l’Etat. De même, la lutte actuelle se concentre sur la dénonciation morale de comportements individuels, avec l’arrestation de certains personnages hauts en couleur et entend démontrer ainsi l’engagement du gouvernement. Elle ne peut ou ne veut prendre la mesure politique de la multiplication des réseaux et des arrangements qui se concurrencent et font de l’appareil étatique leur principal champ de bataille, précisément parce qu’ils sont articulés au politique.

C’est donc un discours anti corruption des plus anecdotiques qui tient lieu et place de débat sur l’avenir du pays, sur les libertés fondamentales, sur le respect des textes et du droit, sur l’intérêt général et le bien public. La lutte contre la corruption apparaît comme une stratégie très politique de dépolitisation, permettant d’éviter les débats de fond sur les futurs possibles du pays et simultanément l’ancrage toujours plus poussé des réseaux politico-affairistes au sein de l’Etat. Ce discours illustre aussi la conception particulièrement pauvre qu’ont les acteurs dominants de la démocratie, une appréhension purement morale et procédurale – dépolitisée, donc – de la démocratie. Perçue comme un kit, des procédures électorales et comme un processus de moralisation, la démocratie permettrait efficacité économique, résorption des problèmes sociaux, transparence, arbitrage et vie politique consensuelle. Cette confusion a pour conséquence de sous-estimer, de nier, de ne pas voir les vrais problèmes actuels qui résident avant tout dans le non respect de l’ordre juridique et des règles de droit, dans la violation des droits élémentaires, dans le rôle renouvelé de la police, dans les modalités d’accumulation de richesse, dans la reproduction des fractures régionales et sociales, dans les modes de gouvernement à faible coût de régions entières, dans les risques du gouvernement par l’attente…

La recherche de l’unicité dans le contexte de pluralisme  

Au jeu des différences, la continuité semble l’emporter. « Tout changer pour que rien ne change » est d’ailleurs l’un des leitmotivs les plus prégnants dans la société tunisienne aujourd’hui. Au terme de ce rapide tour d’horizon, il est cependant impossible d’adhérer à cette interprétation dès lors que l’on s’intéresse à la signification politique des actions et que l’on cherche à comprendre les transformations de sens qui se cachent derrière les continuités de pratiques. Certes, l’obsession de l’unité nationale perdure, sous la forme du Pacte. Signature d’un document par l’ensemble des protagonistes de la vie politique et sociale du pays, le Pacte de juillet 2016 n’est pas sans faire penser au Pacte national de 1988 (signé par l’ensemble de la classe politique tunisienne au lendemain de la prise du pouvoir par Ben Ali) ou au Pacte fondamental de 1857 (première traduction d’un certain nombre de principes politiques fondamentaux). Mais la signification même du Pacte a changé, car le contexte n’est plus le même. Aujourd’hui, l’imaginaire de l’unicité comme l’idéal du consensus prennent corps dans un paysage pluraliste. Au consensus obligé a succédé la rhétorique du compromis nécessaire pour stabiliser le pays. Si les tentations autoritaires restent présentes, notamment à travers l’obsession de l’unité, du dépassement des clivages, de l’effacement des différences et de la négation des contradictions, qui vident en partie le sens de la démocratie et de ses inévitables conflits, elles sont également limitées par le pluralisme actuel.

Le pluralisme est porté par des dynamiques plurielles. La première est incontestablement la fragmentation du RCD qui a donné naissance à de multiples réseaux, autour d’affinités idéologiques, politiques, régionales, mais aussi autour d’intérêts matériels, économiques ou financiers, et symboliques. Ces réseaux se concurrencent et l’appareil étatique est leur principal champ de bataille dans la mesure où la puissance et l’accumulation s’obtiennent par la maîtrise de l’articulation entre mécanismes économiques et ressorts du pouvoir. L’intégration des islamistes dans le champ politique constitue une deuxième dynamique, extrêmement puissante : leur participation au pouvoir a suscité des tensions en leur sein et au sein de leurs rivaux historiques, désormais nouveaux alliés (i.e. le camp séculariste), accrues par le choix stratégique de leur leader, Rached Ghannouchi, de normaliser le parti et de mettre fin à l’expérience de l’islam politique au profit d’une nouvelle labélisation : les musulmans démocrates. Issu de la même matrice réformiste que le RCD, ce processus d’alliance avec l’ancien régime s’est réalisé de façon plus facile que prévue, mais le renoncement par le religieux de l’utopie sociale qu’il a suscité et la technocratisation de sa vision politique ont aussi contribué à accroitre les tensions au sein de la mouvance islamiste. Une troisième dynamique de pluralisation est portée par l’hétérogénéisation de l’appareil sécuritaire, travaillé tout à la fois par des rivalités de corps, par son tropisme pour les affaires, que ce soit en termes d’économie de la protection ou en termes de participation directe aux activités économiques et financières, par sa participation à la concurrence exacerbée entre réseaux politico-affairistes, et par l’émancipation de l’armée qui, bien qu’encore muette, n’est plus marginale. Enfin, bien qu’incapable de peser de façon significative dans les débats, dans l’agenda des gouvernants et dans la réflexion sur la citoyenneté, la société civile contribue à la pluralisation en permettant l’expression de mouvements protestataires, désorganisés localisés et spontanés, mais aussi de demandes plus structurées autour des questions des droits des individus. Loin d’être un levier de transformation, de délibération, d’arbitrage et surtout d’institutionnalisation du conflit, la « démocratie » ressemble, dans la Tunisie pluraliste d’aujourd’hui, à une formule de stabilisation et de préservation d’équilibres fragiles, consacrant l’Etat d’injustice.


Béatrice Hibou

Politiste, Directrice de recherche au CNRS

Hamza Meddeb

Politiste, Chercheur à l'Institut Universitaire Européen de Florence

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