Economie

Nous avons toujours été post-capitalistes

Professeur de littérature et médias

Loin de se résumer à l’obstination d’une idéologie irréaliste, à un vœu pieux ou à un rêve fou, le post-capitalisme fait déjà l’objet de théorisations stimulantes, d’expérimentations réjouissantes et de stratégisations (presque) convaincantes. Petit survol de quelques réponses disponibles dans le paysage intellectuel actuel.

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La plaisanterie est aujourd’hui aussi célèbre que tragi-comique : à l’esprit catastrophiste qui aime à baptiser notre époque du terme d’« anthropocène », la fin du monde semble plus facile à envisager que la fin du capitalisme. On en est sans doute arrivé là à force de fausses prophéties annonçant comme imminents le grand soir du Capital, les lendemains qui chantent et l’avenir radieux de la société sans classe. Les prophètes de la révolution prolétarienne mangent les pissenlits par la racine, mais le capitalisme est toujours là – toujours plus intimement imprégné dans nos habitudes de consommation, nos modes de vie, nos façons de penser. Toujours plus triomphant…

Lourds d’un tel héritage de « dépassements du capitalisme » toujours annoncés et toujours démentis, comment – et surtout pourquoi – reprendre aujourd’hui cette rengaine éculée ? Comment et pourquoi ne pas craindre le ridicule qui ne manquera pas de tomber sur une telle naïveté ? Au nom de quoi espérer ré-ouvrir un horizon de pensée post-capitaliste ?

Nous avons toujours été post-capitalistes…

Clarifions une première évidence : tout le monde n’a pas été « désillusionné » par la récurrence des fausses prophéties. L’élaboration d’alternatives au capitalisme, la dénonciation de son caractère insoutenable, la prise au sérieux du besoin non seulement d’imaginer autre chose, mais de commencer sans attendre à le mettre en place – tout cela a depuis toujours vivifié des champs de pensée plus ou moins marginaux, plus ou moins invisibilisés, plus ou moins réalistes, plus ou moins convaincants. Avec des hauts (les années 1970) et des bas (les années 1990), l’imagination d’un horizon post-capitaliste a persisté à faire entendre sa basse continue derrière les railleries des envoûtements médiatiques bien-pensants.

Un courant important de l’activisme numérique des vingt dernières années a envisagé les nouveaux modes de communication en réseaux — avec leurs échanges libres et gratuits de pair-à-pair, avec leur constitution concrète de « communs » mis à la disposition de tous sur internet – comme annonçant un dépassement « révolutionnaire » des logiques propriétaires ayant dominé l’âge du capitalisme industriel. L’emprise des GAFAM (Google, Apple, Amazon, Facebook, Microsoft) sur la computation en plateformes, l’intrusion ubiquitaire de la surveillance sécuritaire ou encore les attaques contre le principe de la neutralité du Net ont certes montré que les communs numériques sont au moins autant un terrain de bataille qu’un simple acquis. Il n’en reste pas moins vrai qu’une certaine forme de post-capitalisme est déjà à l’œuvre à la fois dans les luttes qui se mènent pour défendre et étendre ces communs, et dans l’extension extrêmement rapide (à l’échelle de temps anthropologique) d’une socialité numérique qui – par-delà tous les problèmes qu’y dénoncent (souvent à juste titre) des critiques fréquemment réactionnaires – rend possibles des modes de communication (c’est-à-dire de « mise en commun ») susceptibles de miner, de subvertir, voire renverser les fondements propriétaires de la domination capitaliste.

Des économistes comme Yochai Benkler annoncent depuis plusieurs années le dépassement de la Richesse des nations par la Richesse des réseaux. En dénonçant les façons dont le capitalisme profite de la prétendue gratuité pour extraire de profits faramineux de la généreuse inventivité des internautes, les Telekommunisten en appellent à la formation d’instruments légaux clairement post-capitalistes, au sein desquels l’usage gratuit ou payant d’un bien numérisé serait modulé selon les finalités de cet usage : seuls les capteurs de profits se trouveraient captés dans le filet d’une exigence de rémunération. De la Belgique à l’Équateur, des collectifs internationaux comme la fondation P2P de Michel Bauwens réfléchissent, discutent, théorisent, projettent des modes d’implémentation des logiques de partages émergées d’internet pour les étendre bien au-delà ou en-deçà des seuls communs numériques. Plus près de nous, des dizaines et des centaines d’îlots de résistances locales, depuis les AMAP jusqu’aux ZAD et à Tarnac, construisent déjà, à leur échelle propre, des alternatives concrètes qui aident à entrevoir à quoi pourrait ressembler, sur le terrain, une société post-capitaliste.

Comme l’affirment les auteurs du Manifeste accélérationniste, il s’agirait moins d’avoir à inventer quelque chose d’absolument inédit, en rupture complète avec le passé – comme nous invitait à le faire un certain imaginaire révolutionnaire – que d’accélérer des mutations déjà rendues imaginables et possibles par le développement même des forces de production aujourd’hui à l’étroit dans le carcan des relations sociales capitalistes. Le duo de théoriciennes Katherine Gibson et Julie Graham travaillent depuis 1996 à libérer les traditions et expérimentations perçues comme « alternatives » de la chape de plomb qui les relègue à ce statut marginal par la seule magie du fantasme d’omnipotence qu’une vulgate marxiste a projeté sur le « capitalisme ». Des myriades d’agencements collectifs, hérités du passé le plus lointain comme résultant des innovations les plus imprévisibles, fraient des dizaines de voies n’ont même pas à « sortir » du capitalisme, pour la bonne raison qu’elles n’y sont jamais vraiment entrées.

Autrement dit : le post-capitalisme – loin de se résumer à l’obstination d’une idéologie irréaliste, à un vœu pieux ou à un rêve fou – fait déjà l’objet de théorisations stimulantes, d’expérimentations réjouissantes et de stratégisations (presque) convaincantes. De même que Bruno Latour nous a fait voir que nous n’avons en réalité jamais été modernes, de même pourrait-on dire de certains d’entre nous qu’ils ont toujours été post-capitalistes.

Un triomphe catastrophique

La vraie question est de se demander si l’anti-capitalisme est voué à rester cantonné dans les ghettos de quelques minorités agissantes – ou s’il a une chance de renverser les rapports de forces actuels pour assurer à tous un avenir véritablement post-capitaliste. À regarder les choses de loin, si notre moment actuel a une spécificité, c’est que l’écart a rarement été aussi énorme entre, d’une part, la probabilité d’un effondrement dramatique des logiques ayant permis au capitalisme d’assurer sa survie et sa prospérité depuis deux siècles et, d’autre part, l’inhibition des discours politiques perçus comme « crédibles » dans leur revendication de l’horizon post-capitaliste. C’est précisément ce grand écart paradoxal qu’exprime la plaisanterie initiale : comment expliquer que si peu d’entre nous s’attachent à penser la fin du capitalisme, alors même que tant d’entre nous se sentent sommés de penser la fin du monde ?

À regarder les choses de plus près, toutefois, on pourrait bien être en train de voir le capitalisme causer lui-même la fin de son monde, qu’il n’est pas si évident que cela de considérer comme le nôtre. Certaines évolutions observables dans cette Terre Sainte de Capital Absolutisé que sont les USA de Donald Trump. Dans un excellent article récent de la Revue du Crieur, Laura Raim rappelait quelques indices frappants d’un post-communisme peut-être en train de (re)prendre forme au sein de milieux encore minoritaires mais pas forcément excentriques de la société états-unienne : la jeune revue Jacobin qui a réussi à catalyser une frange remarquablement radicale de la gauche américaine est parvenue en cinq ans d’existence à réunir 40 000 abonnés, à attirer plus d’un million de visiteurs par mois sur son site internet, ayant vu ses abonnements doubler durant les quatre mois faisant suite à l’élection de Donald Trump après avoir enregistré plus de 400 abonnements par semaine pendant la campagne de Bernie Sanders ; au cours de la phase primaire des dernières joutes électorales, ce dernier est parvenu à remporter 23 états contre Hillary Clinton, attirant à lui davantage de jeunes électeurs que Trump et Clinton réunis.

Derrière ces effets de surface, Laura Raim pointe très pertinemment certaines explications sociologiques de ces réorientations politiques, selon une analyse de la misère en milieu universitaire admirablement développée dans le dernier ouvrage de Christopher Newfield. Le large mouvement de radicalisation dont ont bénéficié le candidat Sanders et la revue Jacobin semble explicable en partie par la précarisation de toute une vaste classe de l’intelligentsia ayant bénéficié d’un bon niveau d’éducation, mais au prix d’un énorme boulet de dette étudiante qui devient d’autant plus écrasante que les emplois universitaires remplacent les postes stables bien rémunérés par des vacations précaires payées au lance-pierre, avec jusqu’à trois quart des enseignants rémunérés au cours. Du point de vue qui nous retient ici, ces terribles conditions financières et professionnelles sont une bonne nouvelle : le capitalisme des plateformes, si prompt à se gargariser et à profiter des opportunités de l’Intelligence Artificielle, paraît être assez humainement imbécile pour creuser sa propre tombe, en prolétarisant ceux dont il a besoin pour créer et entretenir sa richesse. Malgré un large consensus médiatique proclamant l’inéluctable triomphe du capitalisme — martelé par les multiples avatars de Tina (There Is No Alternative), à commencer en France par la faiblesse des résistances opposées aux réformes du gouvernement Macron — ce triomphe pourrait bien être davantage catastrophique que définitif, au sens où, étymologiquement, la catastrophe tient davantage d’un retournement imprévu que d’un prévisible effondrement.

C’est cette hypothèse qu’aimerait explorer une série d’analyses dont ce texte constitue le premier volet – survolant un dossier d’articles qui sera publié ce printemps par la revue Multitudes*. En même temps que le triomphe apparent du capitalisme paraît devoir entraîner l’asphyxie de la planète qui a jusqu’ici supporté la vie de ses agents, n’est-ce pas aussi de l’intérieur que le capitalisme est en train de muter vers « autre chose » ? Que pourrait donc bien être cette « autre chose » ? À quoi ressemble-t-elle ? Comment en repérer les dynamiques principales ? C’est ce que tenteront d’esquisser les parties suivantes de cette série.

 

 *« Post-capitalisme ? », Multitudes, n° 70, avril 2018, disponible dans certaines bonnes libraires, auprès du diffuseur Pollen ou en ligne sur https://www.cairn.info/revue-multitudes.htm


Yves Citton

Professeur de littérature et médias, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, Co-directeur de la revue Multitudes