Economie

Ceci n’est pas (encore) une crise

Economiste

A chaque soubresaut de la Bourse, la question revient : la prochaine crise financière serait-elle à nos portes ? Le mouvement de correction engagé ces derniers jours n’échappe pas à cette réaction panique et pourrait bien entraîner ce que tout le monde redoute. Est-on prêt à y faire face ?

Au son d’une alarme un peu entêtante – « les taux d’intérêt et l’inflation remontent… les taux d’intérêt et l’inflation remontent… » –, le réveil a retenti ces derniers jours, sortant les marchés financiers de la douce euphorie dans laquelle ils baignaient jusqu’alors. Douce, parce que leur volatilité était très faible, c’est-à-dire que les cours demeuraient stables. Euphorie, parce que le niveau des cours était extrêmement élevé. Rappelons juste que sur les marchés d’action, l’un des indicateurs pourtant très suivis, celui de Robert Shiller rapportant le prix des actions aux bénéfices lissés des entreprises, s’établissait au mois de janvier, sans inquiéter grand monde, à plus de 33, soit son niveau à la veille de la crise de 1929 ! Quant aux valeurs des marchés d’obligations, ce sont les achats en masse effectués par les banques centrales pour rétablir la liquidité des banques et des marchés qui les ont gonflées.

Les marchés craignent que les taux d’intérêt ne remontent bien plus vite qu’ils ne l’avaient anticipé. Plusieurs questions se posent. Que se passe-t-il quand les taux remontent plus que prévu ? Une telle crainte est-elle fondée ? La correction qu’elle engendre peut-elle dégénérer en crise ? Si tel était le cas, serait-on mieux protégés qu’on ne l’était il y a dix ans ?

Comme un coup d’aiguille dans les bulles en formation

Une hausse de taux d’intérêt mal anticipée, à la suite d’un emballement financier, a l’effet d’un coup d’aiguille dans les bulles qui se sont formées, faisant éclater celles qui ont trop gonflé. La hausse des taux fait perdre de la valeur aux titres qui ont été émis à un taux plus faible. C’est pourquoi les investisseurs la redoutent. Et lorsqu’ils se mettent à anticiper un tel effet, les investisseurs vendent les titres dont ils craignent la chute du cours et la font se réaliser par leurs propres ventes. Il y a toujours dans les phases de retournement du marché une grande part de « prophéties auto-réalisatrices ».

Mais pourquoi donc cette crainte d’une hausse plus rapide que prévue des taux d’intérêt ? C’est davantage lié à la situation économique américaine qu’avec celle qui prévaut de notre côté de l’Atlantique. Même si la reprise est là en Europe et que l’inflation semble être sur une tendance haussière, c’est en grande part la vigueur, sinon même la surchauffe, de l’économie américaine que la plupart des analystes situent au-delà de son potentiel, qui oriente les anticipations d’inflation à la hausse. La politique procyclique de Donald Trump, avec des mesures budgétaires et fiscales qui, au lieu d’atténuer le mouvement du cycle, l’accentuent, ne fait que conforter ces anticipations. Les anticipations d’inflation nourrissent alors celles de hausses des taux puisqu’elles font logiquement envisager une augmentation des taux directeurs de la Fed, donc celle de l’ensemble des taux courts aux États-Unis, puis celle des taux longs par l’effet des anticipations de taux courts et par les primes que les investisseurs viennent à incorporer dans les taux longs pour compenser l’inflation qu’ils anticipent.

Si l’inflation repart vraiment, ce sera toutefois davantage du fait du jeu des anticipations et d’effets auto-réalisateurs que par les mécanismes économiques supposés ici présider à sa remontée. Quels sont en effet ces mécanismes supposés ? Pour les plus orthodoxes, qui croient encore au schéma ancien de la politique monétaire, les liquidités que la banque centrale met à la disposition des banques (base monétaire) permettent une augmentation plus que proportionnelle de la monnaie qui circule dans l’économie (masse monétaire), et celle-ci ferait augmenter les prix.

Il semble toutefois que si la très forte augmentation de la base monétaire dans le cadre des politiques monétaires non conventionnelles a très vraisemblablement évité aux économies aux prises avec la crise financière de s’enfoncer dans une déflation douloureuse, elle n’a pas pour autant permis d’orienter la monnaie vers des utilisations productives dans l’économie réelle. Ce faisant, celle-ci n’a guère remis l’inflation sur une trajectoire lui permettant de retrouver la cible des 2 % que visent la plupart des grandes banques centrales (BCE, Fed, Banque d’Angleterre, …). Qu’à cela ne tienne, ce serait juste une question de délai. L’inflation se serait fait un peu attendre, mais sa reprise actuelle prouverait la persistance des mécanismes monétaires traditionnels (d’abord le multiplicateur reliant la base et la masse monétaire, ensuite la relation quantitative de la monnaie entre masse monétaire et inflation). La confirmation ou non du mouvement actuel établira la validité ou pas de ce raisonnement.

Autre mécanisme économique par lequel l’inflation est supposée pouvoir repartir, celui selon lequel l’embellie du marché de l’emploi entraînerait une augmentation des salaires qui elle-même ferait augmenter l’inflation. Cet enchaînement, à la base de ce que les économistes nomment la courbe de Phillips, prête toutefois aux salariés un pouvoir de négociation qu’ils avaient peut-être dans la période du capitalisme contractuel des trente glorieuses, mais qu’ils ont perdu dans celle du capitalisme financiarisé que nous vivons.

Bref, il est loin d’être certain que la hausse actuelle de l’inflation soit durable.

Cette correction était nécessaire, histoire de sortir la finance de sa lévitation, et de la reconnecter ne serait-ce qu’un peu à l’économie réelle.

C’est peut-être donc sur la base d’une croyance potentiellement erronée, celle d’une reprise durable de l’inflation, que les marchés sont en train d’opérer une correction. Au fond, peu importe, puisque cette correction était nécessaire, histoire de sortir la finance de sa lévitation, et de la reconnecter, ne serait-ce qu’un peu, à l’économie réelle. Ce qui importe davantage c’est la question de savoir s’il s’agit d’un mouvement de correction ou si cet accès de fébrilité annonce une prochaine crise financière. La question est importante mais la réponse difficile, voire impossible, au-delà du constat qu’il y a toujours une part d’auto-réalisation dans les crises financières : il se passera donc ce que les investisseurs du marché craindront qu’il puisse se passer et le résultat ne sera autre que le produit de ce qui les amènera soit à paniquer soit à se calmer, d’où l’importance d’ailleurs d’une communication rassurante, notamment celles des banquiers centraux, en ces temps d’agitation.

Il est, en revanche, une réponse moins sibylline à une autre question tout aussi importante : si la situation dégénérait en crise financière, aurait-on les moyens d’y faire face ? La réponse est plutôt non et ce quelle que soit la conception de l’instabilité financière que l’on puisse avoir. Que l’on raisonne en termes de choc financier, en faisant comme si une crise financière tombait du ciel, comme en quelque sorte extérieure au système financier, ou que l’on y voit, au contraire, une instabilité inhérente aux structures et aux comportements de ses acteurs, il n’y a de toute façon ni digue suffisamment haute pour faire face à un choc, ni changements suffisants au niveau des structures et des comportements pour ne pas engendrer l’instabilité à laquelle ces mêmes comportements et ces mêmes structure ont conduit en 2007-2008.

Étayons un peu. Il y a bien eu des réformes pour rendre les banques plus solides et les marchés financiers mieux organisés. Les Accords de Bâle 3, signés en 2010, ont ainsi permis de renforcer les exigences de fonds propres, en qualité et en quantité pour que les banques soient davantage en capacité d’absorber leurs pertes éventuelles. Ils ont également fait en sorte que les banques gèrent plus prudemment leur risque d’illiquidité : elles détiennent davantage d’actifs liquides et se soucient davantage de la stabilité de leurs ressources. Ces accords ont également attiré l’attention sur la nécessité de faire varier les exigences de fonds propres en fonction du cycle financier pour les rehausser en phase d’emballement, et d’être un plus exigeant envers les banques systémiques. Tout cela est en cours d’application.

L’Union bancaire en zone euro et les lois Dodd-Frank aux États-Unis ont également contribué à une réorganisation importante des dispositifs de surveillance : en zone euro, c’est désormais la Banque centrale européenne qui supervise les grandes banques, de même que, aux Etats-Unis, la Fed a vu ses prérogatives renforcées en matière de stabilité financière, plus spécifiquement pour la surveillance des banques systémiques et que de nouvelles agences réglementaires ont vu le jour pour mieux protéger le consommateur de services bancaires et financiers. La mise en place de dispositifs de résolution des difficultés bancaires devraient également se traduire par une responsabilisation plus grande des créanciers et faire en sorte que les pouvoirs publics ne soient plus systématiquement les premiers, voire les seuls, mobilisés en cas de problème. L’organisation des marchés dérivés a aussi été améliorée pour tenter de généraliser les chambres de compensation et de réduire l’opacité des opérations.

Tout cela est allé plutôt dans le bon sens mais sans aller très loin.

Les exigences prudentielles envers les banques gagneraient à être à la fois plus strictes et plus simples. Tel qu’il est appliqué, le ratio réglementaire de fonds propres pondéré par les risques des actifs est aussi sophistiqué que manipulable, étant donné que les grandes banques sont autorisées à utiliser leurs modèles internes pour évaluer leurs risques. Elles sont de ce fait moins solides financièrement qu’il n’y paraît. L’accord signé à Bâle en décembre 2017 n’y a remédié que très partiellement. Ainsi 15% de fonds propres pondérés par les risques correspondent souvent à moins de 5% de fonds propres en proportion du total de bilan (ratio de levier). Se fier davantage à ce ratio de levier, certes plus fruste mais beaucoup moins manipulable, affranchirait les régulateurs du problème que posent aujourd’hui les modèles internes.

Le cadre a trop peu évolué pour changer les structures et les comportements.

Resterait également à considérablement renforcer l’action macroprudentielle pour en faire un instrument au service de la stabilité financière mais également de la stabilité économique, notamment au sein de la zone euro, dans la mesure où les cycles financiers soumettent les économies à leurs mouvements et engendrent des déséquilibres financiers dans lesquels les déséquilibres économiques prennent racine. Sans oublier le shadow banking, dont l’essor s’inquiète (92 000 milliards de dollars à fin 2015 selon le Financial Stability board, contre un peu plus de 25 000 milliards en 2003) sans pour autant que l’on veille à couper les liens qui l’alimentent, ceux entre banques et shadow banques.

Quant aux mesures structurelles, celles qui permettraient de réduire la concentration du secteur bancaire et le pouvoir de marché des établissements qui, par leur taille, leurs interconnexions et leur complexité contribuent au risque systémique, elles restent à penser. Les mesures de séparation envisagées jusqu’ici (règles Volcker aux États-Unis, dispositions Vickers au Royaume-Uni, loi de séparation et de régulation de l’activité bancaire en France) n’ont pratiquement rien séparé et ne sont ni les seules mesures structurelles envisageables ni peut-être même les meilleures. Le cadre a trop peu évolué pour changer les structures et les comportements.

La structure du secteur bancaire a en effet peu changé : elle reste, au sein de chaque pays, comme au niveau mondial de nature oligopolistique, avec trente très gros établissements listés par le Financial Stability Board pour leur nature systémique. Cela n’est favorable ni au consommateur de services bancaires et financiers qui en fait les « frais », ni à la stabilité financière qui pâtit de ces colosses aux pieds d’argile qui privatisent leurs gains et mutualisent leurs pertes, et dont l’activité est trop peu orientée vers l’économie réelle. Les banques les plus grosses sont à la fois les moins capitalisées (donc les moins capables d’assumer leurs pertes) et les moins connectées à l’économie réelle (avec une plus faible part du crédit à leur bilan des banques).

Les comportements financiers n’ont pas changé non plus. La dette a continué de progresser dans les pays avancés et dans les pays émergents, surtout via des crédits aux ménages, immobiliers notamment. La titrisation fait également son retour, promue notamment par la réforme d’Union des marchés de capitaux en Europe. La folie spéculative est toujours prête à opérer, en témoigne celle qui s’est emparée du bitcoin au cours des derniers mois.

Les comportements et les structures n’ayant pas changé, le plus probable est donc qu’ils produiront la même instabilité.

Et si à peine appliquées les réformes entreprises depuis la crise financière de 2007-2008 venaient à être défaites, ce qu’ambitionne Donal Trump aux États-Unis soutenus par les Républicains du Congrès, la probabilité n’en serait que plus élevée. Le lobby bancaire qui, par sa rhétorique et la capture intellectuelle que cela permet d’opérer, parvient toujours si efficacement à freiner les progrès de la régulation financière, pourra alors s’enorgueillir de cette nouvelle dérégulation, et peu après se lamenter des prochains déboires du secteur.


Jézabel Couppey-Soubeyran

Economiste, Maîtresse de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, conseillère scientifique à l'Institut Veblen

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