Société

Vous avez demandé la police de proximité ?

Sociologue

Les policiers ont peur. Du coup, les gouvernements ont, à leur tour, peur de mécontenter les policiers. Résultat : pas de retour à cette police de proximité qui fait tant défaut. Au risque de voir à terme ces tâches confiées à des entreprises de sécurité privées.

L’annonce le 8 février par le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, des modalités de mise en œuvre de la police de sécurité du quotidien (PSQ ) n’a pas suscité d’enthousiasme, ni de réactions de rejet, tant dans la population qu’au sein des forces de sécurité. Rien de surprenant puisque le retour, tant attendu par les médias, à une police de proximité telle que l’avait lancé le gouvernement Jospin en 1997, ne s’est encore une fois pas concrétisé. Depuis 2003, année où Nicolas Sarkozy rompait avec les multiples plans – îlotage, police de proximité – qui se succédaient et tentaient de remédier au fossé police-population identifié dès le rapport Peyrefitte de 1977, les gouvernements n’ont plus osé imposer ou proposer à leurs policiers un véritable changement de politique de sécurité mettant réellement le citoyen au centre des priorités policières. De ce point de vue, la PSQ s’inscrit dans la lignée des réformes multiples – UTEQ de Michèle Alliot-Marie, BST de Brice Hortefeux, ZSP de Manuel Valls – qui ont limité leurs ambitions en matière de rapprochement avec la population.

Les causes de cette timidité sont multiples. L’image d’autorité que cherchent à imposer les gouvernements successifs s’accommode mal avec la représentation – en grande partie erronée – de gentillesse, voire de laxisme, qui colle à la police de proximité, alors que celle-ci exige courage et efforts pour répondre aux sollicitations d’un environnement parfois hostile et très demandeur. Les autorités en charge de la police – commissaires et préfets –, malgré les injonctions renouvelées fréquemment pour une meilleure coopération avec les autorités locales, rechignent à partager leur pouvoir sur une base policière qu’ils ont toujours du mal à contrôler. Enfin, le redéploiement d’une véritable police de proximité se heurte à l’hostilité sourde d’une partie, vraisemblablement majoritaire mais certainement pas unanime, des fonctionnaires eux-mêmes, pour plusieurs raisons. Se mettre au service de la population constituerait une source supplémentaire de contrainte, dans un univers où elles sont déjà lourdes – obligations légales et administratives, obligation de répondre aux injonctions de la hiérarchie. Nombreux sont les policiers qui exercent l’essentiel ou la totalité de leurs fonctions, dans un bureau, loin de la rue et des contacts directs avec la population. Mais désormais s’impose un thème essentiel : celui de la peur.

La peur explique en grande partie les dérapages et autres bavures policières. Elle conduit à un renfermement corporatiste qu’a encouragé la fin de la police de proximité.

Autrefois dissimulé, car partie honteuse du corporatisme policier, ce sentiment s’exprime de plus en plus ouvertement depuis les grandes manifestations policières de 2001, dans un contexte déjà marqué par le terrorisme mais surtout par quelques affaires médiatiques renvoyant à l’assassinat de policiers par des délinquants récidivistes. Ce qui était autrefois un sujet tabou devient une évidence : dans les quartiers dits sensibles, le policier passe une partie de son temps à se protéger, avant de songer à protéger la population. L’assassinat d’un couple de policiers à Magnanville en 2016 a mis en lumière une autre dimension de cette peur policière : celle des représailles en dehors du milieu professionnel. Cette peur explique en grande partie les dérapages et autres bavures policières. Elle conduit à un renfermement corporatiste qu’a encouragé la fin de la police de proximité. Le manque d’interactions dans les secteurs les plus sensibles du point de vue policier a accru la sensation d’inconnu que ressent le jeune policier d’origine provinciale confronté à des modes de vie et de désarroi auquel il n’est pas préparé. La mise à distance de la population se manifeste par des stratégies diverses, à travers une formalisation du travail, l’insertion dans des stratégies de contrôle plutôt que d’approche bienveillante, la revendication du port d’armes multiples, ou bien les fréquentes demandes de mutation.

Dans un tel cadre, décréter le retour à une police de proximité risque de susciter un vaste mouvement de rejet, même si une minorité active de policiers a compris que leur efficacité – renseignement et ciblage des « vrais » problème d’un secteur – ou leur sécurité – être connu et apprécié par une partie de la population – dépendait de cette insertion dans un environnement social et humain. Et on comprend alors que le gouvernement hésite à s’engager dans une stratégie de rupture avec les précédentes. Il a peur de ne pas être suivi par ses troupes, et même de voir une partie d’entre elles se rebeller.

Face à ce constat d’incapacité – en supposant qu’il le veuille vraiment – à relancer une police de proximité ou à imposer des politiques de manière autoritaire, le gouvernement s’est lancé dans une politique laissant au « local » le soin de définir les innovations souhaitables et envisageables. Ce mouvement n’est pas neuf, puisque les ZSP de Manuel Valls relevaient d’une stratégie similaire. Toute la question est de savoir quel sera l’échelon « décideur » : préfets, commissaires, officiers ou policiers de terrain ? Quelle sera la place réservée au public, et pas seulement aux élus, dans la concertation ? Comment parvenir à surmonter ce repli sur soi policier ? Pour sa part, la Gendarmerie a relancé, à travers ses brigades de contact, la pratique d’échanges avec le public qui faisait sa force mais qui avait été délaissée à partir de la fin des années 1990. Si l’on ne dispose pas encore d’évaluation quant à l’impact concret sur le terrain de ce renouveau, on peut y voir là un encouragement en ce qui concerne la proximité.

Le refus de réendosser l’appellation de « proximité » constitue un signal négatif, alors qu’une majorité de citoyens ou d’élus plébiscitent cette notion.

Certaines pistes lancées par Gérard Collomb vont également dans la même direction, telle que l’abandon de la politique du chiffre tant décriée par les professionnels. Mais sera-t-elle réellement effacée ou devra-t-on encore vivre, au sein des organisations policières, avec les scories de cette gestion technocratique ? Le Ministre lui-même ne donne-t-il pas un mauvais exemple de cette persistance en continuant à fixer des objectifs quantitatifs de reconduite aux frontières d’étrangers en situation irrégulière ? Si l’application du principe de subsidiarité en matière de sécurité locale relève du bon sens, il manque un élan confortant cet engagement dans une nouvelle forme de police et encourageant les policiers prêts à changer de méthode. Le simple refus de réendosser l’appellation de « proximité » constitue un signal négatif, alors que, aujourd’hui comme en 2002, une majorité de citoyens ou d’élus plébiscitent cette notion. Autre limite : la non remise en cause des contrôles d’identité, dont on sait qu’ils servent moins à lutter contre la délinquance – surtout la grande – qu’à maintenir une pression sur les populations jugées problématiques ou non désirables dans l’espace public.  Pourtant, le discours d’Emmanuel Macron devant les forces de l’ordre le 19 octobre 2017 évoquait le manque de pertinence de cet outil générateur d’irritation et de tensions. Mais la crispation policière a sans doute eu raison de ce véritable changement.

Tout repose donc sur l’initiative et la bonne volonté d’acteurs de terrain qui auront le courage de se mobiliser contre les habitudes prises depuis 2002, contre la peur qui anime la majorité des policiers, et contre un fonctionnement hiérarchique sans doute mal adapté à la société actuelle. Il semble qu’une partie du sommet de la pyramide ait pris conscience de cette nécessité de replacer le citoyen au cœur de l’action publique de sécurité, mais simultanément celle-ci craint les réactions d’une base apeurée et désabusée. Il est trop tôt pour savoir quelle tendance l’emportera, ou même pour mesurer si la Police Nationale est encore capable de se transformer. À force d’atermoiements depuis au moins 15 ans, non seulement elle a perdu le contact avec une part importante de la population qui ne la considère plus comme légitime, mais elle a peut-être aussi laissé s’installer en son sein une culture de la crainte vis-à-vis des autres qui risque d’obérer toute tentative de rénovation, ou de retour aux fondements de ce qui faisait l’idéal du « gardien de la paix », à savoir sa capacité à faire de la médiation, à gérer des problèmes avant qu’ils ne deviennent des questions de sécurité, à entendre une partie des doléances pour apaiser les tensions, toutes ces capacités qui ne font plus aujourd’hui, à entendre certains d’entre eux, partie de leur « cœur de métier ».

Si le retour à une police proche du citoyen n’est pas garanti, en revanche il est certain qu’en cas d’échec, l’avenir de la Police Nationale se posera : sera-t-elle réduite à des unités de maintien de l’ordre, de renseignement et de police judiciaire, laissant le soin de gérer la sécurité du quotidien à d’autres services ? La relève par les polices municipales, un temps envisagée comme la solution, s’avère dans les faits. Vu l’état des finances des collectivités locales, elle est assez illusoire, ou limitée à quelques communes aisées. De toutes façons, ces forces locales ne sont pas parvenues, pour une grande partie d’entre elles, à élaborer une véritable stratégie de proximité.

Reste la sécurité privée, présentée le 8 février comme un partenaire important, alors que deux jours avant un rapport de la Cour des Comptes dénonçait les dérives de cette industrie et de ses structures de contrôle. La préparation de l’opinion publique à l’armement des policiers privés va dans le même sens, celui d’une délégation d’une partie de la sécurisation des personnes à des entités ne relevant plus de la puissance publique. Face à la complexité des organisations policières et aux crispations qui les habitent, ce scénario ne relève pas de l’impossible. Les fonctionnaires de police n’ont peut-être pas pris conscience de cette option, alors que leurs prédécesseurs des années 1990 ou 2000 craignaient avant tout cette privatisation, ce qui était une des motivations des réformes entreprises alors. En matière de politiques publiques, les exemples foisonnent d’un mouvement de désengagement de l’Etat lorsque les situations à gérer s’avèrent trop complexes.


Christian Mouhanna

Sociologue, chargé de recherche au CNRS, directeur du Centre de recherches sur le droit et les institutions pénales (CESDIP)

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