Éducation

Bac : la réforme libérale du conservateur Blanquer

Sociologue

Le lycée français est à bout de souffle, plus personne ne peut sérieusement défendre un système devenu le champion des inégalités en Europe. La réforme proposée par Jean-Michel Blanquer s’impose donc sur un champ de ruine et réussit le tour de force d’apparaître “en même temps” conservatrice et libérale. Elle profite aussi de la faiblesse d’une gauche qui peine à proposer un projet scolaire alternatif.

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Quel qu’en soit l’avenir, la réforme du bac proposée par Jean-Michel Blanquer peut être tenue pour un « exploit » politique, toutes les tentatives précédentes étant restées dans les dossiers du ministère. Ce succès procède d’une stratégie incarnant parfaitement la philosophie du macronisme et d’une conjoncture politique particulièrement favorable. Le ministre semble jouer sur trois grands registres.

Le premier est la manifestation d’un conservatisme de bon aloi. Depuis mai 2017, Jean-Michel Blanquer n’a cessé de donner des gages aux conservateurs, soulevant l’enthousiasme du Figaro, de Valeurs actuelles et d’une partie non négligeable de l’opinion publique comme l’a encore prouvé son passage à l’Émission Politique sur France 2 jeudi dernier. Il a tapé sur les « pédagogues », défait la réforme du collège de Najat Vallaud Belkacem, détricoté les rythmes scolaires, défendu les bonnes vieilles traditions de l’école de Jules Ferry… Ce qui n’a pas déplu à tous les enseignants ainsi qu’à de très nombreux parents.

Second pilier : le ministre s’efforce de ne pas apparaître comme un idéologue en se réclamant de l’expertise et de la science. Même s’il use des résultats de la recherche de manière ad hoc, ce sont les comparaisons internationales et les études scientifiques qui justifieraient son action. Sa confiance dans les sciences cognitives fonderait sa politique et lui donnerait un aspect pragmatique, moderne et incontestable.

Enfin, Jean-Michel Blanquer est un réformateur hardi. Il suffit de lire les deux ouvrages qu’il a consacrés à l’école (L’école de la vie en 2014 et L’école de demain en 2016.) pour voir qu’il connaît le fonctionnement, les mœurs, la culture et les faiblesses de notre système. Il propose des réformes souvent radicales, dont celle du bac n’est pas la moindre.

La capacité de tenir ensemble ces trois orientations confère à ce ministre une capacité d’action d’autant plus grande qu’il est difficile de lui opposer une contestation unie et frontale. Bien sûr, la gauche est aujourd’hui divisée, faible et parfois muette, bien sûr les syndicats sont aussi affaiblis. Mais cela ne suffit pas car la conscience des difficultés et des problèmes de l’école française s’est installée dans la société française. En dépit du poids de la nostalgie en matière scolaire, personne ne peut plus raisonnablement dire que nous avons « la meilleure école du monde », la plus efficace, la plus accueillante et la plus juste. On peut toujours s’opposer à la réforme du bac, mais il est devenu difficile de défendre l’examen actuel.

À terme, la réforme du bac est donc beaucoup plus que le seul changement d’une procédure de sélection.

Le bac n’est pas seulement un « monument national » et un examen lourd, dispendieux et chronophage qu’il conviendrait d’alléger. Ce diplôme est aussi une des clés de voûte du système éducatif. En amont de l’examen, le bac détermine la nature des études au lycée, les filières, les horaires, les programmes, les pédagogies, le mode de notation. Le bac est aussi le principal ressort de la motivation des élèves et de leurs professeurs. Réformer le bac, c’est donc ipso facto refaire le lycée. En aval, le bac détermine le mode d’accès à l’enseignement supérieur puisqu’il ouvre un droit à cet enseignement, tout en effectuant le premier tri des élèves vers le supérieur. Réformer l’examen conduit donc à redéfinir les conditions de poursuite des études. À terme, la réforme du bac est donc beaucoup plus que le seul changement d’une procédure de sélection.

Au fil de plusieurs décennies de massification scolaire, le bac a acquis un double statut. D’un côté, il fonctionne comme un certificat de fin d’études secondaires acquis par le plus grand nombre : le taux de succès n’a cessé de monter avec la massification, il est passé d’environ 65% dans les années quatre-vingt à plus de 80% aujourd’hui. Il n’y a pas à s’en offusquer car on imagine mal ouvrir les portes du lycée à 70% d’une classe d’âge pour ne rien reconnaître de cette formation après trois ou quatre années d’études. Mais d’un autre côté, le bac fonctionne comme un premier concours d’accès à l’enseignement supérieur. Ce « concours » est évidemment socialement très inégalitaire, il suffit de mesurer les taux d’enfants de cadres et d’ouvriers entre la filières S et les filières professionnelles pour s’en convaincre. Ajoutons aussi qu’il y a des filières plutôt masculines et d’autres plutôt féminines.

Au bout du compte, selon les filières, les options, les mentions, près de la moitié des bacheliers titulaires du bac général accèdent aux formations sélectives. Les autres se dirigent alors vers des licences universitaires où la sélection se poursuivra au fil des années, souvent « à l’usure » et au prix de quelques réorientations. Il va sans dire que ce système est extrêmement inégalitaire sur le plan social. Quand l’école se massifie, les catégories sociales les moins favorisées accèdent au lycée et à l’université, mais pas aux mêmes filières et aux mêmes formations que les enfants des classes moyennes et supérieures. Les inégalités sociales entrent dans le fonctionnement même de l’école et il devient difficile de concevoir notre examen national comme le garant de l’égalité des chances et, plus encore, de l’égale utilité sociale du diplôme.

Si on accepte de ne pas considérer a priori que le mot libéral est une insulte, cette réforme est incontestablement d’esprit libéral.

Il a suffi que le flux des lycéens et des étudiants augmente pour que ce système soit mis à mal, que les choix d’orientation négatifs se multiplient, que le tirage au sort apparaisse comme une solution et pour que s’installe le doute sur l’équité et l’efficacité de notre système scolaire. De ce point de vue, la nécessité de réformer le bac paraît s’imposer, quels que soient les doutes suscités par la réforme actuelle.

Sans entrer dans les détails de la réforme, le nouveau bac se distingue de l’ancien par la mise en place de deux familles d’épreuves. La première, sanctionnée de manière classique par un examen national et anonyme, concernera quatre disciplines. La seconde, sanctionnée par un contrôle continu, concernera des disciplines choisies par les élèves en fonction de leurs goûts et de leurs intérêts. Enfin, chaque lycéen passera un oral de maturité. À terme, les filières disparaîtront, chaque étudiant préparant ses choix ultérieurs en privilégiant telle ou telle option dès le lycée. Le bac restera donc un diplôme collectif, partagé avec d’autres, mais il sera aussi une certification individuelle, personne n’ayant exactement le même bac que les autres.

Si on accepte de ne pas considérer a priori que le mot libéral est une insulte, cette réforme est incontestablement d’esprit libéral. Elle est libérale dans le sens où elle vise l’accroissement de l’autonomie des individus dont les capacités de choix sont élargies. Rappelons que cette lutte pour l’autonomie est une valeur de gauche concernant le choix de sa religion, de sa sexualité, de son mode de vie… Et que la droite y est généralement très hostile, alors qu’elle aime le libéralisme économique. Cette réforme est aussi libérale dans le sens où elle vise une singularisation des parcours qui permettrait peut-être une meilleure orientation vers l’enseignement supérieur puisque les élèves devraient faire des choix plus précoces. Gageons aussi que la réforme cherche à renforcer la motivation des élèves, ce qui n’est pas inutile quand on sait, par exemple, que nombre des élèves de la filière S ne se destinent pas aux sciences et veulent simplement un « bon bac ». En mobilisant un vocabulaire plus critique, on trouvera dans ces réforme les traces du « nouvel esprit » du capitalisme : autonomie, responsabilité, individualisation… Il faut cependant rappeler que « l’ancien esprit » du capitalisme exigeait la discipline, l’obéissance, l’ascétisme, et que seuls les conservateurs veulent y revenir.

La question essentielle est de savoir si la réforme n’échange pas plus de liberté contre plus d’inégalités.

Cela dit, les critiques adressées au projet de réforme du bac ne s’apparentent pas toutes à un réflexe conservateur affirmant que « c’était mieux avant ». Cette réforme bouleverse la place et la hiérarchie des disciplines et ce n’est pas seulement du corporatisme que de s’inquiéter du sort de certaines d’entre elles. Par exemple, si on peut accepter la place de la philosophie, bien qu’elle soit absente des bacs professionnels sans que personne ne s’en offusque, pourquoi ne pas considérer que l’enseignement des sciences sociales et de l’économie devrait participer de la formation de tout citoyen ? La culture scientifique n’est-elle pas tout aussi indispensable si l’on ne veut pas que les théories du complot et des fake news règnent dans les têtes ?

La question essentielle est de savoir si la réforme n’échange pas plus de liberté contre plus d’inégalités. En effet, les inégalités entre les filières peuvent être remplacées par des inégalités entre les individus dont les choix seront de plus en plus singuliers. Ici, les anticipations scolaires, les niveaux d’information et les délits d’initiés peuvent jouer à fond tout en attribuant la responsabilité des inégalités aux individus bien plus qu’au fonctionnement du système. Sans informations crédibles et sans accompagnement des élèves, on peut craindre le pire du libéralisme : chacun étant responsable de lui-même, il ne peut attribuer ses succès et ses échecs qu’à lui-même.

Plus encore, sans surestimer l’objectivité de la notation des épreuves nationales et anonymes, on sait que l’évaluation du contrôle continu dans chaque établissement sera étalonnée sur une norme locale. Dès lors, il sera plus difficile d’obtenir un 15/20 dans le 5ème arrondissement que dans le 9.3. Mais dans ce cas le bac vaudra ce que vaut l’établissement et la réputation de l’établissement peut se substituer à la note. Pour éviter cet écueil, il faudra donc construire un mode d’harmonisation du contrôle continu.

Il peut sembler difficile de s’opposer au principe de « l’oral de maturité », tant on sait que l’expression orale est une compétence indispensable aux élèves et aux citoyens et qu’il n’y a aucune raison de la réserver aux élites scolaires. Il suffit d’avoir enseigné dans des universités étrangères pour voir à quel point les étudiants français, même les meilleurs, sont désarmés en la matière. Mais en l’état actuel, et sans une longue formation à l’expression orale, le grand oral ne sanctionna que les inégalités sociales des élèves.

Toutes ces interrogations mettent en évidence le fait que la réforme du bac changera profondément le travail des enseignants. Il ne suffira pas de faire « bachoter » les élèves et de leur demander des dissertations, bien que ce ne soit pas inutile. Il faudra accompagner leurs choix, proposer des épreuves de contrôle continu étalonnées sur des critères nationaux, préparer à l’oral, suivre travaux individuels et collectifs des élèves… Les enseignants ne sont pas forcément conservateurs quand ils s’inquiètent des transformations de leur métier, de leurs conditions de travail et de leur formation initiale et continue.

On peut légitimement s’inquiéter si la réforme du bac n’est pas associée à une transformation des structures-mêmes du système scolaire français.

Il semble difficile de s’opposer frontalement à l’idée de réformer le bac. Le système actuel est trop inégalitaire et « inefficace » pour être défendu comme tel. Par ailleurs, il est difficile de s’opposer aux valeurs du libéralisme culturel et démocratique que nous condamnons parfois chez les autres tout en le revendiquant pour nous. Il n’y a rien de scandaleux à ce que les élèves choisissent une part de leur formation plutôt que d’être placés dans des « tubes » qui les conduiront mécaniquement vers le succès ou vers l’échec.

Le problème n’est pas nouveau : il s’agit de savoir si la « libération » des individus accroît les inégalités et les incertitudes en individualisant les situations et les parcours, ou s’il est possible de combiner l’autonomie et l’égalité. De ce point de vue, on peut légitimement s’inquiéter si la réforme du bac n’est pas associée à une transformation des structures mêmes du système scolaire français. Trois questions se posent alors.

La première reste celle de l’égalité de l’offre scolaire. L’individualisation des parcours et des diplômes n’est acceptable que dans la mesure où les élèves sont placés dans des conditions d’apprentissage relativement égales. Faut-il rappeler que les inégalités sociales entre les établissements accroissent très sensiblement les inégalités scolaires. Regroupés, les meilleurs progressent un peu, mais c’est décisif pour accéder à l’élite de l’élite ; les moins bons ensemble progressent nettement moins. On peut aussi ajouter à ces clivages ceux qui distinguent les élèves selon leur sexe et leurs « origines ». Or, sur tous ces points, le gouvernement est très discret. L’atténuation des contraintes de la loi SRU – obligeant les communes à accueillir des logements sociaux – n’est certainement pas un bon signe en la matière. Ce n’est pas une manie désuète que de rappeler que le meilleur moyen de réduire les inégalités scolaires reste encore la réduction des inégalités sociales.

Second point : une orientation plus efficace des étudiants suppose que tous aient une place et une place utile dans l’enseignement supérieur. Faut-il réformer le bac si les « moins bons » des lycéens n’ont toujours pas d’autre choix que d’aller là où il y a de la place, soit pour y échouer, soit pour connaître une période d’insertion longue et aléatoire quand leur formation est trop éloignée du marché du travail ? Peut-être faut-il cesser de toujours raisonner en termes d’égalité des chances d’accéder aux élites et plutôt être en mesure de proposer une formation utile à chaque élève, surtout aux « moins bons » d’entre eux. L’université devrait proposer ces formations, avoir plus de moyens pour le faire, et il n’est pas certain que Parcoursup y suffise.

Enfin, si l’esprit d’une réforme libérale est d’élargir l’autonomie des individus, l’école est aussi une institution éducative proposant une manière de vivre ensemble et d’apprendre à vivre ensemble. De ce point de vue, l’école française souffre d’une tradition considérant que la formation du citoyen républicain passe essentiellement par l’apprentissage des savoirs et par l’exercice de la raison. Mais le citoyen n’est pas seulement républicain ; il est aussi le sujet d’une démocratie qui devrait apprendre à délibérer, à agir ensemble. C’est tout ce qui oppose Émile Durkheim à John Dewey : l’éducation morale et les leçons d’instruction civique contre l’apprentissage commun de la démocratie. On ne peut pas faire comme si le lycée ne servait qu’à passer le bac. Or, sur ce point, le ministre est, soit bien discret, soit il redevient le ministre conservateur qui séduit tant aujourd’hui.

Sous réserve que les lycéens ne bougent pas dans les semaines qui viennent, on ne peut chipoter sur le succès de Jean-Michel Blanquer. Pour une part, il repose sur la faiblesse d’une opposition qui n’a aucun projet scolaire alternatif et ne pourrait que défendre un système qui ne paraît guère défendable. Alors que la question scolaire a été le terrain de la gauche, celui de ses idées et de ses forces, on ne l’entend guère, sinon pour demander plus de « moyens ». Quelle défaite ! Le macronisme a changé la donne et nous oblige à reconstruire nos manières de penser le monde et la vie sociale. Il ne faudrait pas trop tarder si l’on ne veut pas que la gauche en soit réduite à ne défendre que le « vieux monde » ou à se taire.


François Dubet

Sociologue, directeur d'études à l'ehess, professeur à l'université Bordeaux 2