La course au canon d’or
Le mois de Mars, c’est le mois de la guerre. Hasard du calendrier, c’est à cette période que le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) met à jour ses données sur les transferts internationaux d’armements. Accessibles en source ouverte et gratuitement pour la communauté des chercheurs et des organismes sans but lucratif, les bases de données de cet organisme font autorité en matière de production d’armes (top 100 des entreprises productrices d’armement), de dépenses militaires et de transferts d’armes. Ce travail participe à la transparence dans les affaires stratégiques en renseignant sur les tendances lourdes observables aux niveaux international, régional, mais aussi national et en fournissant une perspective sur le long terme, les données du SIPRI remontant pour les dépenses militaires et les transferts d’armes jusqu’au début des années 1950.
La publication des données donne généralement lieu à une couverture médiatique importante (surtout à l’international). Dans le contexte d’un Moyen-Orient en guerre, des crimes perpétrés contre les populations civiles en Syrie et au Yémen et d’une pression accrue de la part d’organismes de la société civile sur les pouvoirs publics en Europe, mais aussi en Amérique du Nord, pour restreindre les transferts d’armes, l’écho auprès du grand public a sans doute été plus important cette année.
La relation fournisseur/récipiendaire d’armes est en effet en principe encadrée par tout un arsenal de mesures législatives visant à réduire les risques associés à une activé économique ayant pour perspective la violence politique armée. Il apparaissait donc difficile de manquer l’occasion de questionner la poursuite de certaines livraisons d’armes dont on sait qu’elles sont pour certaines détournées ou utilisées dans des conditions proscrites par la loi, notamment par un ensemble d’engagements internationaux. C’est pourtant la performance accomplie par tout une partie de la presse hexagonale, de plusieurs think tanks à l’indépendance illusoire et, bien sûr, de certains responsables politiques, qui trouveront peut-être avec l’avis juridique publié par Amnesty international France et l’ACAT une occasion de se rattraper.
Les hiérarchies établies par le SIPRI sont détournées de leur objectif de prévention à des fins de glorification d’une industrie tirant ses profits de la guerre.
Le silence face aux dangers que font planer les exportations d’armes est une chose. L’enthousiasme en mode meneuse de claques en est une autre. Dans une formidable opération de détournement d’une étude visant à mettre en garde contre les dangers de la mise à disposition des armements dans des régions connaissant des tensions politiques majeures ou étant déjà en guerre, on constate en effet que les hiérarchies établies par le SIPRI sont détournées de leur objectif de prévention à des fins de glorification d’une industrie tirant ses profits de la guerre ou à tout le moins de sa possibilité. Multipliant les analogies au domaine sportif, toute une catégorie des intervenants du débat public sur les armes et son industrie n’hésite pas à inscrire ses interventions sous l’égide de « l’équipe de France de défense » et de ses joueurs qui « mouillent la chemise » comme d’autres le maillot. C’est le cas des industriels eux-mêmes, mais aussi de journalistes berçant volontiers dans le chauvinisme quitte à prendre quelques arrangements avec la rigueur et toute forme de distance critique par rapport à leur objet d’analyse.
Le fait n’est pas nouveau, la position de la France s’analyse plus souvent qu’autrement à l’aune de la performance réalisée par le pays. « La France, troisième exportateur mondial », affiche en titre le journal Le Monde avec un texte signé par Isabelle Chaperon. Gaëlle Fleitour, dont la notice biographique dit qu’elle est spécialisée sur la santé et les cosmétiques, écrit dans L’Usine nouvelle un texte dont le titre opte pour une formule en apparence plus analytique : « Pourquoi la France figure dans le top 3 mondial des vendeurs d’armes ». On y apprend que « la France a gagné des parts de marché » grâce à un écosystème de l’armement « innovant, conquérant à l’export, créateur d’emplois, ancré dans les territoires… » Les points de suspension figurent dans le texte, car la liste des qualités du complexe militaro-industriel hexagonal ne saurait apparemment être exhaustive.
La palme de l’enthousiasme revient à la sénatrice Joëlle Garriaud-Maylam (LR). Celle qui est secrétaire de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées s’est en effet exprimée sur Twitter en des termes non équivoques suite à la signature, dans le cadre du salon de l’armement DIMDEX de Doha, d’un contrat entre le gouvernement du Qatar et la firme française du domaine terrestre Nexter : « Encore une belle réussite au DIMDEX2018 de Doha de nos entreprises, dont Nexter. Et on attend d’autres bonnes nouvelles… 490 VBCI, c’est un contrat d’1,5 milliard d’euros… Bravo à tous, bravo @FranceauQatar Vive l’amitié et la coopération France-Qatar. » Vendre au nom de l’amitié pour autant d’argent plusieurs centaines de véhicules blindés de combat d’infanterie est apparemment suffisamment émouvant pour déclencher des vivats plus sûrement qu’un podium olympique.
Ce propos de Joëlle Garriaud-Maylam est malheureusement assez représentatif de la distance critique dont sont (in)capables certains sénateurs et députés dont une des tâches est – en principe – de contrôler les modalités d’attribution des licences d’exportation d’armes. On dit « en principe » puisque, concrètement, il n’est laissé pour option aux parlementaires et aux sénateurs que de valider les informations que le pouvoir exécutif consent à lui transmettre dans le cadre de procédures pour le moins opaques en comparaison des pratiques en vigueur en Allemagne ou au Royaume-Uni, par exemple.
Dans cette course au canon d’or, les conflits armés moteurs des ventes d’armes et leurs victimes sont souvent éclipsés par le bruit des bravos et des brosses à reluire.
On retient que lorsqu’on analyse le champ lexical accompagnant les informations se rapportant aux exportations d’armes, on se prend à rêver de pouvoir couvrir d’autant de louanges cet été les hommes du sélectionneur Didier Deschamps (qui n’a rien de caporaliste) lors de leur campagne de… Russie, second exportateur mondial d’armements derrière les intouchables États-Unis. Troisième, sachant que Messi et Ronaldo jouent encore, c’est tout un résultat ! Il reste que dans cette course au canon d’or, les conflits armés moteurs des ventes d’armes et leurs victimes sont souvent éclipsés par le bruit des bravos et des brosses à reluire.
Bien heureusement, les politiciens, pas plus que la presse, ne sont uniformes dans les réactions et doutes que leur inspirent les engagements enthousiastes des firmes françaises de défense et du gouvernement dans la prolifération des armements conventionnels dans des régions en guerre. Certains refusent encore de chanter en canon le fameux « Tous ensemble » qui raisonne si facilement dans les temples dédiés au sport. Du côté des responsables politiques, on peut citer la question soulevée par le député Sébastien Nadot (LREM) ou encore l’interpellation du gouvernement par le député Hervé Saulignac (Nouvelle gauche) enjoignant à mettre fin aux livraisons d’armes vers les États engagés dans la coalition menant la guerre au Yémen. Mais on doit relever que les leaders politiques des diverses formations brillent par leur absence sur cet enjeu. Du côté de la presse écrite, on trouve Le Canard enchaîné qui n’a pas manqué dans son édition du 14 mars de ramener au rang de commentateurs les journalistes omettant un peu trop aisément de rappeler les conséquences des ventes d’armes sur les personnes sur qui elles sont utilisées.
En ce qui concerne la télévision, on peut relever, par exemple, le travail de vulgarisation sans concession de l’équipe de Yann Barthès dans l’émission « Quotidien » du 23 février 2018 sur TF1 qui a contraint au repli tactique la ministre des Armées Florence Parly en lui demandant si la démarche de la France dans le cadre de la guerre au Yémen consistait à demander la mise en place de corridors humanitaires tout en continuant de livrer des armes aux belligérants. On peut aussi mentionner Étienne Leenhardt qui, dans le journal de 20 h du 15 mars sur France 2, a lui aussi mis en lumière l’hypocrisie de posture de la France et de certains de ses alliés au regard du conflit au Yémen : « Comment peut-on prétendre faire pression sur l’Arabie saoudite, qui mène la coalition au-dessus du Yémen, et puis Américains, Britanniques, Français, continuer à lui fournir des armes et du conseil militaire ? »
Les armes transférées dans des pays en guerre le sont dans la perspective d’être utilisées et c’est d’ailleurs la possibilité de leur emploi qui motive initialement leur achat.
Comme à chaque fois, la logique des intérêts supérieurs de la France est avancée pour justifier les contorsions éthiques des membres de l’exécutif hexagonal qui avancent parfois des excuses bien douteuses du type de celles mises de l’avant par Florence Parly : « Beaucoup de pays sont confrontés à cette situation que d’avoir [sic], le cas échéant, livré des armes à d’autres pays alors que ces armes n’étaient pas censées être utilisées. » Il fallait oser. Dans ce contexte Aude-E. Fleurant, directrice du Programme armements et dépenses militaires au SIPRI, a beau jeu de rappeler que les armes transférées dans des pays en guerre le sont dans la perspective d’être utilisées et que c’est d’ailleurs la possibilité de leur emploi qui motive initialement leur achat.
Cette mise au point effectuée, on peut désormais mettre la ministre des Armées face à ses contradictions et à ses responsabilités. Les pays exportateurs d’armements attachent le transfert de ces marchandises létales à des conditions multiples qui vont de la clause de modification à celle de réexportation en passant par celle concernant l’utilisateur final (identification des agences ou forces armées qui sont habilitées à faire usage des armes, par exemple), et par celle d’utilisation finale (conditions selon lesquelles l’emploi des armes est autorisé ou prohibé) qui retient ici l’attention.
Dans le cas de la guerre au Yémen, les options sont ainsi réduites : ou bien l’Arabie saoudite et les autres membres de la coalition en guerre au Yémen utilisant des armes françaises ont violé les conditions d’utilisation finale ou bien les belligérants les ont respectées. Dans le premier cas, la France est légitime à interrompre les livraisons d’armes, de munitions et les opérations de soutien afférentes (formation, entretien, livraison des pièces de rechange…). Dans le second cas, le gouvernement français n’a pas grand-chose à dire à ses clients. Du fait d’une société civile insuffisamment puissante pour interpeller l’administration de manière décisive et constante, la capacité de peser sur ces enjeux face à une presse souvent complaisante, mais aussi peu outillée pour traiter de ces sujets, et bien sûr face à un déséquilibre constitutionnel favorisant un pouvoir exécutif et des pratiques législatives qui laissent le champ libre au gouvernement sur les questions de défense, le gouvernement pourra sans grande peine opposer une fin de non-recevoir aux objections des quelques rares députés et ONG qui ont osé les formuler.
En matière d’exportation d’armements, la France semble avoir fait du nivellement par le bas des conditions d’utilisation un argument de vente face à la compétition internationale.
Par contre, Paris ne peut pas s’exempter aussi facilement de rendre des comptes à la communauté internationale, particulièrement aux États qui sont tenus par les mêmes traités que la France. On pense ici aux signataires du Traité sur le commerce des armes de l’ONU, mais aussi aux membres de l’Union européenne qui sont tenus de respecter et de faire respecter la Position commune de 2008 sur les exportations de matériels de guerre et matériels assimilés.
Or, en ce qui concerne le comportement récent la France en matière d’exportation d’armements, on doit relever qu’elle semble avoir fait du nivellement par le bas des conditions d’utilisation finale d’un système d’armes un argument de vente face à la compétition internationale, notamment celle des Américains. C’est, entre autres choses, la possibilité offerte au régime d’al-Sissi d’utiliser des Rafale pour procéder à des opérations de bombardement en Libye qui expliquerait l’achat par l’Égypte de l’appareil français alors que Washington bride l’usage pouvant être fait par l’Égypte de ses quelques 200 F-16. On comprend dès lors un peu mieux le blocage opéré par Washington à l’encontre de Paris dans le cadre de l’exportation vers l’Égypte des missiles de croisière Scalp (qui utilisent une technologie américaine pour le guidage) négociée par le régime d’al-Sissi dans le cadre du contrat du Rafale, contrat qui est garanti financièrement par… l’Arabie saoudite, l’Égypte étant dans une situation budgétaire déplorable et proche de la banqueroute.
Par ailleurs, la France a aussi officiellement affiché le peu de considération qu’elle porte à la Position commune en justifiant ses transferts d’armes à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis par des impératifs économiques et industriels liés à l’autonomie stratégique du pays. Or, le texte dispose spécifiquement à son article 10 que si les États membres peuvent prendre en compte les incidences des exportations envisagées sur leurs intérêts économiques et industriels, ceux-ci ne peuvent servir à justifier le non-respect des critères sur lesquels ils se sont engagés par ailleurs. Parmi ces critères on retient ici plus spécifiquement le second critère, relatif au respect des droits de l’homme dans le pays destinataire et au respect du droit humanitaire, ainsi que le sixième critère qui se rapporte au comportement du pays acheteur à l’égard de la communauté internationale, et notamment son attitude envers le terrorisme, la nature de ses alliances et le respect du droit international.
Les États européens se divisent actuellement sur la conduite à adopter envers la coalition en guerre au Yémen. Un groupe de pays parmi lesquels on retrouve les Pays-Bas, la Région wallonne de Belgique, l’Allemagne, la Suède, la Norvège, et la Finlande semblent initier un mouvement de suspension des livraisons d’armes. Ils sont encouragés en cela par une disposition non contraignante du Parlement européen invitant l’ensemble des États membres à opter pour un embargo.
D’un autre côté on trouve le Royaume-Uni, la France, l’Italie ou encore l’Espagne qui ne manifestent aucune volonté d’inflexion de leur position de fournisseurs d’armes aux belligérants. Ces pays prennent le risque de piétiner encore un peu plus un régime de contrôle des armements conventionnels mis en place aux niveaux international et communautaire. Pourtant, il importe de rappeler aux gouvernants de ces pays que leur démarche nuit à toute perspective de progression d’une Europe de la défense davantage intégrée et résiliente sur le plan industriel. Il n’y aura en effet pas d’évolution significative dans ce sens en l’absence d’un accord ferme et respecté par tous sur les critères d’exportation du matériel de guerre. Les États continuant d’approvisionner en armes la coalition en guerre au Yémen sont ainsi placés devant un choix clair dont ils devront éventuellement assumer pleinement les conséquences légales et politiques à court, moyen et long termes, dans la région où se déroule le conflit, mais aussi en Europe.