Peut-on démocratiser l’Union européenne ?

Politiste

Emmanuel Macron sera ce mardi au Parlement Européen de Strasbourg pour prononcer un discours de défense du projet de l’Union et sa démocratisation. Des propos qui interviendront dans un contexte difficile pour l’Europe, comme viennent d’en témoigner les récentes élections en Hongrie, en Autriche ou en Italie. Et si, paradoxalement, la montée en puissance des sceptiques permettait de reposer la question de la démocratisation ?

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À près d’un an du renouvellement du Parlement de Strasbourg, l’Union européenne est confrontée à un défi majeur : répondre à la défiance des citoyens. Depuis le référendum sur le Brexit, les dernières élections nationales aux Pays-Bas, en France, en Allemagne, en Autriche et en Italie ont toutes mis en lumière la montée en puissance, parfois spectaculaire, des partis eurosceptiques.

Cette évolution a paradoxalement abouti à un résultat qu’appelaient de leurs vœux de nombreux militants pro-européens : la politisation de l’enjeu européen. La confrontation entre pros et anti-européens en vient parfois à supplanter la grille de lecture droite-gauche. Face à la puissance des courants anti-européens, le soutien à l’égard de la construction européenne, jadis à la fois largement partagé et peu mis en avant, devient pour certains candidats un marqueur fort. La meilleure illustration étant Emmanuel Macron, dont la confrontation avec Marine Le Pen a été largement structurée par la question européenne, et qui fait aujourd’hui des élections de mai 2019 un rendez-vous majeur de son mandat, aussi bien au niveau national avec une campagne commencée très tôt, qu’au niveau européen avec une politique active de recherche d’alliés pour En Marche ! dans les autres Etats membres.

La montée de l’euroscepticisme est aussi bien sûr une contrainte pour l’Union. Chaque élection est aujourd’hui vécue par les institutions européennes comme porteuse d’un risque mortel. Or, tant dans le domaine économique, avec l’enjeu de la réforme de la zone euro, qu’en matière de défense, dans un contexte où les menaces s’intensifient et où l’allié américain se montre de moins en moins prévisible, les États membres sont incités à poursuivre la construction européenne. Aller de l’avant face à une contestation croissante devient une position intenable.

Ce mélange d’une politisation de la question européenne et d’une contestation de plus en plus contraignante pour les élites est favorable à la réémergence du débat sur la démocratie européenne. Les gouvernements nationaux l’ont implicitement reconnu en adoptant, à l’exception du hongrois, l’idée du président français de lancer d’ici à décembre des « consultations citoyennes » invitant les européens à débattre en amont des élections de 2019.

Au niveau de l’Union, le point crucial est qu’il n’existe pas de mandat populaire européen.

Formellement, l’Union est fondée sur des principes et des procédures démocratiques. Les députés au Parlement européen sont élus au suffrage universel direct, les gouvernements représentés au Conseil sont issus des élections nationales et la Commission européenne est désignée d’un commun accord entre Parlement et Conseil. Cependant, une élection ne représente un véritable pouvoir démocratique que si elle génère un mandat populaire, un arbitrage susceptible de contraindre l’agenda politique. Au niveau de l’Union, le point crucial est qu’il n’existe pas de mandat populaire européen.

Les gouvernements représentés au Conseil sont élus sur la base d’élections et de mandats nationaux. Une fois qu’ils négocient à Bruxelles, ils rentrent dans une logique diplomatique de recherche du compromis qui tend à les autonomiser des citoyens pour favoriser la convergence entre eux. Le mandat populaire issu des élections nationales est soit dilué dans une majorité européenne dépolitisée, soit affirmé mais isolé par rapport au compromis dominant. Dans les deux cas, « Bruxelles » semble décider contre les démocraties nationales.

Les députés européens sont certes élus directement, mais sur la base de campagnes nationales, conduites par des partis nationaux, sur la base de débats structurés au niveau national. Le plus souvent, il s’agit de se positionner pour ou contre la politique (européenne ou nationale) du gouvernement. Les élections européennes ne produisent donc qu’une somme décousue de mandats populaires nationaux. Comme au Conseil, la déconnexion entre le cadre de l’élection et le cadre de la décision entraine une dilution des mandats populaires dans des compromis et des coalitions bruxelloises. Les députés finissent par avoir le choix entre s’inscrire dans le mainstream européen, ce qui garantit leur efficacité mais les déconnecte du citoyen, ou défendre un mandat populaire strictement national, ce qui les condamne à l’isolement et à l’impuissance.

Le cas de la Commission européenne est encore plus flagrant, puisque issue de tractations entre Conseil et Parlement, elle doit bien davantage son existence à de multiples compromis entre élites qu’à un quelconque mandat populaire, national ou européen.

Les dirigeants agissent au niveau européen, mais les peuples s’expriment chacun de son côté. Là réside la principale faiblesse de la démocratie européenne. Face à des peuples divisés, à des mandats éparpillés, les élites politiques européennes ont beaucoup plus intérêt à rechercher le compromis entre elles (entre gouvernements, entre partis, entre institutions) qu’à porter des aspirations populaires. D’où le sentiment partagé chez les citoyens que l’intégration européenne les dépossède de leur pouvoir démocratique. Mais à mesure que ce sentiment grandit et se manifeste, élection après élection, il devient aussi de plus en plus problématique pour les élites, et peut les inciter à faire des concessions.

Le régime politique de l’Union est le résultat d’ajustements successifs, visant précisément à intégrer de nouveaux acteurs dans le processus de décision.

Loin de refléter un schéma établi une fois pour toute, le régime politique de l’Union est le résultat d’ajustements successifs, visant précisément à intégrer de nouveaux acteurs dans le processus de décision.

Ainsi, le schéma actuel du triangle institutionnel Conseil-Commission-Parlement n’a émergé qu’à la suite de renforcements successifs du Parlement européen. Alors que les députés de Strasbourg n’avaient initialement qu’un pouvoir consultatif, ils sont aujourd’hui co-législateurs à égalité avec le Conseil dans l’immense majorité des cas. Cette montée en puissance était loin d’aller de soi et ne fut acceptée par les gouvernements que sous la contrainte des parlementaires nationaux.

Dans le domaine budgétaire, à partir du moment où la Communauté européenne commença, dans le cadre de la politique agricole commune (PAC), à se financer par des ressources propres et non plus seulement par des contributions nationales, de nombreux parlementaires observèrent que ces dépenses ne transiteraient plus par les budgets nationaux et ne seraient donc plus contrôlées par les parlements nationaux. Se sentant ainsi dépossédés de leurs prérogatives, ils menacèrent de s’opposer au financement de la PAC si un pouvoir budgétaire n’était pas accordé au Parlement européen, afin de rétablir, au niveau européen, le contrôle parlementaire qui ne pouvait plus s’exercer au niveau national. Le Parlement de Strasbourg obtint ainsi le droit de voter le budget dans les années 1970.

Sur le terrain législatif, les parlementaires nationaux se mobilisèrent à nouveau à partir des années 1980. Cette fois le problème venait de la généralisation du vote à la majorité au Conseil. Lorsque les décisions étaient prises à l’unanimité, les parlements nationaux pouvaient contrôler indirectement les politiques européennes en contrôlant leur gouvernement national. Cependant, si ce gouvernement pouvait être mis en minorité à Bruxelles, ce contrôle risquait de perdre sa portée. A nouveau, les parlementaires menacèrent de refuser de ratifier les nouveaux traités qui leur étaient présentés, à moins que les gouvernements ne leur accordent un renforcement des pouvoirs législatifs du Parlement européen. Cette stratégie aboutit à la généralisation progressive de la co-décision entre Conseil et Parlement.

Craignant que la montée de l’euroscepticisme parmi les peuples ne finisse par bloquer voire anéantir l’Union, les gouvernements pourraient être incités à redéfinir le régime politique européen.

Ce détour par l’histoire est riche d’enseignements. Des acteurs (les parlementaires nationaux), se sentant dépossédés de leur influence par la concentration de la décision à Bruxelles, ont menacé les gouvernements de s’opposer à la poursuite de l’intégration européenne, finissant ainsi par obtenir un réaménagement du régime politique européen (l’émergence du Parlement européen). Or, la logique qui a conduit à la parlementarisation de l’Union pourrait aussi servir à sa démocratisation. Craignant que la montée de l’euroscepticisme parmi les peuples ne finisse par bloquer voire anéantir l’Union, les gouvernements pourraient être incités à redéfinir une nouvelle fois le régime politique européen.

Reste à savoir quel type de réforme permettrait de rétablir un véritable pouvoir démocratique au niveau européen.

Le système dit du Spitzenkandidat (ou candidat tête de liste), mis en œuvre en 2014 apporte a priori une réponse intéressante. Suivant cette logique, les principales familles politiques européennes présentent à l’avance leur candidat à la présidence de la Commission européenne ; les citoyens arbitrent la compétition via les élections européennes ; et le candidat de la famille politique arrivée en tête a vocation à être élu président de la Commission. Cependant, en pratique, cette formule ne fait pas du tout émerger de mandat populaire européen. D’une part, les candidats des grandes familles politiques, en particulier du Parti populaire européen (PPE), qui regroupe le plus de grands partis nationaux, sont désignés suivant des procédures totalement élitistes n’impliquant que les dirigeants des partis nationaux. Dès le départ, les candidats choisis manquent largement de soutien populaire. D’autre part, les campagnes pour les élections européennes continuent à être conduites par les partis nationaux. La victoire d’une famille politique européenne ne constitue donc qu’une agrégation victoires nationales et ne légitime pas véritablement le Spitzenkandidat qu’elle a désigné. En 2014, Jean-Claude Juncker a dû son poste bien plus à des manœuvres au niveau des élites qu’à une hypothétique popularité auprès des citoyens.

Une deuxième formule a été très débattue cette année : la circonscription transnationale. En ne votant plus seulement pour des listes nationales mais aussi pour des listes transnationales, les électeurs auraient enfin la possibilité de produire un mandat populaire européen. Cette option a été particulièrement défendue par le président Macron. En effet, n’étant pas lié à une puissante fédération de partis comme le PPE, Macron n’a que peu de chances de peser sur la désignation du président de la Commission dans le système du Spitzenkandidat. En revanche, une liste transnationale constituée par En Marche ! et ses alliés aurait pu ravir de nombreux électeurs aux partis traditionnels. Cependant, l’idée de la liste transnationale a été repoussée par le Parlement européen. Outre la résistance prévisible du PPE, soucieux de préserver sa prééminence, la liste transnationale s’est heurtée à un problème de fond. En effet, une circonscription transnationale menacerait l’équilibre entre nationalités au Parlement européen. Dans un scrutin proportionnel, les candidats élus étant les premiers de leur liste, rien ne garantit que les petits pays y soient représentés. Cela explique que de nombreux députés de petits pays se soient opposés à l’idée, craignant la domination des grands.

Une solution pourrait consister à combiner les avantages des deux modèles précédents de façon originale. Une circonscription transnationale serait créée, non pour élire des députés, mais pour élire la Commission. Au lieu de désigner indirectement le président de la Commission, les électeurs pourraient être appelés à désigner directement l’ensemble du collège des 27 commissaires. Idéalement, les Européens éliraient la Commission européenne par un scrutin de liste majoritaire : la liste de 27 candidats (un par Etat) remportant les élections constituerait la Commission. Par rapport au système du Spitzenkandidat, le mandat populaire européen serait plus net, débarrassé de la médiation des partis nationaux. Par rapport à la liste transnationale pour l’élection des députés, le mandat populaire ne se heurterait pas à la délicate question des nationalités, chaque Etat étant représenté dans la liste victorieuse.

Le débat sur la démocratisation de l’Union ne fait que commencer. Dans l’Union actuelle, les citoyens n’ont qu’une faible influence sur les décisions européennes, ce qui les incite à considérer l’intégration européenne comme un processus hostile, qu’ils ne maîtrisent pas. Mais le mécontentement qui en résulte pourrait à son tour obliger les élites européennes à accepter des réformes démocratiques, afin d’intégrer les citoyens à l’Europe, de la même façon que les parlementaires l’ont été par le passé.

Alors que les peuples grondent et que les élites appellent les citoyens à présenter leurs doléances, l’Europe unie a peut-être rendez-vous avec une nouvelle étape de son histoire.


Pierre Haroche

Politiste, Chercheur en politique européenne

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