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Corée du Nord, coup de théâtre ou coup de com ?

Historien

Kim Jung-un continue de souffler le chaud et le froid. En menaçant d’annuler la rencontre historique prévue le 12 juin prochain avec Donald Trump, le dirigeant nord-coréen renoue avec l’art du bluff et met un terme à une séquence de détente avec les États-Unis et la Corée du Sud. Le problème, c’est qu’il n’a plus le monopole de l’excès.

L’expression qui tourne en boucle depuis quelques mois à propos de la Corée du Nord est celui de « coup de théâtre » et la confusion qui règne depuis les dernières déclarations de Pyongyang le confirme. Voici un régime qui, en novembre encore, menaçait sinon la paix du monde, du moins la sécurité de ses voisins, les Etats-Unis et la Corée du Sud, le Japon et même un peu la Chine, qui prétendait depuis janvier éteindre la poudrière régionale et qui menace de faire à nouveau volte-face. C’est à ne plus rien y comprendre. Et les observateurs de se partager en deux camps. Ceux qui ne croient plus Pyongyang qui a trop souvent crié au loup pour être fiable, même en tendant la main. Et ceux qui veulent encore y croire parce que Kim Jong-un n’aurait plus le choix : son marathon nucléaire aurait définitivement eu raison d’une économie ruinée par des décennies d’incuries, de catastrophes et de blocus.

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On se gardera bien de trancher. À supposer qu’ils le sachent eux-mêmes, ni Kim Jong-un ni Moon Jae-in, le président sud-coréen, ni Donald Trump ni Xi Jinping n’ont intérêt à nous révéler les cartes qu’ils ont en main ni la façon dont ils entendent en jouer. Chacun veut bien entendu gagner la partie. Kim Jong-un sauver son régime de la menace extérieure et de la crise intérieure, Donald Trump remporter une victoire diplomatique qui redorerait son blason, Xi Jinping imposer son pays en superpuissance et la Corée du Sud rester dans une partie qu’elle a inaugurée en invitant sa sœur du Nord au Jeux olympiques de PyeongChang. Mais il faudrait être devin pour prédire aujourd’hui qui, de revirements en rebondissements, emportera in fine cette partie de poker menteur.

En revanche, si les enjeux régionaux semblent avoir été analysés sous tous les angles pour peser le pour et le contre et départager le probable du possible, paradoxalement, un aspect a été peu commenté dans les médias : celui de la communication. Pourtant, si des bombes, des fusées et des divisions ont bien été mobilisées, faisant planer des menaces d’apocalypse nucléaire, force est de constater qu’elles n’ont pas servi – et heureusement d’ailleurs, des millions de vie ayant ainsi été épargnées. Autrement dit, en dépit d’un arsenal nucléaire et balistique prêt à l’emploi, les parties prenantes s’en sont tenues à des offensives de tweets, de déclarations et de communiqués. Or dans cette guerre de communication, des points ont d’ores et déjà été marqués et qui devraient compter à l’heure du bilan final.

Pour rester dans la partie, le Nord doit convaincre les autres qu’il a davantage d’atouts qu’il n’en a réellement.

La Corée du Nord, on a fini par s’en rendre compte, est passé maître dans l’art du bluff. C’est dans sa nature d’Etat de 3ème catégorie, une demi péninsule, 120 000 km 2 – un peu moins que la Grèce –, 25 millions d’habitants, qui ne pèsent pas bien lourd vis-à-vis de ses puissants voisins. C’est dans ses habitudes d’État guérilla qui s’est soudé dans la résistance anti-japonaise, s’est épanoui aux temps de la guerre froide et s’obstine depuis la disparition du communisme à diaboliser le capitalisme mondialisé. Et c’est dans la logique de son ambition nucléaire qui l’a conduite à faire sien le dogme stratégique de l’incertitude de la frappe. En d’autres termes, pour rester dans la partie, le Nord doit convaincre les autres qu’il a davantage d’atouts qu’il n’en a réellement.

Pour y parvenir, le régime de Pyongyang a systématiquement donné dans le registre de l’excès. Menaces permanente de reprendre la guerre de Corée et, cette fois, de se battre jusqu’à la mort. Promesses d’exterminer tous ses ennemis jusqu’au dernier. Et, en interne, propagande de tous les instants vantant à coup de statues gigantesques, de fresques grandiloquentes et de chorégraphies monstre la gloire de ses dirigeants, le courage de son peuple dans les épreuves (on songe à l’épouvantable famine des années 90), et le génie de ses savants, capables, en trois décennies, de hisser leur pays au statut de puissance atomique. L’arme nucléaire, bien sûr, a renforcé le jeu de la Corée du Nord qui dispose enfin d’un véritable atout, même si les arsenaux américains et chinois lui sont infiniment supérieurs. Mais elle n’a pas vraiment modifié sa stratégie de communication. Elle bluffait avant l’arme atomique et elle continue à bluffer depuis. Tout au plus l’écoute-t-on davantage.

Dès lors, comment comprendre le revirement du mois de janvier ? Kim Jong-un aurait-il trouvé son maître ? En se « kim-jong-un-isant », Donald Trump aurait-il réussi à bluffer le bluffeur ? Hier encore, c’était l’hypothèse en vogue. Avec ses tweets vengeurs et ses provocations à l’emporte pièces, menaçant purement et simplement de rayer la Corée du Nord de la carte, le président américain pourrait avoir incité le Nord à baisser d’un ton. Depuis que Kim Jong-un a menacé de tout annuler, on peut en douter. Du coup, l’hypothèse contraire connaît un regain d’intérêt. Afin de surprendre son adversaire, Pyongyang a pu être tenté de changer de tactique en troquant l’arrogance contre l’affabilité. Intraitable hier, le voilà qui se dit prêt à négocier : la dénucléarisation, la fermeture de son centre atomique et la signature d’un traité de paix qui permettrait d’en finir avec l’armistice de Panmunjom, signé il y a 65 ans. En somme, le Nord n’aurait pas vraiment changé de stratégie. En alternant menaces et bonnes intentions, il donne toujours dans l’excès, il continue à bluffer.

L’avantage est double. A coup de provocations bellicistes, la Corée du Nord s’était retrouvée au ban de la communauté internationale. Sa volte-face la rend à nouveau fréquentable. Et en prétendant désormais que les Etats-Unis cherchent à lui imposer des conditions inacceptables, le régime de Pyongyang laisse même entendre qu’ils ne veulent pas vraiment la paix, ce qui, dans le contexte actuel, pourrait convaincre l’opinion. Mais surtout, sa nouvelle ligne permet à Pyongyang de gagner un temps précieux. Même s’il devait être réélu, Donald Trump ne passera que quelques années à la Maison Blanche. Et il a bien des dossiers à gérer, à commencer par l’Iran. Kim Jong-un, lui, est dirigeant à vie et n’a qu’un objectif : la survie de son régime. Ses volte-faces à répétition lui permettent de voir venir jusqu’à la prochaine élection présidentielle. Il sera bien temps, alors, de continuer dans la veine irénique ou de renouer avec les provocations de jadis. En un mot comme en cent, Donald Trump a peut-être marqué un point mais la Corée du Nord a sans doute égalisé. La rencontre du 12 juin à Singapour, si elle a finalement lieu, nous le dira.

Pyongyang aboie mais la manne du Sud passe.

Sur l’autre Corée, en revanche, Pyongyang a moins de prise. Il y a longtemps que le Sud ne croit plus aux menaces de Pyongyang qui promet chaque jour de « noyer Séoul sous un océan de feu ». Les conservateurs font mine de s’en inquiéter pour mobiliser leurs troupes et gagner les élections. Les présidents Lee Myung-bak (2007 – 2012) et Park Geun-hye (2013 – 2017) ont joué cette carte à fond. Mais pas de chance pour Pyongyang, la révocation de la présidente Park a ramené les libéraux au pouvoir et remis à l’honneur la « politique du rayon de soleil » lancée par le président Kim Dae-jung (1997-2002) et son successeur Roh Moo-hyun (2002-2007) dont l’actuel président Moon Jae-in a été le bras droit. Or celle-ci consiste à coopérer économiquement avec le Nord sans conditionner son aide à ses palinodies. Autrement dit, Pyongyang aboie mais la manne du Sud passe.

La stratégie de communication du Sud a donc le champ libre. S’il fallait la résumer d’un mot, ce serait « hallyu », la « nouvelle vague coréenne ». Cette vague, depuis deux décennies, inonde l’Asie et le reste du monde à coups de « K-pop » endiablée, de films passionnés, de dramatiques lacrymosa, de bandes dessinées romanesques, d’articles de mode innovants, de cosmétiques flatteurs ou de produits culinaires épicés. Spontané à ses débuts, le hallyu n’a pas tardé à être récupéré par les pouvoirs publics, avec la complicité des grands groupes coréens, à commencer par Samsung, conférant au Sud une aura créative sans être folklorique, générationnelle sans être rebelle et démocratique sans être élitiste, à mille lieues des hyperboles belliqueuses du Nord. En un mot, pour reprendre l’analyse d’Euny Hong, grâce au hallyu, le Sud est devenu « cool ».

Or s’il est un pays que le hallyu fascine, c’est bien la Corée du Nord. Officiellement, taxé d’hédonisme individualiste et américanisé, il y est rigoureusement interdit. Pour en concurrencer l’influence, Kim Jong-un a même lancé plusieurs groupes musicaux, promeut les sports d’endurance et encourage les TIC – le Nord dispose de son propre internet. Mais dans les faits, le hallyu circule partout sous le manteau : DVD de contrebande, produits achetés en Chine, enthousiasme à peine dissimulé des élégantes de Pyongyang pour le vrai chic séoulite. La propagande a beau marteler que le Sud n’est qu’une colonie des Etats-Unis et ses habitants des yankees de pacotille, rien n’y fait. Après un demi-siècle de gabegies absolutistes et d’hystéries idéologiques, les Nord-coréens n’ont plus qu’un seul rêve : vivre comme au Sud. C’est ce qu’avait pressenti le président Roh Moo-hyun qui déclarait que « le hallyu, un jour, réunifierait la péninsule ».

Mi patelin mi Pagnol, Kim Jong-un se dandine comme un Psy septentrional qui aurait perdu la mesure du Gangnam style.

Moon Jae-in l’a bien compris qui a géré le rapprochement intercoréen sur un rythme hallyu. Premier temps : en invitant les dirigeants du Nord aux Jeux Olympiques de PyeongChang, manifestation on ne peut plus hallyu depuis que le Sud s’est imposé sur la scène sportive internationale – en février, il a par exemple décroché davantage de médailles que le France ou la Suisse. Deuxième temps : en expédiant au Nord une série de vedettes sudistes qui sont allés jusqu’à se produire devant Kim Jong-un. Enfin, troisième temps, en organisant le sommet du 27 avril comme un dramatique hallyu. Rien ne manquait : ni les baraques de Panmunjom où Park Chang-wook a tourné son fameux JSA (2000), ni les clichés patrimoniaux qui donnent leur patine exotique aux productions sud-coréennes (cuisine traditionnelle, fresques naturalistes, paravents décorés au hangul, l’alphabet local), ni les costumes chatoyants et emplumés qui caractérisent les reconstitutions historiques à grand spectacle dont le cinéma du Sud a fait une de ses spécialités, du ravissant Homme du roi de Lee Joon-ik (2005) au tonitruant Amiral Yi de Kim Han-min (2014).

D’où un sommet intégralement relooké. Aux rencontres de juin 2000 et d’octobre 2007, c’est le Nord qui était aux manettes. L’air madré de celui à qui on ne la fait pas, Kim Jong-il recevait dans sa résidence babylonienne recouverte de fresques expressionnistes exaltant la dramaturgie du régime. En avril 2018, en revanche, face à la « hallyu-isation » de la rencontre, Kim Jong-un peine à trouver ses marques. Mi patelin mi Pagnol, il se dandine comme un Psy septentrional qui aurait perdu la mesure du Gangnam style face à un Moon Jae-in qui joue les pères nobles sans se forcer. Rien n’est joué bien sûr.

Si la rencontre avec Donald Trump n’aboutissait pas, le maître de Pyongyang n’aurait aucun scrupule à renouer avec sa logorrhée va-t-en guerre. Mais si, pour avoir les mains libres au Proche Orient, Washington parvenait à confirmer l’apaisement, l’affaire semble entendue : le Sud donnera le ton. Aux temps de la guerre froide, la Corée parlait la langue de Pyongyang. La Corée de la détente, elle, parle déjà la langue de Séoul, celle de la jeunesse, de la créativité et de la démocratie.


Pascal Dayez-Burgeon

Historien, Chargé de mission au CNRS, ancien diplomate en Corée