Littérature

Fillon, « la chute de Rome et de Clochemerle »

Critique littéraire

Lors de l’élection présidentielle de 2017, Michel Crépu fut, à son corps défendant, mêlé, d’un peu loin mais en bonne position d’observateur, à une histoire politique pas très glorieuse, cet Empêchement de François Fillon qui donne son titre au livre qu’il vient de publier pour revenir littérairement sur l’affaire.

La littérature apporte beaucoup à la politique. Même si l’attention et l’écoute de la seconde à l’égard de la première ne sont pas données d’avance… La littérature peut aider par exemple, idéalement, l’homme politique à s’interroger, à s’évaluer, à prendre un nécessaire recul, parfois heureusement ironique, à l’égard de lui-même, à repousser certaines tentations – comme celle de céder aux sirènes de la vaine gloire – à tenir la parole dans une plus haute estime, à ne pas en faire constamment discours, et donc à s’efforcer de mettre actes et intentions à sa hauteur, à privilégier la vertu… Et aussi, à prendre « la mesure de l’épaisseur du quotidien » et à ne pas « tomber dans un rapport instrumental à la politique », si l’on me permet de citer Emmanuel Macron (entretien avec Michel Crépu et Alexandre Duval-Stalla, NRF, mai 2018, p. 83). Exprimée en termes harmonieux et adéquats, la morale reprend alors le dessus et la Cité peut enfin devenir idéale. Mais ne rêvons pas : la réalité est, hélas, bien plus triviale… Simplement, pour traiter de cette trivialité, on peut (on doit) en revenir à la littérature, refuge toujours disponible, ouverture pour ceux qui écrivent, autant que pour ceux qui lisent.

Publicité

Au moment de la campagne de l’élection présidentielle française de 2017, Michel Crépu fut, à son corps défendant, mêlé, d’un peu loin mais en bonne position d’observateur, à une histoire politique pas très glorieuse, à cet Empêchement de François Fillon qui donne son titre au livre. Oui, on s’éloigna alors gravement de toute idéal civique, de tout recul critique sur soi-même, et de pas mal de vertus ordinaires. Dont celle de la parole prononcée, donnée surtout. Un an après cette élection pleine de surprises, Crépu réinsuffle de la littérature dans cet épisode public si peu glorieux. Il le regarde avec les yeux des Belles Lettres, loin des vengeances recuites du pamphlétaire, des méchancetés gratuites du polémiste. Certes, la politique, comme on dit, n’en sort pas grandie. Mais en homme mesuré, qui, lui, réfléchit avant de parler et d’écrire, l’auteur ne fait pas du dénigrement son projet ou son ambition. Encore moins sa religion. Et d’ailleurs, de religion, il sera plusieurs fois question dans son livre… Et à l’égard de François Fillon, héros à la triste figure de cet épisode, il se fait plus métaphysicien que procureur. Car comme il l’écrit, « en littérature, comme en politique, on ne peut pas se satisfaire des seuls déterminants sociologiques ou psychologiques ».

Lorsque l’affaire Fillon éclate en janvier 2017, l’un de ses chapitres concerne le rôle tenu par l’épouse du candidat, Pénélope, comme critique et conseillère littéraire, rémunérée par la Revue des deux mondes. Cela se passait dans les années 2012-2013, alors que Michel Crépu dirigeait ce qu’il nomme cette « pauvre revue du temps de Louis-Philippe, la plus ancienne d’Europe ». « Pauvre » n’est pas vraiment le mot qui convient. La vénérable publication a pour propriétaire le financier Marc Ladreit de Lacharrière, ami de François Fillon, qui n’est pas vraiment dans le besoin. Sous son égide, des dîners mondains et politiques ont lieu régulièrement. Avec beaucoup de mordant, Crépu raconte quelques-unes de ces rencontres de haut niveau. On est entre-soi, on se fait des amabilités qui peuvent aussitôt se transformer en vacheries, on s’évalue, on se congratule, convaincu de sa propre importance. « Marc de Lacharrrière, se souvient Crépu sans excès d’aménité, manifestait sa joie d’être la puissance invitante. Il me rappelait Louis de Funès dans Le Grand restaurant, quand il surgissait des cuisines en se frottant les mains. » Mais il y a le travail aussi, ou son apparence… Durant un an et demi, Pénélope Fillon va rédiger, selon ses dires, une dizaine de notes de lecture. Mais seulement deux seront publiées. De plus, elle s’emploie à réfléchir stratégiquement sur l’avenir de la revue. Elle recevra pour cela une confortable rémunération. De cette fantomatique réflexion, le directeur de la revue ne sera informé qu’au moment où l’affaire éclate. Quant au travail critique, il n’en garde pas un souvenir marquant. Deux ans plus tôt, en janvier 2015, tandis que l’attentat de Charlie bouleversait le pays, il avait quitté les Deux mondes pour prendre la direction de La NRF. Quelques pas à peine séparent la rue de Lille, siège la vieille revue, de la rue Sébastien-Bottin (à présent rue Gaston-Gallimard), où la plus tout à fait “Nouvelle” Revue Française perdure. Il n’est pas vraiment envahi par la nostalgie… « Je partais le lendemain à La NRF, de l’autre côté du trottoir. D’un siècle à l’autre, il n’y avait que le pas d’un saute-ruisseau. Pourtant, si exagéré que cela semble, j’avais l’impression de rentrer d’exil. Quinze ans dans une sorte de Liechtenstein de la rue de Lille, donnant sur l’hôtel de Beauharnais… »

Crépu raconte donc ces heures où tout bascula pour François Fillon. Après une primaire menée tambour battant, il bénéficia du soutien d’une droite conquise, en ordre de bataille. Mais en quelques instants, celui qui était déjà en route pour l’Elysée s’affaisse, s’écroule, sous le coup des révélations du Canard enchainé, suivies par sa mise en examen. Ce qui semblait droit se révèle tordu, la route toute tracée conduit au précipice. Au lieu de se retirer sur la pointe des pieds, l’homme se rebiffe, non sans un certain panache, résiste, ne plie pas. Mais, derrière une apparence intacte, il se brise littéralement : la défaite est consommée… Et tandis que l’étoile filante Fillon, qui imposa sa calme détermination à toute la droite, sort de nos radars derrière la pluie et les drapeaux du Trocadéro, une autre figure, plus printanière, se profile, promise à un destin inattendu : celle d’Emmanuel Macron, « petit-cousin d’Harry Potter », selon Crépu. Mais c’est une autre histoire… Le chroniqueur évoque d’abord le temps d’avant, celui de la Revue des deux mondes… Sous sa plume, des figures connues surgissent, convives de ces dîners en Cercles restreints ; puis elles s’estompent, disparaissent, sauvées par l’art du portrait du chroniqueur : Alain Minc, « clone de Peter Pan », Ségolène Royal, « des bourdes plein son bissac », Nicolas Sarkozy qui « achevait Ségolène sous nos yeux hagards », Nicolas Baverez, « scribe des derniers jours de Babylone ». En marge il y a aussi Michel Houellebecq, « le point central hypnotique, l’œil du cyclone qui ouvre grands ses bras à tous ceux que n’intéresse pas vraiment la littérature, mais qui sont obsédés de savoir “où va l’homme” ». Puis, les mois passèrent et la campagne des élections présidentielles, avec tous ses hoquets, occupa et obséda tous les esprits…

C’est là le propos, l’authentique point de fuite du livre de Michel Crépu : le mystère Fillon. Crépu qui fut mêlé à cette histoire nationale qui le dépassait un peu, dont il n’aurait pu être, comme nous tous, que le spectateur désolé et ricanant, devient soudain acteur, entendu par le juges – un fort bon souvenir pour lui –, interrogé sans fin par les journalistes. Ce mystère, il ne le résout pas. Il l’approche, par tous les filtres d’une infinie et désespérante banalité : « Il lui manquait seulement [à Fillon] de remplacer son absence de folie par une chimère quelconque qui eût donné le sentiment que l’on pouvait vivre quelque chose avec lui plutôt que rien. » Un jour, lors d’un meeting vers la fin de son calvaire, Fillon lança : « Je ne vous demande pas de m’aimer. » Crépu a raison de juger cette phrase « triste et même à certains égards émouvantes ». Il prenait ainsi « la seule posture qui pouvait, si chrétiennement, le sauver : la posture de l’homme seul, nu, et qui vient de recevoir au courrier la lettre l’informant qu’il ne figure plus aux abonnés de l’amour ». Oui, la mise en avant des vertus chrétiennes, de la probité indiscutable, par cet « expert à faire le bon chrétien » devait aboutir à la déroute, mise en aphorisme élémentaire et incontestable par Crépu : « Seul celui qui prétend à la vertu s’expose à la flèche, les autres peuvent dormir tranquille. »

Les dernières pages sont consacrées à la « grandeur » en politique. Cette notion problématique, si souvent suspecte, il convenait de l’aborder par son contraire. Il est vrai que les circonstances narrées dans le livre, et que nous avons encore tous en mémoire, nous y invitent. La « chute de Rome et [de] Clochemerle » du destin politique de Fillon, figure spectaculairement ce contraire de la grandeur. Destin qui dépasse la personne, devient exemplaire, presque universel. Et Crépu a parfaitement raison sur ce point : le « personnage » incarné par Fillon n’est pas très intéressant ; il n’offre que peu de prise à notre intelligence et à notre esprit d’analyse. Seul importe, seul doit solliciter notre attention, notre sensibilité, et toute la littérature qui va avec, « le Mal métaphysique, le vrai grand Mal qui décide de tout ».


Patrick Kéchichian

Critique littéraire, Écrivain

Rayonnages

LivresLittérature