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Camps palestiniens du Liban : l’exil au quotidien

Politiste

Les événements du 15 mai 2018 qui ont eu lieu en parallèle des célébrations des soixante-dix ans de l’Etat d’Israël sont venus rappeler la situation des exilé·e·s palestinien·nes. Loin des regards médiatiques, dans les camps palestiniens au Liban la réalité de la Nakba demeure une expérience quotidienne douloureuse, alors que le destin des familles est suspendu à l’application d’un droit au retour reconnu, mais absent de ce qu’il reste de négociations.

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Ma première visite à Chatila eut lieu en 2014, dans le cadre d’un projet de recherche sur les mobilisations dans les camps de réfugiés palestiniens de Beyrouth. La personne qui m’accompagnait, un résident du camp âgé d’une soixantaine d’années, prenait particulièrement soin de me présenter l’état matériel du camp, que je ne connaissais alors que par des lectures, insistant sur le délabrement visible de la voirie et l’apparente désorganisation des réseaux de distribution d’eau et d’électricité. A peu près au milieu du camp, une tour de trois étages se tenait au centre d’une petite place. Elle servirait bientôt, m’expliquait mon hôte, à désaliniser de l’eau de mer afin de distribuer de l’eau douce potable dans les camps. L’eau du robinet à Chatila est salée, comme dans une grande partie de l’agglomération de Beyrouth, effet de pompages excessifs ayant conduit à des infiltrations d’eau de mer dans la nappe phréatique. Lorsque nous prenons le thé ce soir-là chez mon hôte, les tasses ont un goût de sel. Dans la cuisine, un robinet achève de se décomposer sous l’effet de l’érosion : il a besoin d’être changé plusieurs fois par an. Cuisiner ou boire un thé dans les camps de réfugiés est un acte chargé de sens politique, comme éclairer son appartement et sortir les poubelles : l’exil et l’exclusion, souvent réduits depuis l’extérieur à des événements historiques traumatiques, des massacres et des conflits, se nichent au contraire dans ce que la vie a de plus ordinaire.

Sept décennies d’exil

Les événements du 15 mai 2018 ayant eu lieu en parallèle des célébrations des soixante-dix ans de l’Etat d’Israël sont venus rappeler l’état de fait que constitue encore l’exil palestinien. L’organisation par les groupes politiques et la société civile palestinienne du Jour de la Nakba, tous les 15 mai, vient ainsi pour les Palestiniens rappeler une année de plus passée sous occupation, mais également en exil. Car s’ils ont été marginalisés après le processus d’Oslo, cinq millions de Palestiniens environs continuaient de vivre sous le statut de réfugiés dans les pays adjacents en 2016, contre 4,75 millions environs en Palestine en 2015.

Les Palestiniens sont présents dans le pays depuis la Nakba, le processus qui a vu l’essentiel de la population palestinienne expulsée du pays dans le cadre des conflits entourant la création de l’Etat d’Israël. Environ la moitié d’entre eux vivent dans l’un des douze camps de réfugiés gérés par l’UNRWA (l’agence des Nations-Unies en charge des réfugiés palestiniens) ou un « groupement informel », camp de réfugiés de fait, mais non-reconnu comme tel.  Cependant leur nombre est très difficile à évaluer. Pour l’UNRWA, un peu plus de 463.000 Palestiniens sont enregistrés dans le pays. Pour l’Etat libanais, d’après une étude publiée en janvier 2018, ils seraient 175.000. La différence de chiffre s’expliquant surtout par la grande quantité de Palestiniens du Liban s’étant expatriés. Le chômage de masse (42% des Palestiniens du Liban étaient économiquement actifs en 2017) et les emplois accessibles, très largement dans le secteur informel et peu qualifié, sont autant d’incitations à quitter le pays. Les réfugiés palestiniens demeurent exclus de l’accès à la propriété et de l’accès aux emplois publics comme aux professions régulées comme les métiers de la médecine ou de l’ingénierie par exemple. Sept décennies après la Nakba, les camps palestiniens au Liban demeurent des espaces ségrégués, « aux marges de la ville et de l’Etat », comme le dit l’anthropologue Amanda Dias. C’est également cette marginalité qui explique la forte présence de non-Palestiniens dans les camps, qu’il s’agisse de réfugiés syriens, de travailleurs expatriés, notamment d’Asie du Sud-Est, et de Libanais attirés par des loyers plus abordables qu’en ville.

Des espaces urbains marginalisés et précarisés

La réalité des camps, par-delà ces statistiques, reste souvent réduite à des clichés. Le terme de « camp » lui-même conduit notamment à imaginer des alignements de tentes dans un arrangement quasi-militaire, là où les camps de Beyrouth ressemblent davantage à un assemblage extrêmement dense – certaines rues ne permettant pas de passer à deux de front – d’immeubles en parpaings et en ciment de deux ou trois étages. Assemblage nécessairement précaire, les camps n’ayant pas été l’objet d’un plan et les immeubles ayant été construits au fur et à mesure de la densification de la population, mais aussi du développement de l’activité économique, les camps contenant épiceries, cafés, commerces et ateliers divers, mais aussi de locaux d’associations et d’ONG. En effet la gouvernance urbaine des camps est particulièrement complexe à appréhender : s’ils sont situés sur le territoire souverain de la République Libanaise, les camps sont de fait exclus de celle-ci sur tout un ensemble d’aspects.

L’Etat libanais s’occupe principalement de contrôler plus ou moins intensément les entrées et sorties des camps, qui selon les régions peut nécessiter le passage par un contrôle de police demandant fourniture de laisser-passer, voire le franchissement d’un « mur de sécurité » depuis 2015 pour le plus grand camp du pays, Ain el-Hilweh à Saida. Dans d’autres camps comme le camp de Mar Elias à Beyrouth le contrôle est quasi-inexistant et laissé entièrement aux autorités palestiniennes. Celles-ci sont officiellement composées par des Comités Populaires formés de représentants de partis politiques, mais ces derniers étant divisés en deux alliances (l’une associée à l’OLP et proche du Fatah, l’autre proche du Hamas et du Jihad Islamique), il n’est pas rare de trouver sur place deux Comités Populaires se réclamant des mêmes prérogatives. S’y ajoutent l’UNRWA, à laquelle sont déléguées l’organisation des camps et la fourniture de services de base : éducation, santé, rénovation urbaine, etc. Par-delà ces acteurs formels, des acteurs concurrents se sont développés dans les années 1980 et 1990, à mesure que la légitimité des acteurs « politiques » se délitait : ONG, associations et comités informels, organismes internationaux de développement et mouvements « grassroots » viennent s’ajouter à un système de pouvoir dans lequel les responsabilités sont difficilement attribuables.

Les camps étant limités dans l’espace, la construction s’est faite en densifiant horizontalement et verticalement l’habitat, au détriment de l’espace public : beaucoup d’habitants de longue date des camps regrettent des périodes où les camps étaient moins compacts, disposaient d’espaces ouverts et de davantage de végétation, et étaient moins dégradés et dangereux. Car à la densité extrême de l’habitat s’ajoute également la précarité de l’urbain. Les branchements de câbles électriques du réseau officiel se combinent à ceux reliés à des groupes électrogènes et aux branchements sauvages pour dessiner une « toile » peu sûre, constamment aménagée par des associations ou des habitants pour diminuer le risque, et qui cause, d’après des estimations réalisées par des habitants des camps, plusieurs dizaines d’accidents par camp chaque année. Les conduites d’eau sont rarement enterrées. Bien que des associations aient entrepris de le renforcer, le ramassage des déchets est insuffisant après l’afflux de populations dans les camps du fait du conflit syrien, et leur accumulation est une cause supplémentaire de précarité urbaine. L’ensemble de ces problèmes n’est pas exceptionnel aux camps : les manifestations du mouvement « You Stink » à l’été 2015 ont ainsi eu pour origine la gestion catastrophique du problème des déchets en particulier dans la capitale libanaise. Ils sont cependant davantage ressentis par la population, à la fois parce qu’ils sont plus intenses objectivement, mais aussi parce que, combinés à l’ensemble des autres problèmes qui marquent la vie des réfugiés palestiniens dans le pays. Les réfugiés vivent les réalités de l’exil à travers la vie quotidienne et matérielle, comme l’analyse la politiste Diana Allan dans son ouvrage Refugees of the Revolution.

Quand l’aide devient un poids

Il est important de poser la question de ce que signifie « Chatila », des représentations que le terme évoque quand il est cité : le massacre en 1982, en pleine guerre civile libanaise, de plusieurs centaines de Palestiniens, en représailles de celui de Bachir Gemayel, leader des Kataëb, les « phalangistes » libanais au centre du camp chrétien, conservateur, et anti-Palestinien dans le pays.  Représenté dans des œuvres comme Valse avec Bachir ou La confession négative, cet épisode reste peut-être l’épisode de l’histoire des camps le plus connu, effaçant à la fois d’autres endroits et d’autres lieux : Tell al-Zaatar en 1976, Guerre des Camps de 1985 à 1987, siège de Nahr el-Bared en 2007. Il efface également d’autres réalités. Pour qui a vécu ou travaillé dans les camps, cette situation a pour effet de presque muséifier la souffrance des camps, tout en ignorant leur situation actuelle, et pose la question paradoxale de ce que la médiatisation peut faire aux réfugiés. Dans un article publié en 2013, Mayssoun Sukarieh et Stuart Tannock relaient les inquiétudes de résidents de Chatila sur leur capacité à « posséder » leur propre histoire, face à une demande grandissante de témoignage, qui conduit à la répétition de témoignages de plus en plus standardisés, et de moins en moins mobilisables par les réfugiés eux-mêmes.

Cette appropriation de la mémoire politique des réfugiés est également le fait des partis et organisations politiques, décrédibilisées pour des parties de la population des camps pour toutes sortes de raisons : division et conflits internes, mais également pratiques jugées clientélistes, inefficacité de l’action des Comités Populaires, et soupçons de corruption. Durant les mois d’enquête de terrain auprès d’activistes et de militants associatifs dans les camps, les Comités Populaires apparaissaient ainsi comme des personnages paradoxaux, reconnus comme autorités symboliques par une partie de la population, mais remis en cause concernant leurs actions concrètes : « On va aller voir le boss parce que c’est le boss », expliquait l’un de mes contacts de terrain, « mais c’est juste le boss, il est dans son bureau, il voit des gens, il reçoit son salaire du parti, mais c’est tout ce qu’il fait ». Réelle ou non cette remise en cause de l’action des partis a des conséquences sur les habitants des camps, pour lesquels apparaître comme « politique », et donc associé aux partis, est souvent un signe de manque de crédibilité.

En parallèle, la multiplication d’études et de projets qui renvoient les questions sociales au domaine de l’humanitaire a contribué à sortir du domaine politique ces mêmes questions : en raisonnant en termes de « besoins » à remplir, le secteur humanitaire peine à appréhender des questions comme la précarité urbaine ou l’accès aux soins comme des questions proprement politiques, d’autant plus que ce n’est ni son objectif, ni son fonctionnement. L’accès, vital, aux financements nécessaires pour le développement de projets humanitaires et de développement nécessite la maîtrise d’un langage bien particulier, technique et dépolitisé, mettant de côté des questions comme l’application du droit au retour ou la capacité de mobilisation des populations réfugiées dans leurs propres espaces de vie. Plusieurs chercheurs, notamment Sari Hanafi et Linda Tabar, mais également Sbeih Sbeih, ont ainsi mis au jour le développement des ONG internationales comme participant d’un certain dessaisissement collectif des problèmes sociaux par les Palestiniens, notamment les réfugiés.

Cette influence de la raison humanitaire sur la vie sociale et politique des réfugiés a beau être bien connue, elle n’en garde pas moins un effet structurant dans la vie des camps. Ainsi les priorités changeantes en matière de financement de l’aide viennent rendre difficile l’émergence d’un agenda politique pour les réfugiés, là où dans la période dite « révolutionnaire » (qui correspond aux grandes années de l’influence des organisations de libération nationale, depuis la fin des années 1960 jusqu’aux années 1980) la lutte nationale et le droit au retour fournissaient bon gré mal gré une structuration politique et idéologique du paysage des camps, les Palestiniens étant alors décrits par l’historienne et anthropologue Rosemary Sayigh comme « des paysans devenus révolutionnaires ».

Quand la libération nationale passe par chez soi

La situation politique et sociale des camps de réfugiés palestiniens du Liban apparait comme trouble sous de nombreux aspects. Aux réalités de l’exil, qui se vivent jusque dans les détails de la vie quotidienne, s’ajoute une apparente démobilisation politique de la société. Apparente seulement : le processus de mobilisation politique par les enjeux quotidiens, généralement mis en avant pour expliquer l’émergence des « Printemps arabes » n’est pas absent des camps, ainsi qu’en témoignent des initiatives variées qui continuent d’exister au sein de ces espaces, à commencer par la campagne d’ampleur pour le droit au travail, qui voit des Palestiniens manifester dans les rues de la capitale de façon régulière. Initiative plus médiatique, une militante palestinienne, Manal Kortam, a repris plusieurs problématiques touchant aux réfugiés (droit des femmes à transmettre leur nationalité, droit au travail, droit à la citoyenneté locale) au travers une candidature à un fictif « siège palestinien » à l’Assemblée Nationale libanaise, dans le cadre de la législative du 6 mai. Le but de cette campagne, intitulée « We Exist », était également de remettre au cœur de l’agenda politique libanais la question des réfugiés palestiniens, perçus depuis la fin de la guerre civile comme un poids et un risque pour le pays.

De telles initiatives prennent place dans un climat partagé entre mobilisations de petite échelle et passivité dans les camps même : le milieu associatif, qui a été l’un des espaces de « dépolitisation » des camps, est également un espace de rencontres et d’échanges, de débats, et de dénonciation. C’est ainsi qu’une coalition d’associations de jeunesse dans les douze camps du pays au pu entre 2014 et 2016 organiser des débats avec des résidents locaux, qui se sont développés en enquête sur la situation réelle des camps, puis en campagne d’interpellation envers les Comités Populaires les appelant à remettre en cause leur fonctionnement par l’organisation d’élections démocratiques. C’est ainsi également qu’a émergé une multiplicité d’initiatives tournées vers la rénovation des camps et la prise en charge par des habitants d’un certain nombre d’urgences comme le ramassage des ordures a pu avoir lieu, n’ayant plus seulement pour but de prendre en charge des besoins mais de porter témoignage des capacités collectives des habitants de ces espaces. Des initiatives qui demeurent éparses, mais qui conduisent à l’organisation d’acteurs collectifs exprimant une forme de discours critique dans les camps, souvent en mobilisant les outils même qui avaient conduit à l’effacement de ce dernier, notamment la maîtrise d’une certaine forme d’expertise.

Après 70 ans, la réalité de l’exil demeure ainsi une expérience quotidienne dans des camps qui, au-delà du portrait qui en a été fait dans ces lignes, demeurent également par ailleurs des espaces de communauté et d’identité pour les réfugiés palestiniens du Liban. La focalisation de l’attention internationale sur d’autres conflits, notamment en Syrie, ne fait pas disparaître la réalité quotidienne de familles entières suspendues à l’application d’un droit au retour reconnu mais absent de ce qu’il reste de négociations.


Alex Mahoudeau

Politiste, Docteur en science politique (DMES, King's College London)

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