Société

Ségrégation ethno-raciale, une réalité française

Sociologue

Menée avec l’échantillon démographique permanent de l’INSEE, une recherche démontre que les immigrés et leurs descendants sont beaucoup moins susceptibles de quitter les quartiers où se concentrent d’autres immigrés de la même origine. Et qu’à l’inverse de cette tendance, les Français natifs ont plus de chances de quitter leur quartier quand la part des immigrés dans la population locale est importante. Pourtant, en dépit d’une attention médiatique et politique croissante, et de la multiplication de travaux de sciences sociales les mettant au jour, les politiques publiques refusent toujours de voir ces inégalités.

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En 2015, Manuel Valls a suscité la polémique en proclamant que la France faisait face à un « apartheid territorial, social, [et] ethnique. » Incarné par l’image des banlieues secouées par les émeutes de 2005, le phénomène dénoncé par le Premier ministre renvoie à un processus de séparation spatiale entre groupes sociaux qui vient renforcer les lignes de fractures sociales, économiques, et identitaires entre eux. La crainte évoquée dans le discours de Valls réside surtout dans les conséquences d’une telle division socio-spatiale : l’augmentation des inégalités, la concentration spatiale des problèmes sociaux (la pauvreté, le chômage, l’échec scolaire, le mal-logement), mais avant tout l’atteinte que cette séparation risque de porter à l’ordre social républicain dès lors qu’elle engendre des « citoyens de seconde zone ». Prononcés dans un contexte de menace terroriste, peu après les attentats de janvier 2015, les mots de Valls opèrent également un glissement de la relégation urbaine aux phénomènes de radicalisation, que ce soit au profit des formes d’extrémisme religieux ou de la montée de l’extrême-droite.

Si les propos de Valls ont soulevé des critiques liées à l’usage du mot « apartheid », terme historiquement et géographiquement situé dans le système de discrimination raciale mis en place en Afrique du Sud au milieu du XXe sicle, le constat que les inégalités urbaines en France peuvent prendre une forme ethnique ou raciale constitue assurément une source de controverse [1]. La prédominance du modèle républicain français et de son principe de non différenciation entre les citoyens sur la base de critères tels que l’origine, la couleur de la peau, ou la religion, sous-estime la légitimité d’une prise de position qui interrogerait le niveau d’exposition de certaines minorités à des formes de désavantage socio-spatial.

Le degré auquel les inégalités spatiales revêtent spécifiquement une forme ethno-raciale dans la société française reste mal connu et rarement explicité.

Or, de nombreuses recherches en sciences sociales aujourd’hui viennent étayer cette hypothèse. Celles-ci démontrent que la concentration des minorités ethno-raciales dans les quartiers défavorisés est devenue un fait caractéristique des espaces urbains dans la plupart des sociétés occidentales. La France ne semble pas faire exception à cette tendance, où les zones urbaines périphériques ont accueilli des migrants et leurs familles après la décolonisation. Or, si la question de la relégation urbaine de ces populations occupe une place de plus en plus croissante dans les médias et dans la sphère politique ces dernières années, comme illustré par le discours de Valls, le degré auquel les inégalités spatiales revêtent spécifiquement une forme ethno-raciale dans la société française reste mal connu et rarement explicité.

Une des raisons de cette lacune dans les connaissances sur la ségrégation ethno-raciale en France est liée au manque de données permettant de mesurer ce phénomène. La plupart des travaux en sciences sociales issues d’autres pays s’appuie sur des données du recensement ou de grandes enquêtes nationales afin de dresser un portrait du niveau de la séparation spatiale entre groupes ethno-raciaux, sur la base d’informations relatives au lieu de résidence des enquêtés ainsi que sur une mesure auto-identifiée de leur appartenance à une catégorie ethno-raciale. Ce type d’étude a permis notamment de mettre au jour le niveau de ségrégation drastique entre Blancs et Noirs dans les grandes métropoles états-uniennes.

Pourtant, la collecte de telles données n’est pas d’usage en France, comme illustre le débat récurrent et hautement polémique sur les « statistiques ethniques ». Les sources statistiques disponibles permettent uniquement d’identifier des personnes immigrées par leur nationalité ou leur région géographique de naissance. Il est également possible, mais plus rare, de pouvoir discerner les enfants d’immigrés, personnes les plus souvent nées ou naturalisées françaises, mais qui peuvent être identifiées dans les sources si des informations sont disponibles sur l’origine de leurs parent(s).

Contrairement donc aux recherches dans d’autres contextes nationaux, les données françaises permettent de mener des études sur la ségrégation spatiale des groupes définis par leur lien à la migration, c’est-à-dire entre les immigrés, les descendants d’immigrés et le reste de la population dite « native ». Les personnes descendantes d’immigrés au-delà de la deuxième génération (les petits-enfants ou les arrière-petits-enfants d’immigrés) ne sont pas « visibles » statistiquement parlant. L’origine migratoire, bien qu’il s’agisse là d’une mesure imparfaite comprenant les personnes s’identifiant ou perçues comme apparentant à une minorité, nous sert donc de proxy pour les catégories ethno-raciales.

La ségrégation des immigrés est-elle due à leur situation socio-économique ? Les descendants d’immigrés sont-ils aussi ségrégués que leurs parents ? Et comment l’origine intervient dans ces processus ?

L’appareil statistique ne permet donc pas, dans son état actuel, d’étayer l’hypothèse d’un apartheid à la française, la dimension ethnique-raciale que le terme englobe n’étant pas entièrement quantifiable. Toutefois, quelques recherches menées par des sociologues et démographes français (notamment celles de Jean-Louis Pan Ké Shon, Edmond Préteceille, et Mirna Safi), apparues à la fin des années 2000 et utilisant des données du recensement, démontrent un niveau important de ségrégation entre Français natifs et immigrés, qui est particulièrement prononcée pour les immigrés d’origine non européenne.

Ces études posent d’importantes questions sur les inégalités urbaines en France aujourd’hui. La ségrégation des immigrés est-elle due à leur situation socio-économique ? Les descendants d’immigrés sont-ils aussi ségrégués que leurs parents ? Et comment l’origine intervient dans ces processus ?

Au-delà du cas de l’apartheid, un autre prisme de comparaison potentiellement utile pour approfondir ces premiers résultats sur la ségrégation en France vient de la ville de Chicago, dans la première moitié du XXe siècle. A cette époque, un ensemble de sociologues de l’Université de Chicago font de leur ville un objet d’enquête, dans un contexte de transformations urbaines impressionnantes, liées à l’industrialisation et à l’arrivée d’immigrés européens et d’Afro-américains venant du Sud des Etats-Unis. Ils fondent ainsi « l’école de Chicago », qui devient ainsi un véritable laboratoire pour étudier de nombreux phénomènes sociaux. La place des immigrés dans la ville émerge alors comme une question centrale. Ces chercheurs, menés par Robert E. Park, livrent le premier paradigme pour penser la ségrégation urbaine : la théorie de l’assimilation. Selon cette perspective, la concentration des immigrés dans les quartiers les plus défavorisés de la ville est un point de départ naturel dans un processus graduel d’intégration qui aboutit au départ des immigrés des quartiers ségrégués.

Les mécanismes centraux de de-ségrégation, souligne la théorie de l’assimilation, sont avant tout temporels et socio-économiques. A mesure que les immigrés s’adaptent à la société, ils seront culturellement et ethniquement de moins en moins distincts de la population native ; parallèlement, à force de grimper l’échelle sociale, leur situation socio-économique s’améliorera avec le temps. Les immigrés pourront ensuite convertir leurs gains économiques en une meilleure situation résidentielle en quittant les enclaves ethniques défavorisées. De surcroît, étant de plus en plus intégrés sur le plan socio-culturel-économique, leur préférence pour vivre au sein des quartiers ethniques sera substituée par des aspirations résidentielles semblables à celles de la population native. Au fil du temps et des générations, les immigrés deviendront ainsi spatialement intégrés à la société.

Les hypothèses de la théorie de l’assimilation sous-entendent des dynamiques de mobilité derrière les phénomènes de ségrégation, et notamment une mobilité résidentielle des immigrés, car ces derniers seraient amenés à quitter un quartier de la ville pour emménager dans un autre en fonction de leurs situations socio-économiques et de leurs préférences. Les nouvelles vagues de migrants viendront remplacer les lieux délaissés par les immigrés en voie d’intégration et de mobilité ascendante.

Mais la théorie de l’assimilation oublie de considérer comment certains processus, déclenchés par la population native, peuvent restreindre la mobilité des immigrés et de leurs descendants. Tout d’abord, la discrimination sur le marché du logement, par des agents immobiliers ou des bailleurs, freine l’accès des minorités à certains quartiers, mêmes pour les minorités appartenant aux classes supérieures. La mobilité de la population native, ensuite, peut également contribuer à maintenir la ségrégation spatiale. Aux Etats-Unis, de nombreuses recherches ont documenté comment le white flight (« la fuite des blancs ») produit une situation de re-ségrégation constante. Théorisé par les célèbres travaux de Thomas Schelling dans les années soixante, le white flight décrit le départ des ménages blancs dès que la population de leur quartier de résidence a atteint un certain seuil de minorités ethno-raciales. Le déclenchement du départ des Blancs peut être expliqué par des préjugés raciaux, mais également par un désir des ménages d’éviter les problèmes sociaux (réels ou supposés) qui sont associés avec les espaces où vivent les minorités.

Les immigrés et leurs descendants sont beaucoup moins susceptibles de quitter les quartiers où se concentrent d’autres immigrés de la même origine.

La ségrégation urbaine a été peu analysée en France au prisme de la mobilité spatiale des immigrés, des descendants et des Français natifs. Grâce à la mobilisation d’une grande base de données longitudinales, L’échantillon démographique permanent (EDP), produite par l’INSEE, nous avons pu mener des analyses statistiques sur les trajectoires spatiales de ces populations en France métropolitaine de 1990 à 2008. Les données longitudinales collectent des informations sur les individus au fil du temps ; il est ainsi possible de suivre leurs déménagements, en reliant ces trajectoires dans l’espace à leurs caractéristiques individuelles, telles que l’âge, le sexe, le niveau d’éducation, la catégorie socio-professionnelle, le statut marital, le nombre d’enfants, etc., mais aussi aux caractéristiques de leurs lieux de résidence avant le déménagement. Grâce aux informations disponibles sur l’origine nationale des immigrés, et sur l’origine nationale des parents pour les descendants d’immigrés, nous nous sommes demandé s’il existait des trajectoires spatiales spécifiques de ces populations comparées à celles des Français natifs, en raisonnant « toutes choses égales par ailleurs. »

Les résultats de cette recherche démontrent que les immigrés et leurs descendants sont beaucoup moins susceptibles de quitter les quartiers où se concentrent d’autres immigrés de la même origine. A l’inverse de cette tendance, les Français natifs, selon une dynamique semblable au white flight, ont plus de chances de quitter leur quartier quand la part des immigrés dans la population locale est importante. Ces trajectoires contrastées entre immigrés, descendants et natifs ne sont pas entièrement expliquées par les caractéristiques des individus, comme la classe sociale par exemple, ni par des facteurs propres aux lieux de résidence, comme le taux de chômage local, qui pourraient aussi contribuer à ces trajectoires. De surcroît, parmi ceux qui déménagent, les immigrés et leurs descendants d’origine africaine, maghrébine et turque accèdent à des quartiers avec des taux plus élevés d’immigrés et de chômeurs comparés à d’autres groupes. Ces tendances sont observées sur toute la période analysée, de 1990 à 2008.

Quelles sont les conclusions à tirer de ces résultats ? Tout d’abord, l’origine semble jouer un rôle déterminant dans le lieu de résidence, et ce sont les immigrés et leurs descendants d’origine non européenne qui connaissent les situations les plus défavorisées et les formes de mobilités les plus contraintes. Il est important de souligner que cette tendance liée à l’origine ne se résume pas simplement à un effet de l’origine sociale : ce n’est pas seulement le fait que les immigrés et de leurs descendants viennent souvent des classes inférieures qui explique leur concentration dans les quartiers défavorisés et ségrégués, car cette tendance ne s’estompe pas entièrement parmi les classes moyennes-supérieures.

Il est possible que ces disparités cachent des préférences des immigrés et de leurs enfants de vivre à proximité de leurs semblables. Le choix de l’enclave ethnique peut être motivé par un désir d’entre-soi, tout en permettant une meilleure intégration socio-économique (grâce aux entreprises ou investissements propres au groupe ethnique), ou peut même constituer une réaction de repli contre une société vécue comme hostile ou raciste. Toutefois, il existe une autre explication de ces différences liées à l’origine : la discrimination sur le marché du logement. Cette interprétation est fortement appuyée par des résultats maintenant bien documentés en France venant des études expérimentales sur la discrimination, dite de testing. Publiée récemment dans Le Monde, l’une de ces études montre une discrimination importante contre les personnes d’origine maghrébine qui, aux profils comparables à d’autres candidats, ont plus de chances d’être refusées pour la location d’un logement.

Enfin, la concentration spatiale d’immigrés et de leurs descendants joue un rôle dans la localisation des Français natifs, comme démontré par la plus grande propension des natifs à quitter des espaces avec une forte présence immigrée. Cette forme de native flight s’articule avec des pratiques discriminatoires pour renforcer la relégation spatiale des minorités ethno-raciales de manière durable. L’évitement des quartiers d’immigrés est d’autant plus fort que la ségrégation ethno-raciale se double du désavantage socio-économique : le fait que les immigrés soient associés à des quartiers vus comme moins attractifs, avec un plus haut niveau du chômage, une moindre qualité des écoles et des logements accentuent ces formes d’évitement, alors que le désavantage réel de certains quartiers où vivent les immigrés et leurs enfants réduisent leurs opportunités pour s’en sortir.

A la lumière du rôle prédominant de l’origine dans les inégalités urbaines aujourd’hui, le paradoxe du modèle français envers la question ethno-raciale apparaît indéniablement problématique. Malgré une attention médiatique et politique croissante portée à ces inégalités, et en dépit de travaux toujours plus nombreux venant des sciences sociales les mettant au jour, les politiques publiques au niveau national y restent aveugles. Une politique de la ville qui viserait à réduire la ségrégation sans une stratégie plus large pour réduire les difficultés spécifiques auxquelles font face ces minorités, en combattant les discriminations notamment, semblerait d’une efficacité limitée.


[1] Dans l’usage de ce terme, nous nous basons dans une approche sociologique « constructiviste » qui considère l’ethnicité et la race comme des constructions sociales, dont les significations et les frontières sont produites par la société, et non pas comme une division naturelle ou biologique des humains. Bien que construites, ces distinctions ne sont pas pour autant irréelles car ayant des conséquences fortes pour les individus, d’où la motivation des sciences sociales de s’y intéresser.

 

Haley McAvay

Sociologue, Chargée d’études à L’institut national d’études démographiques

Notes

[1] Dans l’usage de ce terme, nous nous basons dans une approche sociologique « constructiviste » qui considère l’ethnicité et la race comme des constructions sociales, dont les significations et les frontières sont produites par la société, et non pas comme une division naturelle ou biologique des humains. Bien que construites, ces distinctions ne sont pas pour autant irréelles car ayant des conséquences fortes pour les individus, d’où la motivation des sciences sociales de s’y intéresser.