Politique

Politique sociale : apprendre à pêcher et, en même temps, donner du poisson !

Sociologue

La reprise récente par Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, d’un célèbre proverbe de Confucius – « Quand un homme a faim, mieux vaut lui apprendre à pêcher que de lui donner un poisson » – témoigne à elle seule de la dangereuse asymétrie des politiques menées en matière de politique sociale.

Dans une tribune au Parisien – Aujourd’hui en France datée du 26 mai, Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement d’Edouard Philippe, a développé la philosophie d’action de ce dernier en matière de politique sociale. La stratégie repose sur un diagnostic des causes des échecs des majorités précédentes et sur l’affirmation d’un principe d’action. Je ne chercherai pas ici à corriger la vision délibérément négative des résultats de l’Etat social (significativement désigné « Etat-providence » pour dénoncer ses supposées largesses aveugles) qui ne tient pas compte des analyses, nombreuses et étayées, qui montrent qu’en comparaison internationale, la France est un pays qui a relativement bien réussi à endiguer le développement de la pauvreté et des inégalités, même si les chiffres donnés et les maux désignés à l’appui du constat de faillite sont exacts (100 000 élèves qui sortent de notre système scolaire sans aucun diplôme chaque année ; 9 millions de pauvres, 4 millions de mal-logés) et constituent bel et bien des écueils de notre protection sociale.

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Il faut, en revanche, prendre très au sérieux la référence à un proverbe de Confucius qui ouvre la tribune : « Quand un homme a faim, mieux vaut lui apprendre à pêcher que de lui donner un poisson ». Benjamin Griveaux cite ce proverbe pour souligner qu’il met en lumière la faillite des gouvernements français qui auraient « aider à survivre plutôt que de permettre de vivre ».  Ce principe est censé guider le gouvernement dans sa réforme de la protection sociale et lui permettre de s’attaquer à la racine des inégalités.

Le proverbe de Confucius a pourtant donné lieu à des formes d’application nombreuses, principalement dans l’aide au développement, où elle a été traduite dans le langage de la « soutenabilité », avant d’être réimportée dans les pays développés qui ont conçu ces formes d’aide, mais pour les déployer cette fois dans un contexte de dégradation des systèmes de protection sociale. Le proverbe de Confucius a d’abord donné lieu à la mise au point d’une véritable doctrine du développement. Elaborée en vue d’éviter de placer les pays receveurs dans une situation de dépendance vis-à-vis de leurs donateurs, la soutenabilité repose sur deux principes. Les habitants et les communautés locales sont les mieux à même d’identifier leurs besoins et de les définir. Cela est supposé éviter qu’une intervention extérieure ne « plaque » des remèdes conçus en-dehors d’une connaissance du contexte local et donc dépourvue d’impact sur les personnes ou les groupes à qui l’on vient en aide.

Le second principe est que les actions doivent pouvoir se soutenir elles-mêmes, grâce à leur appropriation par les habitants, cela suppose, en creux, un délégitimation de l’intervention permanente et notamment de la solvabilisation monétaire des populations défavorisées. La doctrine de la soutenabilité ne conditionne donc pas seulement une implication des communautés dans la définition des besoins à satisfaire ou des problèmes à pallier, ni des limites temporelles très strictes aux actions, mais également leur nature même : pour que les groupes qui reçoivent l’aide soient susceptibles de la mettre en œuvre, une très grande importance est donnée à la formation. Ce qui n’est pas sans rappeler, très étroitement, les principes de l’action entreprise par le gouvernement : plutôt que de corriger ce que le sociologue François Dubet appelait l’inégalité des places (c’est-à-dire les écarts constatés entre groupes et individus), on forme, dès le plus jeune âge, ceux qui sont les plus en difficulté notamment (avec le dédoublement des classes de CP dans les environnements les plus défavorisés, ce qui est, soit dit en passant, une excellente mesure, dont il n’est pas inutile de rappeler qu’elle ne peut être effective que grâce aux recrutements supplémentaires effectués par la majorité précédente) et on dirige la formation professionnelle vers les moins qualifiés, ce qui est, là aussi, une correction bienvenue vis-à-vis d’un des travers de notre système social qui octroie la formation, de manière privilégiée, à ceux qui sont déjà formés et insérés.

Cette vision néglige le caractère indispensable des transferts monétaires ; elle est surtout aveugle aux conditions de possibilité de sa propre réussite.

Ces points étant soulignés, la philosophie d’action aujourd’hui érigée en règle de conduite par le gouvernement a déjà fait l’objet de nombreuses critiques au niveau international. Ainsi, à partir de l’étude méticuleuse des politiques de lutte contre le VIH au Malawi, Ann Swidler et Susan Cotts Watkins ont mis en lumière les effets délétères de l’application des principes de la soutenabilité. Loin de favoriser l’autonomie de populations dépourvues de ressources, les actions mises en œuvre obligent les membres des communautés locales à passer d’une aide à l’autre, la formation, loin d’être destinée à acquérir des compétences, devient alors une fin en soi, ou plutôt un moyen instrumental pour être aidé, car telle est la condition formulée par les concepteurs des programmes qui refusent de s’impliquer sur le temps long et dénient, en quelque sorte, le caractère extérieur de leur intervention en se justifiant par une initiative suffisamment spontanée de la population aidée. Ainsi, des programmes conçus pour éviter la dépendance des populations envers des acteurs extérieurs finissent par reconduire une nouvelle forme de dépendance, au prix d’une exclusion des plus fragiles, incapables de suivre les formations proposées et de prétendre mettre en œuvre des programmes importés.

Plus largement, James Ferguson a opposé une argumentation de portée générale à la ligne directrice des politiques sociales conditionnelles dans le Sud, en soulignant à quel point il était légitime et nécessaire de donner du poisson aux pauvres, pris dans un travail de distribution à la marge de l’économie productiviste et de la forme salariale classique. Son argumentation vise à souligner la nécessité d’inverser la perspective et de souligner l’importance des transferts financiers, dès lors que la situation concrète des pauvres est considérée.

Ces réflexions portant sur des contextes sud-africains principalement ne sont pas sans écho avec les réalités sociales des pays du Nord, de la même manière que des instruments de lutte contre la pauvreté développés dans le Sud (comme le micro-crédit) ont fini par être réimportés dans nos pays anciennement industrialisés. Dans ce contexte, c’est bien la place de ces énoncés mettant en avant l’autonomie des populations les plus défavorisées dans des systèmes de protection sociale et dans des formes de légitimation des inégalités qu’il faut interroger. Apprendre à pêcher plutôt que donner du poisson était ainsi le mot d’ordre d’une fondation philanthropique luttant contre la pauvreté urbaine étudiée à Boston.

Cette manière de penser et de mettre en œuvre l’aide sociale a des enjeux idéologiques de délégitimation des aides sociales (aux Etats-Unis, elles se développent dans un contexte où celles-ci ont déjà été délégitimées, au moins depuis que Bill Clinton a entrepris, en 1996, d’en finir avec l’Etat-providence) et de sélection des publics : peuvent être aidés ceux qui sont à même de se mobiliser et de participer à des actions où ils doivent être bénévoles pour bénéficier d’un soutien, en termes de formation, mais aussi de nourriture, d’habillement et de prestations comme la garde des enfants, si cruciale dans un contexte où la pauvreté s’abat de manière disproportionnée sur les familles monoparentales de couleur. Surtout, en soulignant que riches et pauvres doivent collaborer pour que les premiers, qui ont réussi grâce à leur talent et leur effort (présupposé jamais questionné ou presque dans la terre des opportunités), apprennent à pêcher aux seconds, c’est un ordre social inégalitaire qui se voit ratifié et les mécanismes d’exclusion sociale, économique, mais aussi territoriale et ethno-raciale qui en sont à la source rendus invisibles.

Autant de réflexions qui peuvent contribuer à éclairer le contexte, sinon les effets, des propos du porte-parole du Gouvernement. En effet, au gré des annonces, disparates, mais néanmoins convergentes sur la réduction du nombre de contrats aidés, des APL, et demain, peut-être des aides sociales, une stratégie faisant de l’emploi et de la participation au marché du travail, épaulée par un renforcement de l’équité dans la distribution de la formation professionnelle, se fait jour. Cette vision néglige le caractère indispensable des transferts monétaires, surtout quand plus de 2,5 millions de personnes vivent du seul Revenu de Solidarité Active, dont les associations n’ont jamais cessé de souligner le trop faible montant. Elle est surtout aveugle aux conditions de possibilité de sa propre réussite : les expériences passées en Grande-Bretagne ou dans d’autres pays conduisent à mettre en avant la complémentarité de stratégies de lutte contre la pauvreté qui articulent (au lieu d’opposer) transferts et accompagnement. Sans le second pilier, la société renonce à ses responsabilités de ne pas salarier la misère ; mais sans le premier, elle expose les plus fragiles à une injonction contradictoire (soyez mobiles, mais sans les moyens de l’être) qui ne peut qu’exacerber leurs difficultés, au lieu de contribuer à les résoudre.


Nicolas Duvoux

Sociologue, Professeur de sociologie à l’Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis, chercheur au CRESPPA-LabToP