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Turquie : le pari de Meral Aksener pour battre Erdogan

Journaliste

C’est sans doute la rivale qu’Erdogan a craint le plus. Issue du parti d’extrême-droite MHP, Meral Aksener semble en passe – à en croire les derniers sondages – de perdre son premier pari : défier le président turc au second tour de l’élection présidentielle. Mais sa formation, le Bon parti, pourrait s’installer durablement dans la vie politique du pays.

Au coeur de l’hiver, un café d’Istanbul sous la pluie, tout au bord du Bosphore. En costume et bien mis, la barbe de trois jours finement taillée, le jeune trentenaire qui nous fait face ne tient à pas ce que l’on communique son identité. « C’est trop tôt, je perdrais mon travail ». Conseiller pour Meral Aksenar, il a choisi le « Bon parti » pour s’engager en politique. « Le temps est venu d’ouvrir un espace politique qui rassemble les plus de personnes possible en Turquie, juge-t-il. Et pour les gens comme moi, qui s’identifient comme conservateurs, il n’y a pas vraiment d’autre choix possible. »

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Quels éléments peuvent convaincre un jeune turc de s’engager derrière un femme sexagénaire, issue de l’extrême-droite nationaliste, dans l’espoir de ravir le pouvoir à un homme qui le détient depuis 2003 ? « J’ai longtemps cru qu’Erdogan occupait la place du centre-droit en Turquie, celle qu’il faut tenir si vous voulez gouverner, car c’est un pays conservateur, attaché aux traditions. La crise politique actuelle montre que ce n’est plus tout à fait le cas. De plus, le parti CHP – Parti républicain du peuple, kémaliste –, avec son bagage idéologique, rappelle davantage le passé et ne peut pas réunir une majorité au sein des Turcs. Il faut donc une nouvelle personne. Cette personne, c’est Meral Aksenar. » Pour ce jeune conseiller, l’entrée en politique consiste avant tout à « investir » habilement sur la bonne personne, « comme quelqu’un qui investit en économie et qui réfléchit murement à son choix avant de placer son argent. Dans une crise comme celle que la Turquie traverse aujourd’hui, c’est le moment de trouver une opportunité. Meral Aksenar représente cette opportunité. »

L’émergence et le parcours de Meral Aksenar (62 ans) est un condensé de la vie politique turque, de ses dérives récentes (nombreuses) et des (rares) opportunités pour l’opposition – d’où qu’elle viennent – de croire en une victoire prochaine. Il y eu d’abord la montée en puissance au début des années 2010 du MHP, le Parti d’action nationaliste (extrême droite) dont elle faisait partie depuis la fin des années 1970. Sa place prépondérante dans la vie politique turque, avant son effondrement au cours des deux dernières années. L’alignement du président turc, Recep Tayyip Erdogan sur une partie de sa ligne politique nationaliste et radicale sur la question kurde. Et enfin, l’implosion du MHP, et l’émergence d’une figure politique inattendue, une femme, Meral Aksenar, ancienne ministre de l’intérieur en 1996-1997, lorsque l’État turc menait un guerre sans merci contre la guérilla kurde. Six ans avant l’arrivée au pouvoir de l’AKP d’Erdogan, Meral Aksenar occupait déjà une place centrale dans le dispositif de l’État turc. Peut-elle en retrouver une aujourd’hui ?

La stratégie d’Aksenar est toute simple, et assez proche, en somme, de celle adoptée par Macron pour se porter au pouvoir en France: occuper la place de leader du centre-droit, qu’Erdogan a lui-même investi en 2003 pour conquérir le pouvoir.

Lorsqu’elle fonde le « Bon parti » le 25 octobre 2017, Meral Aksenar a sans doute la sensation de se trouver au bon endroit, au bon moment : nationaliste, libérale sur le plan économique, pro-occidentale, elle cherche par tous les moyens a séduire un large spectre qui va des électeurs d’extrême-droite favorables à la ligne dure face aux Kurdes jusqu’aux militants du CHP, déçus de l’immobilisme du parti et de son incapacité à regagner un pouvoir qu’il a tenu tant de décennies, après la création de la République par Atatürk. La stratégie d’Aksenar est toute simple, et assez proche, en somme, de celle adoptée par Macron pour se porter au pouvoir en France: occuper la place de leader du centre-droit, qu’Erdogan a lui-même investi en 2003 pour conquérir le pouvoir.

Depuis cet hiver, la sexagénaire ne ménage pas ses efforts pour offrir une palette attractive des visages pour cet électorat très diversifié. Celui de la fermeté face au terrorisme ; de la dénonciation de l’État d’exception qu’est devenu la Turquie sous Erdogan, et du contexte politique tendu comme jamais, avec la répression tous azimuts des opposants politiques ; de la gabegie financière, aussi, du gouvernement AKP pour attraper au vol l’inquiétude des Turcs les plus modestes face à un « miracle » économique qui s’essouffle (inflation à deux chiffres qui mine une croissance certes encore supérieure à 7 % l’an passé mais gonflée par les grands travaux.) Privée d’antenne radio comme de télévision, Meral Aksenar multiplie les réunions publiques, tente de se tenir au plus près des Turcs. Le procédé fonctionne : les premiers sondages lui sont favorables. L’ancienne ministre progresse régulièrement dans l’opinion, et s’affirme au printemps comme la personnalité la plus en vue de Turquie après Erdogan, selon l’Institut de sondage indépendant turque Gezici. L’image de la femme moderne qu’elle tente d’incarner constitue alors la première menace pour Erdogan.

Pour « occuper l’espace tenu par l’AKP au centre-droit », Aksenar est prête à toutes les contorsions.

La décision du président Turc de convoquer des élections anticipées pour le 24 juin (au lieu du 3 novembre 2019) ressemble alors à une manière pour Erdogan de couper l’herbe sous le pied de sa rivale, qui n’a pas encore mis sur pied ni programme ni stratégie politique. Qu’importe, Aksenar campe, délibérément, sur son objectif : capter tout ou partie de cet électorat conservateur qui s’est aligné de manière indéfectible derrière l’AKP depuis son élection en 2003. « Le génie des gens qui ont formé l’AKP, juge le jeune conseiller de Meral Aksenar, a été de se dire à la fin des années 1990 : «bon, nous proclamons la nécessité d’une révolution islamique, et à cause de cela, personne ne vote pour nous. Cessons de le faire, et concentrons nous sur nos valeurs traditionnelles et sur l’économie. Cessons d’être révolutionnaires et occupons l’espace de centre droit, là où se trouvent les votes. Parlons la même langue que les électeurs et donnons leur ce qu’ils veulent. Et ça a très bien marché. C’est ce centre-droit que nous devons regagner. Tout simplement parce que nous devons nous adapter à l’électorat.»

Pour « occuper l’espace tenu par l’AKP au centre-droit », Aksenar est prête à toutes les contorsions. Elle a même tenté d’ouvrir un dialogue avec le HDP pro-kurde, tout en conservant un discours ultra-nationaliste. De même, elle cherche à capter l’important électorat féminin tout en envoyant plusieurs signaux à destination de l’électorat le plus conservateur. La stratégie d’Aksenar est en outre de faire le plein de voix au sein d’une partie de la société, jeune et mobilisée en particulier en 2013 lors des manifestations autour du parc Gezi, farouchement opposée à Erdogan mais éparpillée entre les différents partis d’opposition. Dans ce but, Aksenar a multiplié les signes d’ouverture vers l’Occident. L’ancienne ministre de l’intérieur répète à chaque meeting qu’elle est favorable au renforcement des liens avec une Union Européenne qui a pourtant longtemps dédaignée la Turquie, et dont Erdogan s’est éloigné au profit de la Russie et de l’Iran.

La contradiction difficilement résoluble pour Aksenar réside dans la difficulté de réunir autour d’elle un électorat de gauche, sensible à la question kurde, tout en conservant sa base nationaliste.

Depuis six mois, Meral Aksenar a tenté, en multipliant les rencontres et les meetings, de se placer au carrefour des catégories politiques les plus diverses. Peut-elle agréger une telle pluralité d’électeurs, à la faveur de la lassitude de la société turque vis-à-vis d’Erdogan ? Ces électorats n’ont-ils pas tendance, au contraire, à s’annuler les uns les autres ? Première femme à se présenter à une élection présidentielle en Turquie, Meral Aksenar n’a pas encore fait taire les voix les plus sceptiques sur sa stratégie. « Aksenar essaient de bâtir une image de femme moderne et ouverte, mais son programme demeure emprunt de mesures d’extrême-droite, analyse par exemple Ahmed Kuyas, de l’université Galatasaray. Le centre-droit, elle ne l’a pas encore atteint.» La contradiction difficilement résoluble pour Aksenar réside dans la difficulté de réunir autour d’elle un électorat de gauche, sensible à la question kurde, tout en conservant sa base nationaliste. L’échec fin avril des négociations entre les kémalistes de Muharrem Ince, aujourd’hui candidat du principal mouvement d’opposition (CHP), le Bon Parti et les islamistes du Parti de la félicité pour former un front anti-Erdogan, est le signe de cette incompatibilité électorale. Une constante depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP pèse ainsi sur la capacité de l’opposition à contester le règne d’Erdogan : les principaux partis politiques turcs préfèrent toujours l’abstention ou l’alignement derrière Erdogan au soutien direct à un mouvement pro-kurde comme le HDP.

Cette fois-ci encore, la dilution de l’opposition favorise le président turc, qui a pourtant déjà senti le souffle de l’échec l’an passé. Une lecture de ce scrutin semble d’ailleurs pousser Erdogan près de l’abîme. L’AKP a déjà perdu les grandes villes : Istanbul, Ankara ont voté « Non » au référendum du 16 avril 2017 pour le renforcement des pouvoirs présidentiels. Erdogan n’a jamais été autant contesté par sa base, et il n’obtiendra sans doute pas les 51 % nécessaires à sa réélection dès le premier tour. Peut-être sera-t-il réélu tout de même, une fois de plus. Mais face à la crise politique qui s’est exacerbée ces derniers mois, les partisans de Meral Aksenar, dont notre jeune conseiller, sont sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir: « si vous êtes une personnalité politique en Turquie aujourd’hui, juge ce dernier, il est temps de jouer vos atouts. Car Erdogan n’a jamais été aussi loin de sa base. Et l’opportunité de n’a jamais paru aussi grande de le renverser. »


Pierre Puchot

Journaliste, spécialiste du Moyen-Orient