Photographie

August Sander condense son siècle en portraits

Historien

Avec August Sander, Persécutés/persécuteurs, des Hommes du XXe siècle le Mémorial de la Shoah expose des séries de portraits donnant à voir les contemporains du photographe rhénan. Sa famille mais aussi « ceux qui sont marqués par la vie », un témoignage de ses positions politiques et philosophiques qui donne lieu à une retrospective saisissante.

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August Sander est un photographe rhénan dont la vie s’agence de 1876 à 1964. Enfant de mineur, il échappe au puit en devenant photographe à l’occasion de son service militaire. Le périple de son existence le ramène à Cologne où il s’établit en 1904 après avoir écumé Allemagne et Autriche. Revenu vivant et entier, mais visiblement marqué, de la Grande Guerre, il commence une série de portraits en 1920 ; une série de portraits qui condense le siècle.

C’est cette série de portraits que documente la belle exposition présentée par le Mémorial de la Shoah. En deux centaines de clichés, c’est un monde et une période que documente l’exposition, courte et nerveuse, que propose le Mémorial.

On y voit l’histoire d’une famille et de son destin sur une trentaine d’années ; on y découvre, au travers des portraits tirés par August Sander, une société toute entière, soigneusement documentée dont la classification n’est pas sans intérêt ; enfin, en quelques dizaines de photographies, Sander rend compte de la dimension militante et répressive de l’Allemagne gouvernée par les nationaux-socialistes.

La première série de portraits concerne donc le photographe et sa famille. L’homme est né en 1876 dans une famille de mineurs mais il apprend la photographie lors de son service militaire et après des séjours de formation en Prusse, en Saxe et en Autriche, il revient en Rhénanie s’installer à son compte, ouvrant une galerie de portraitiste professionnel à Cologne dès 1904. Les photos de la famille racontent une ascension sociale rapide, un mode de vie de classe moyenne à bourgeoise, une certaine aisance, peut-être un peu surjouée, la solennité des portraits affectant l’information qui en émane. La famille Sander compte quatre enfants, le couple est visiblement uni, famille représentative de l’incroyable accroissement démographique qu’a connu l’Allemagne wilhelminienne et qui s’investit dans les industries de la deuxième révolution industrielle, la photographie étant impensable sans les industries chimiques, d’Agfa à Kodak, dont les succursales allemandes sont fondées dans les années 20.

C’est sans doute son positionnement pacifiste et socialiste, minoritaire en Allemagne, qui explique l’attention que Sander accorde aux effets du temps qui passe, de la vie épuisante, du travail.

Le texte de l’exposition replace bien le photographe dans les problématiques de l’époque, en mentionnant le fait qu’il est revenu marqué de la Grande Guerre, pendant laquelle c’est sa femme Anna qui tient la galerie et le laboratoire, expérience parfaitement représentative de ce que furent les sociétés en guerre entre 1914 et 1918. Là où, cependant, l’itinéraire de vie d’August Sander semble s’individualiser, c’est dans un positionnement pacifiste et socialiste qui resta toujours minoritaire en Allemagne. C’est sans doute ce positionnement qui explique l’attention que Sander, dans sa composition des portraits, accorde aux effets du temps qui passe, de la vie épuisante, du travail, sur un grand nombre des visages qu’il a fixés.

Il est un personnage qui, au-delà de Sander lui même, se détache de cette série de portraits de famille. Il s’agit de son fils Erich, né à Linz en 1903. Dès le début de la guerre de 1914, Erich se découvre pacifiste. En 1922, il s’engage dans les jeunesses communistes et il semble alors que le père (resté social-démocrate) et le fils aient eu des discussions intenses à ce sujet. Celle ci n’ont cependant visiblement jamais affecté le lien filial et Erich a suivi les traces de son père en photographie. Les portraits de lui révèlent un jeune homme robuste au beau visage magnétique, filmé avec la précision qui caractérise la démarche du père. Erich Sander devient l’un des chefs des organisations communistes de Cologne et installe des activités clandestines dans l’atelier de son père qui, d’ailleurs, collabore avec le fils en ce qui concerne les activités graphiques du tirage de tracts. La Gestapo arrête cependant assez rapidement Erich Sander en novembre 1934, et il est condamné à une peine de dix années de réclusion.

L’itinéraire d’Erich Sander nous montre ici pour la première fois la dimension répressive du régime qui s’est constitué à partir du 30 janvier 1933 : Erich Sander est un prisonnier politique, mais il ne figure pas parmi les malheureux envoyés dans l’exceptionnel des camps de concentration. Il est incarcéré dans des prisons classiques et il en profite pour devenir photographe et continuer à militer. Il n’en reste pas moins qu’à quelques mois d’être libérable – il ne l’eut sans doute jamais été– il est atteint d’une appendicite qui le tue faute de soins pénitentiaires. Il s’agit sans doute là d’un des grands chagrins familiaux, et August Sander a érigé une sorte de mausolée à la mémoire de son fils dans son bureau.

C’est bien toute une société, condensée dans un destin familial, qui s’ouvre dans cette belle exposition. Mais en rester à cette première impression impliquerait de passer à côté de la majeure partie des clichés sans les voir, car Sander avait mis en place un travail à vocation documentaire qui nous dit quelque chose de la façon dont il se représentait cette société qui était la sienne ; qui révèle un projet au long terme d’inscription du monde tel qu’il est sur la pellicule.

Il divise son activité de portrait en sept portfolios, qui fonctionnent comme une sorte d’ethnographie en portraits déplaçant l’observateur de la campagne vers la ville.

La majeure partie de l’exposition est donc consacrée au grand projet que Sander, à partir des années 20, consacre au portrait. La démarche est très cohérente. Elle s’appuie visiblement sur une très grande rigueur technique – que l’historien est ici bien incapable de juger – et sur un travail (préalable ?) de catégorisation  des groupes. D’emblée, le titre du projet se veut documentaire et quasiment historien : il s’agit pour Sander de rassembler les visages du XXe siècle. Il divise son activité de portrait en sept portfolios, qui fonctionnent comme une sorte d’ethnographie en portraits déplaçant l’observateur de la campagne vers la ville.

Issu du monde ouvrier, Sander a laissé dominer les réflexions sociales et artistique sur tout autre considération : paysans, ouvriers, « catégories socio-professionnelles » artistes forment ainsi quatre des sept portfolios, et le visiteur est frappé par l’intensité des portraits. Ils sont très posés, très contrastés et le sérieux des visages, parfois un peu énigmatique, suggère, quand on contemple les portraits d’ouvriers et de paysans, l’âpreté de la vie dans l’Allemagne de Weimar. La mise très sombre de l’habillement laisse par ailleurs planer une atmosphère de deuil que l’historien sur-interprète peut-être. Quoi qu’il en soit, émane de l’exposition un véritable portrait d’une époque, d’une société, qui n’a pas grand-chose de ce que l’on a appelé les années folles.

L’instabilité chronique qu’a connu l’Allemagne n’est pas documentée précisément dans les portraits et dans l’exposition : Sander n’est pas un photographe de l’événement, mais de la société. Il n’en reste pas moins que Cologne et la Rhénanie ont été l’épicentre de la sortie de guerre allemande, en étant envahi par les troupes françaises et belges en 1923, et que les traces et les conséquences de la guerre y sont plus sensibles qu’ailleurs. De cela nous ne savons rien, certes, dans la photographie de Sander, mais l’observateur retire de ce bel ensemble l’impression que, ce que le temps imprime sur les visages des travailleurs apporte comme un écho de cette histoire tourmentée.

L’exposition reflète par ailleurs les grandes options politiques et philosophiques d’August Sander, avec une attention particulière portée à ceux qu’il dénommait « ceux qui sont marqués par la vie », naufragés des mondes urbains et industriels, malades mentaux, mendiants, infirmes.

August Sander a commencé à rendre son travail public dans les années 20 en publiant en 1927 un livre intitulé « Visages de notre temps » qui connu un certain succès, lui permettant d’inscrire la démarche artistique dans la durée. Le cœur de son activité de portraitiste est intervenu dans les années 20 et 30, même s’il continua à prendre des clichés jusqu’à sa mort, en 1954.

Il y a cependant une dimension mémorielle, quasi muséale, dans la construction de la démarche. Après la mort d’Erich, August Sander a décidé d’intégrer le travail de son fils à son projet et de construire une dernière catégorie consacrée aux prisonniers politiques. On suit alors non sans émotion une série de 10 clichés qui montre la vie en détention, qui documente la vie d’Erich et de ses camarades prisonniers, et révèle l’ordinaire d’une prison sous le Troisième Reich. Les gardiens de prison sont des fonctionnaires dont la bienveillance est évidemment douteuse, mais le fait est qu’on est très loin de l’arbitraire et de la violence institutionnalisée érigée en système dans les camps comme Dachau. Les historiens du quotidien nous avaient décrit de façon fine la banalité du « fascisme » dans les travaux et les jours de la société allemande. L’exposition en donne une illustration frappante qui n’occulte pas, cependant, la chape de plomb qui s’abattit sur l’Allemagne pendant douze années.

La part belle est donnée à une série de photographie de Juifs de Cologne, tirées pour la fabrication de documents d’identité tamponnés du J de Jude par les autorités nazies.

En effet, le cœur de la thématique choisie par les commissaires de l’exposition consiste à donner la part belle à une série de photographie de Juifs de Cologne prise par Sander lors des premières années du Troisième Reich. Elles ont été tirées pour la fabrication de documents d’identité, que les autorités nazies, par des étapes successives, commencèrent par interdire pour ensuite en produire de nouveaux, tamponnés du J de Jude. À la faveur de ces étapes, les Juifs furent inscrits dans un fichier spécial qui les recensait et se virent de facto interdire les voyages sans visa. Le piège se refermait ainsi un peu plus.

La communauté juive de Cologne est l’une des plus anciennes d’Europe, avec une présence attestée depuis le IVe siècle. Composée d’une part de Juifs assimilés et de l’autre, de migrants plus récents venus de Pologne et ne disposant pas de la nationalité allemande, Sander a essentiellement photographié la première catégorie de cette population. C’est ici le seul bémol qu’on adressera à l’exposition : le format de planche contact constitue un obstacle à la contemplation des clichés. Il n’en reste pas moins qu’on est saisi par ce monde englouti, les visages de ces gens qui devaient refaire leurs papiers d’identité pour tomber sous le coup d’une législation discriminatoire, mesquine, et dont l’explosion de violence les 9 et 10 novembre 1938 révélait déjà un caractère paroxystique.

Il est enfin une dernière série de clichés assemblée par Sander : une série de portraits de militants nazis. La précision des clichés rend l’effet de réel saisissant, rapprochant du spectateur ceux qui sont désormais des hommes du passé. L’exposition rassemble, c’est son titre, des persécuteurs et des persécutés. Les nationaux socialistes présentés sur ces photos sont loin d’être tous des persécuteurs. Mais ils sont en grande partie des militants, que l’effet de réel rapproche de nous. Et c’est peut-être en fin de compte ici que l’historien peut entendre une des leçons silencieusement donnée par le photographe : par-delà les uniformes et les costumes, les appartenances sociale et les identités, August Sander a fixé des êtres, sur la pellicule, opposant aux paroxysmes de ce siècle qu’il avait décidé de saisir la simple affirmation de l’humanité de tous.

 

August Sander, Persécutés/persécuteurs, des Hommes du XXe siècle du 8 mars au 15 novembre 2018 au Mémorial de la Shoah.


Christian Ingrao

Historien, Directeur de recherche au CNRS